Monde

Réfléchir avec Rocard, que du bonheur

En 2008, je l'ai aidé à accoucher d'un livre sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, et j'ai découvert un intellectuel à la pensée fulgurante, mais qui connaissait la valeur du doute.

Michel Rocard, en septembre 2007. PIERRE ANDRIEU / AFP.
Michel Rocard, en septembre 2007. PIERRE ANDRIEU / AFP.

Temps de lecture: 4 minutes

«Vous arriverez à me relire? Parce que vous m’avez fait souffrir, vous savez, j’ai tant de mal à écrire…», m’apostrophe-t-il, la clope au bec et un café sous le coude, en me tendant le pensum que nous étions convenus qu’il rédige.

C’était en 2008. Pendant quelques mois, je me suis rendue une à deux fois par semaine dans son bureau du boulevard Saint-Germain. Michel Rocard est encore député européen, siège qu’il quittera au début de l’année suivante. Sur proposition de l’éditrice Isabelle Seguin, il a accepté d’expliquer dans un petit livre pourquoi il prône le Oui à la Turquie dans l’Union européenne. Il dicte, j’enregistre, retranscris puis nous retravaillons ensemble sur le texte.

C’est la dernière ligne droite. Ces quelques feuillets manuscrits qui l’ont tant fait «souffrir» sont destinés à servir de conclusion. L’usage d’un ordinateur est totalement étranger à Michel Rocard. Son écriture dense, serrée, forme comme une pyramide inversée. Les lignes se suivent, de plus en plus courtes. «A Sciences Po déjà, il écrivait comme cela, en diagonale», me racontera plus tard l’un de ses camarades de la même promotion.

«Avec l'entrée de la Grande-Bretagne, c'en était fini du projet d'une Europe politique»

C’est sa vision de l’Union européenne que Rocard veut exposer. Et aujourd’hui, en ce temps de Brexit, elle résonne étrangement.

«J’ai mis 30 ans à comprendre, dit-il, qu’avec l’entrée de la Grande-Bretagne, c’en était fini du projet d’une Europe politique et fédérale à la Jean Monnet, d’autant qu’à l’Est, les nouveaux venus n’ont aucune envie d’être impliqués dans des affaires de plus grande dimension auxquelles ces petits pays ne peuvent rien.»

L’Union européenne, poursuit-il, est devenue un ensemble de pays qui gèrent leurs relations mutuelles sur la base de quelques règles (en matière de droits de l’homme, démocratie, économie et finances). «Et ce n’est pas rien! (l’une de ses antiennes préférées), mais ça n’a plus rien à voir avec l’Europe politique.»

On peut donc, dit-il, intégrer la Turquie et ses 71 millions d’habitants, ce qui, ajouté à nos 550 millions d’Européens, permettra de «faire masse» face à la Chine et aux Etats-Unis. Tout en donnant un signal fort alors que «chrétiens et musulmans vivent actuellement une période d’incompréhension grave».

Sinon, continuait Rocard, nous risquons que la Turquie se tourne vers le Caucase et le Proche-Orient. «Elle pourrait subir une contre-offensive terroriste qui toucherait beaucoup plus l’Europe», avec l’arrivée en masse de réfugiés. «[…] Et une dégradation de la cohésion commencerait, à risques extrêmes, pour cette union fragile.»

Un discours alors inaudible

Rappel: nous sommes en 2008, il a écrit cela il y a huit ans.

Mais ce discours est inaudible car, non sans succès, Sarkozy fait alors de l’épouvantail turc le pivot de son discours de politique intérieure et européenne. Pourtant signé par un ex-Premier ministre, le livre se vend à 6.000 exemplaires environ et la presse n’en rend quasiment pas compte.

En Turquie, où nous nous rendons pour la sortie du livre, Rocard, en revanche, est plutôt bien accueilli. Son petit livre à la couverture rouge fait grincer quelques dents, en particulier lorsqu’il évoque deux des «questions qui fâchent». L’«abcès kurde», d’abord, pour lequel, dit-il, le «seul traitement efficace ne peut être qu’économique et politique, c’est-à-dire contractuel et négocié […] éventuellement dans le contexte plus large du processus d’adhésion à l’Union européenne […] puisque l’armée turque est dans l’impossibilité de le concevoir».

Seconde «question qui fâche»: le «tabou arménien». La communauté arménienne française était en froid avec Rocard car ce dernier refusait de faire de la reconnaissance du génocide un préalable à la poursuite des négociations. Il jugeait même certains militants arméniens excessifs et leur avait dit sans prendre de gants. Mais il ne réfutait pas le terme de «génocide» –à la différence de plusieurs de ses proches, historiens ou journalistes. Et le déni dont celui-ci faisait l’objet lui rappelait les difficultés de la République française à reconnaitre ce qu’avait été Vichy. «S’il fallut si longtemps et Jacques Chirac pour en sortir, c’est bien que le corps social tout entier était solidaire de ce déni, qui n’était pas qu’une affaire de puissance publique.» C’est la même chose en Turquie pour le tabou arménien, pensait-il.

Mais lorsqu’il se rend dans ce pays que sa «femme apprécie beaucoup», ce qui passionne la presse locale, c’est le rôle qu’il a joué dans la guerre d’Algérie, sa dénonciation des camps de regroupement et de la torture. Elle voit une continuité entre son engagement algérien des années 1950-1960 et son soutien à la candidature turque de 2004. Aux yeux des Turcs, cette cohérence politique renforce la légitimité du Français à venir leur dire des choses peu amènes.

Il pensait plus vite qu'il ne parlait

De temps à autre, autour d’un verre («Comment ne peut-on pas aimer le vin?», s’étonnait-il lorsqu’un convive refusait d’être servi), notre discussion prenait des chemins de traverse –lui ne comprenait pas, par exemple, que je m’obstine à continuer à vouloir faire du journalisme– ou dérivait sur des sujets plus légers.

Quel est votre idéal féminin?, lui ai-je un jour demandé. Audrey Hepburn, c’est pas mal, m’a-t-il répondu. De même, mon compagnon m’avait-il fait remarquer que Rocard semblait commencer une nouvelle vie amoureuse à chacun des grands tournants politiques de sa vie. Un jour, j’osais la question.

«Oui, vous avez raison, mais je ne suis quand même pas passé devant Monsieur le Maire à chaque fois!», s’était-il exclamé… Le mariage n’était pas un sacrement pour ce protestant qui mettait le libre arbitre et la responsabilité individuelle au-dessus de tout. Quoique non pratiquant, sa religion lui avait enseigné qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à Dieu. Sauf que «Dieu» eut un moment pour lui le visage de Mitterrand...

Rocard pensait plus vite qu’il ne parlait. Il fallait suivre. «Je ne comprends rien», lui avais-je dit deux ou trois fois en rigolant, forte de la confiance qu’il m’avait donnée. Son esprit avait toujours plusieurs longueurs d’avance sur son discours. Ce qui lui valut quelques télescopages mémorables.

Ce samedi soir de l’annonce de sa mort, je retrouve les feuillets à pattes de chat sur pyramide d’encre noire... Et le souvenir me revient d’une moue qui m’avait échappé en l’écoutant. Il s’était alors arrêté tout net, le regard inquiet: «J’ai dit une bêtise?» L’intellectuel connaissait la valeur du doute que le politique ignore souvent.

Penser et réfléchir avec Rocard, dans les volutes de fumée de son bureau, c’était du bonheur brut, du bonheur en barre.

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