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Des hurlements inconsolables aux nuits entrecoupées, les pleurs des bébés sont souvent redoutés par les nouveaux parents. Ils sont le paradigme des difficultés des premiers mois qui offrent à leur entourage, pour le meilleur et pour le pire, une réserve infinie de sujets de conversation: conseils éducatifs hétéroclites, témoignages de situations cataclysmiques, et injonctions en tout genre.
Au mois de mai 2016, une étude parue dans une des plus grandes revues de pédiatrie américaine, a tenté de réhabiliter les méthodes d’éducation au sommeil de type «5-10-15» qui prônent l’apprentissage progressif de l’autorégulation et impliquent de «laisser pleurer» le bébé cinq minutes, puis dix, puis quinze, etc. Ces méthodes, glorifiées à la fin du XXe siècle par les pédiatres et les parents en quête d’une méthode universelle pour que leur bébé fasse «ses» (ou plutôt «leurs») nuits sont aujourd’hui âprement fustigées par les courants éducatifs issus des neurosciences. Mais que sait-on vraiment de la fonction biologique et sociale de ces pleurs, et que peut-on en conclure quant à la façon de les gérer?
Pourquoi les bébés pleurent-ils?
Derrière cette simple question, se cache en réalité une petite énigme scientifique. Debra Zeifman, professeur de psychologie au Vassar College, s’est particulièrement attachée à comprendre la fonction de ces pleurs, tant du point de vue biologique, que développemental ou psychologique.
En 2013, elle a publié un ouvrage intitulé Why only human weep [Pourquoi seuls les humains pleurent] dans lequel elle fait le point sur la question. Si les pleurs sont un comportement commun à de nombreux bébés primates, ceux des humains présentent des spécificités encore inexpliquées: ils ne s’apaisent pas forcément lorsque l’enfant est replacé au contact de son pourvoyeur de soin, ou lorsqu’on a fait disparaître l’élément qui les a déclenchés.
Leur schéma développemental est également indépendant des cultures et des comportements parentaux: généralement peu fréquents durant les premiers jours de l’enfant, ils augmentent progressivement pour atteindre un maximum vers six semaines, puis diminuent ensuite vers quatre mois pour rester stables jusqu’à la fin de la première année.
Les causes de ces pleurs évoluent parallèlement: d’abord majoritairement internes et de l’ordre du réflexe, elles acquièrent vers deux mois une dimension sociale. Ceci est lié à la maturation cérébrale des humains: à la très grande instabilité des émotions dans les toutes premières semaines de vie ainsi qu’à l’importance de l’avènement des sourires «réponses» vers deux mois, premières manifestations des interactions sociales qui remplacent les simples réflexes d’imitation présents dès la naissance.
Bonne santé
Selon Debra Zeifman, la préoccupation des adultes pour les pleurs de nourrissons remonte à l’Antiquité et nombreuses sont les explications plus ou moins farfelues qui ont pu être formulées: l’âme des bébés serait triste, la vie ex-utero leur serait inconfortable, ils auraient retenu leur souffle trop longtemps in utero, ou encore, ils verseraient des larmes car leur cerveau serait trop humide par rapport au reste du corps.
La première préoccupation des parents, après celle de vérifier que leur enfant est en bonne santé, est souvent de trouver un moyen de faire cesser les pleurs
Aujourd’hui, il semble établi que les pleurs de bébés ont des causes multiples. Ils seraient d’abord un signal d’alerte naturel destiné à prévenir le danger de laisser un nourrisson seul exposé aux prédateurs, mais aussi un puissant ingrédient de l’attachement parent-enfant générant des signaux acoustiques difficile à ignorer, qui captent l’attention et la détournent des enfants plus grands.
