Culture

«La Porte du paradis», ce chef-d’œuvre qui a su organiser le bordel du réel

Et dire que j’ai failli passer à côté de ce sublime film de Michael Cimino à cause de son histoire.

Isabelle Huppert et Kris Kristofferson dans une scène de «La Porte du paradis» | Carlotta Films
Isabelle Huppert et Kris Kristofferson dans une scène de «La Porte du paradis» | Carlotta Films

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En règle générale, on voit un film dont on connaît parfois quelques éléments, parfois rien du tout, et, ensuite, on se renseigne dessus. On va jeter un œil sur la fiche Wikipédia, on lit les secrets de tournage d’Allociné. J’ai vécu l’expérience inverse avec La Porte du paradis. Je savais à peu près tout du film sans le voir. Pour être honnête, j’en savais tellement que je n’avais pas besoin de le voir. Je pouvais même dire que je l’avais vu, ça ne changeait rien. Je pouvais parler de ce film alors que je n’avais aucune idée de ce qu’il racontait. (Ne me jugez pas, on a tous menti sur un livre ou un film.)

La Porte du paradis se prête particulièrement bien à cet exercice de mythomanie culturelle dans la mesure où ce film a marqué l’histoire du cinéma au sens de mode de fonctionnement de Hollywood. C’est la thèse développée notamment dans Le Nouvel Hollywood de Peter Biskind. Attention, alerte résumé grossier bourré de raccourcis.

Hollywood était depuis sa naissance dominé par la puissance des studios. Au point que dès 1919 Chaplin, Fairbanks, Pickford et Griffith créent leur studio pour se libérer de cette main-mise et obtenir davantage de liberté artistique. C’est la naissance de United Artist. «Artist», comme dans art, parce que, pour eux, le cinéma n’était pas seulement un divertissement commercial mais une forme d’art dans laquelle le réalisateur doit avoir le dernier mot puisqu’il a la vision générale du film. Mais, au milieu des années 1960, les studios continuent de dominer. Le producteur choisit le film qu’il veut faire, choisit le(s) scénariste(s), le réalisateur, les stars. Il est le seul à suivre le développement du film de A à Z. C’est difficile à imaginer tant on a en France le culte du réalisateur.

Sauf que, à Hollywood, les producteurs étaient les mêmes depuis plus d’un demi-siècle et, dans les années 1970, ils se sont retrouvés coupés des envies du public des baby-boomers. Les chiffres de fréquentation des salles s’effondraient. Le business allait mal. Au même moment, apparaissait une génération de réalisateurs qui, sous l’influence de la Nouvelle Vague, se voyaient comme des artistes qui devaient donc avoir le contrôle total de leur œuvre. Des réalisateurs qui voulaient montrer la société américaine telle qu’elle était, qui centraient leurs scénarios sur des personnages plutôt que des histoires, avec des narrations compliquées, des prises de vue subjectives. Et, miracle, commercialement, ça a marché (Bonnie and Clyde, Easy Rider, etc). Ça devient alors la grande lubie des studios: ils veulent tous avoir leur nouveau réalisateur. Pendant une décennie, Hollywood a changé ses règles.

Jusqu’à La Porte du paradis, en 1980.

Contrôle total

Cimino avait écrit ce scénario avant même d’être réalisateur. Dès 1971, il le propose à des studios, qui refusent tous. Il finit par signer huit ans plus tard avec la United Artist à la suite du succès de son film Voyage au bout de l’enfer. (Un des premiers films hollywoodiens à parler de la guerre du Vietnam.)

Pour la United Artist, il ne s’agit pas d’un gros film. Les premiers budgets prévisionnels tournent autour des 7 millions de dollars. Ça en fait a priori un film de taille moyenne que les producteurs espèrent caser dans la catégorie Aventure/Action puisqu’il y a une bataille et des chevaux. Mais, dès le départ, Cimino va se comporter en dictateur. Il a décidé qu’il ferait jouer le rôle féminin par Isabelle Huppert alors que Bach, le producteur, trouve qu’elle a une tête de patate et un accent insupportable. Bach va céder là-dessus et sur beaucoup d’autres points parce que, dans son esprit, la star du film, ce ne sont pas les acteurs, c’est le réalisateur. Une vision qui convient assez bien à Cimino, d’autant que, juste avant que ne débute le tournage de La Porte, Voyage au bout de l’enfer cartonne. Cimino reçoit cinq oscars, dont meilleur film et meilleur réalisateur. Ce succès justifie qu’il ait un contrôle total sur son film en profitant à plein de la politique des auteurs de l’époque.