Parallèlement, les pleurs stimulent l’allaitement en provoquant la montée laiteuse chez la mère, ce qui a conduit certains scientifiques à interroger leur rôle dans l’espacement des naissances et donc, dans l’optimisation de la survie de l’enfant déjà né. Mais ce n’est pas tout, il semble aussi que la vitalité des pleurs des nouveaux-nés soit aussi un indicateur de bonne santé, crucial pour les primates que nous sommes, le signe que l’enfant est suffisamment viable pour que sa mère s’investisse dans des soins parentaux coûteux en temps et en énergie.
La puériculture et ses retournements de veste
Quelles ques soient les raisons biologiques des pleurs de bébés, la première préoccupation des parents, après celle de vérifier que leur enfant est en bonne santé, est souvent de trouver un moyen de les faire cesser, et on les comprend sans peine. Les préconisations en matière de puériculture ont donc généralement tenté de prendre en charge cette attente, tout en la conciliant avec les représentations du moment de la fonction des pleurs de bébé.
Pour les tenants de la théorie de l’attachement, initiée au milieu du XXe siècle par le psychologue John Bowlby, les pleurs sont une sorte de cordon ombilical acoustique entre l’enfant et son pourvoyeur de soin. La clé du silence est donc à chercher du côté de l’amélioration de l’adéquation de la réponse aux besoins de l’enfant. Ceci est par ailleurs cohérent avec les observations qui ont été faites au sein de certains peuples qui réagissent très vite aux besoins de leurs bébés. Chez les Kung de Namibie, qui répondent à 90% des sollicitations des bébés (contre 50% à 60% dans les pays occidentaux), la fréquence des pleurs des bébés est semblable à celle observée dans les pays occidentaux, mais l’intensité et la gravité bien moindre.
En 1985, Richard Ferber, fondateur du Centre pédiatrique des troubles du sommeil de Boston, publie un livre qui sera traduit en France en 1990 dans lequel il propose une «méthode» d’éducation au sommeil, utilisable à partir de six mois, dont le but est d’aider l’enfant à se passer progressivement du réconfort de la présence parentale pour s’endormir. Cette méthode consiste à venir consoler l’enfant à des intervalles de temps de plus en plus long (protocole à qui elle doit son nom de méthode 5-10-15). En France, c’est le docteur Marie Thirion qui a particulièrement plaidé pour la nécessité de permettre à l’enfant de construire sa «sécurité intrinsèque» au moment de se coucher, et qui a donc à la fois fustigé les rituels et doudous en tout genre (relevant de la sécurité extrinsèque) et proposé une méthode d’éducation au sommeil très proche de la méthode Ferber.
Équilibre mental
À la fin des années 1990, la psychologue suisse Aletha Solter a publié plusieurs ouvrages dans lesquels elle explique que les pleurs seraient en réalité un moyen pour les bébés de restaurer leur équilibre mental. À ce titre, ils seraient bénéfiques et ne devraient pas être entravés dès lors que le parent les «accompagne» par sa présence physique.
Plus récemment encore, les neurosciences ont permis un renouvellement du regard éducatif sur la question. Pour la pédiatre Catherine Guéguen, représentante de ce courant, les parents qui laissent leur enfant pleurer, par conviction éducative ou en raison de leur épuisement, nuiraient gravement à son développement cérébral: ils conditionneraient l’enfant à ne pas exprimer ses émotions, à se déconnecter de ce qu’il ressent et à grandir dans la certitude qu’il est livré à lui-même.
Pour autant, au vu de la diversité des façons de gérer le sommeil des bébés de par le monde, il semble que le comportement optimal universel n’existe pas plus qu’une méthode pour permettre aux parents de dormir à coup sûr sur leurs deux oreilles. Debra Zeifman rapporte plusieurs exemples de cultures dans lesquelles les pleurs des enfants sont ignorés ou considérés comme des entraînements bénéfiques (tels que chez les Kogi en Colombie, ou encore dans de nombreuses familles taïwannaises ou japonaises) et chez qui aucune pathologie particulière ni retard de développement n’ont pu être observés.
Il s'agit bien aujourd'hui d’accompagner les parents dans la construction de la solution qui sera la plus adaptée à leur famille, leurs valeurs, leur enfant
Dès lors, ce qui pourrait être en jeu serait moins la bonne santé physique et psychologique des enfants que la construction d’un rapport spécifique au monde et à ses semblables, conforme aux normes sociales du groupe dans lequel on naît, dans lequel l’expression de son vécu et de son empathie est considérée tour à tour comme une vertu ou un défaut.
Préserver son enfant, et se préserver soi-même
Quoi qu’il en soit, toutes ces injonctions éducatives paradoxales ne sont pas sans impact sur les parents, toujours en quête du meilleur pour leur enfant, qui ne savent plus à quel saint se vouer. Entre les désespérés qui, après avoir tout tenté, se sont essayés à la méthode Ferber, et qui ont silencieusement pleuré derrière la porte close en entendant leur tout-petit s’époumoner; et les épuisés, qui, à deux doigts de hurler sur la chair de leur chair, ont préféré poser la petite boule hurlante dans son lit et se réfugier aux toilettes tout en songeant avec culpabilité au traumatisme qu’ils étaient en train de lui infliger, il est bien difficile de savoir comment faire pour survivre et surtout, comment faire pour s’endormir (quand cela nous est enfin possible) avec la certitude qu’on a été un parent acceptable.
Car il faut reconnaître que les donneurs de leçons en tout genre n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Après les années de tyrannie psychanalytique où le nouveau-né devait être tenu à l’écart du lit parental (pour permettre l’intériorisation de l’interdit de l’inceste), où il était nécessaire de le laisser pleurer (afin que le principe de réalité remplace le principe de plaisir et que sa toute-puissance originelle prenne fin), c’est une autre forme de discours péremptoire qui est en train de voir le jour.
On peut ainsi lire dans un récent article à succès que:
«Les bébés que leurs parents laissent pleurer “apprennent très tôt à déclencher un programme d’urgence dans leur cerveau, très similaire au réflexe de thanatose observé chez les animaux dont la vie est menacée, et qui consiste à simuler la mort”.»
L'importance de relativiser
Un propos violent et culpabilisant pour les parents, mais aussi basé sur une extrapolation incertaine: à l’heure actuelle, si les effets délétères des négligences graves et maltraitances sont incontestables, il reste à établir dans quelle mesure ces effets pourraient également être présents de façon très atténuée lors d’épisodes banaux de la vie quotidienne, fréquents dans nos sociétés au sein desquelles les jeunes parents reçoivent peu de soutien, où les besoins des bébés n’ont pu être immédiatement satisfaits.
Fin mai 2016, une étude s’est donc intéressée à l’efficacité et à la nocivité potentielles des techniques d’éducation au sommeil: 43 enfants d’environ 10 mois ont été étudiés pendant trois mois. Un sous-groupe de parent avait pour consigne de laisser son enfant pleurer selon un protocole de type «5-10-15», un deuxième sous-groupe devait coucher son enfant à l’heure où celui-ci avait l’habitude trouver le sommeil, quitte à retarder l’horaire prévue initialement, et un troisième sous-groupe ne devait rien changer à sa façon de faire. Aucune variation dans les taux d’hormone de stress n’a été détectée dans les différents sous-groupes, pas plus que des problèmes d’attachement un an après la fin de l’étude. Par ailleurs, l’efficacité d’une méthode par rapport à une autre n’a pas non plus particulièrement été prouvée.
Ainsi, même si la petitesse de l’échantillon nécessite des confirmations ultérieures, cette étude est une étape de plus vers la reconnaissance de la nécessité absolue, non de prôner de manière péremptoire et paternaliste des méthodes universelles dépourvues de sens, mais bien d’accompagner les parents dans la construction de la solution qui sera la plus adaptée à leur famille, leurs valeurs, leur enfant, dans laquelle ils respecteront leurs propres besoins autant qu’ils seront en mesure de mieux être à l’écoute de ceux de leur enfant.