Le contrat signé par Cimino et la UA est dingue: budget de 11,6 millions (pas dingue en soi) mais surtout une clause stipulant que Cimino a le droit de dépasser le budget initial sans subir de pénalités financières. Un peu comme si on vous accordait un découvert illimité sans agios à payer. Le film doit être livré pour Noël 1979, ou pas. Toute la publicité du film devra être validée par Cimino. Et, enfin, le film devra durer au minimum 2h30.

Tournage catastrophique

Pour expliquer la catastrophe, citons un détail parmi d’autres: Cimino a un souci du détail obsessionnel. Il ne supporte pas les «trucs» de cinéma pour faire vrai. Hors de question donc d’utiliser du faux sang. Il oblige les acteurs à se barbouiller de sang animal. Il est également capable d’attendre toute une journée avant de tourner tant que la lumière n’est pas parfaite. (En même temps, il a un découvert illimité, donc il aurait tort de s’en priver.)

Le film chiant-raté-interminable-qui-a-tué-le-Nouvel-Hollywood est l’un des plus beaux que j’ai vus. Aucune image n’est laissée au hasard. C’est formellement parfait

 

Au bout de douze jours de tournage, le planning accuse déjà dix jours de retard. Cimino tourne environ une minute trente du film par jour. Une scène qui sera refaite cinquante-deux fois ne sera dans la version finale qu’un plan d’une seconde. Résultat: quand le tournage s’achève enfin, Cimino a 220 heures de film. Le jour où il montre une première version du film à la United Artist, elle dure… cinq heures et vingt-cinq minutes. Cimino réussit à couper jusqu’à arriver à une version de trois heures quarante, qui est présentée à la presse.

Malheureusement, la presse a pris en grippe Cimino. Ses déclarations au moment du succès de Voyage au bout de l’enfer avaient prodigieusement agacé les critiques et, depuis, ils attendaient un peu de pouvoir se le payer. En plus, un journaliste s’était fait embaucher comme figurant sur le tournage et avait raconté les coulisses catastrophiques du film dans les journaux.

Au moment de sa sortie, La Porte du paradis sera le plus gros flop de l’histoire du cinéma.

Bouche-bée

Un mercredi après-midi, je vaque chez moi quand la chaîne de télé spécialisée cinéma que j’ai laissé allumée lance La Porte du paradis. Quand je me pose cinq minutes sur le canapé pour mater le générique, il n’est évidemment pas envisageable que je me tape trois heures quarante de film.

Je crois que, dès le premier plan, je suis restée bouche bée. Le film chiant-raté-interminable-qui-a-tué-le-Nouvel-Hollywood est l’un des plus beaux que j’ai vus. Imaginez qu’on donne à un réalisateur une liberté totale, un budget illimité, qu’on le laisse attendre pendant des heures que la lumière du jour soit exactement celle dont il rêve pour un plan précis et vous obtenez une œuvre d’art. Aucune image n’est laissée au hasard. C’est formellement parfait. Si l’art se définit par sa capacité à organiser le bordel du réel, La Porte du paradis est un chef-d’œuvre.

Carlotta Films

Et j’ai failli passer à côté à cause de son histoire. Dans le livre de Peter Biskind, Scorsese dit: «La Porte du paradis nous a tous coulés. À ce moment-là, j’ai compris que quelque chose était mort.» Et Coppola: «Après La Porte du paradis, il y a eu un coup d’État initié par Paramount. Ils ont décidé d’en finir avec la toute-puissance des réalisateurs et de reprendre le contrôle des opérations.» Le désastre économique de La Porte du paradis prouvait qu’on ne pouvait pas laisser les rênes à un artiste. Les studios reprennent alors le pouvoir et ce sera le règne des blockbusters des années 1980, des films qu’on doit pouvoir pitcher en dix secondes. On les calibre en fonction du public. (C’est aussi lié à une évolution du système de distribution, qui fait enfler les risques financiers.) En parallèle, il y a les succès de Lucas et Spielberg. La Guerre des Étoiles rapportent des kilo-tonnes de billets.

Mais il serait idiot d’opposer simplement les gentils artistes purs et les vilains financiers. Ce qui est en question, c’est la nature même du cinéma, qui porte en lui une contradiction ontologique: il s’agit d’un produit culturel fabriqué par une entreprise. À partir du moment où un film coûte plusieurs millions de dollars, il en va de la survie économique de boîtes entières. L’art de Cimino, non cadré par des producteurs, dont le rôle est précisément de s’occuper des sous, a fait couler financièrement United Artist, qui a été vendue à la MGM. Le rôle du patron d’une entreprise, ce n’est pas de la mener à la faillite, même pour la beauté de l’art. Même pour un film aussi sublime que La Porte du paradis.

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