France

Michel Rocard a aussi été le chef des fous

Avant le rival puis le Premier ministre de François Mitterrand, il y a eu le sage énarque à la tête du PSU, symbole du bouillonnement de la société française et de la reconstruction des gauches éparpillées.

Michel Rocard après son élection en tant que député des Yvelines, en octobre 1969. STAFF / AFP.
Michel Rocard après son élection en tant que député des Yvelines, en octobre 1969. STAFF / AFP.

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La seule image que j’ai voulu revoir quand sa mort m’a saisi aura bientôt un demi-siècle, quand Michel Rocard était ce trentenaire en costume gris et la cravate de travers sur nos écrans en noir et blanc, candidat à l’élection présidentielle de 1969 (3,61% des voix), frais et mignon et sérieux comme le joli pape d’un socialisme à venir, et qui en parlait avec des mots à t’égayer le coeur, aujourd’hui encore.

«J’ai tenté de sortir le socialisme des ornières où il se traînait par des traditions qu’on n’avait pas assez revigorées, comme du rêve qu’il est pour trop d’hommes, d’un rêve lointain et inaccessible.» 

Il parlait ainsi à la télévision du régime, dans cette élection impossible où le gaulliste de droite Pompidou l’emporterait contre le centriste Poher, quand le ci-devant stalinien Jacques Duclos apprivoisait les foules de son accent rocailleux d’apprenti-pâtissier tourné kominternien, quand la gauche démocratique était sortie du paysage, mais l’avenir était à lui. Il était, Michel Rocard, dans un phrasé mécanique et pourtant humain, refusant le lyrisme comme on récuse le péché, présentant son socialisme comme l’évidence d’une France enfermée en elle-même. Il était tellement sage, mais sa sagesse était l’oxygène des éperdus.

Bouillonnement et reconstruction

Ca s’appelait le PSU. Parti socialiste unifié. Michel Rocard en était le chef. C’était le lieu de tous les possibles et aussi la nef des fous, dans le bouillonnement de la société française et la reconstruction des gauches éparpillées. Coexistaient dans cette aventure des trotskistes de tout poil, des maoïstes et des chrétiens, des émerveillés de l’auto-organisation des masses, des sociaux-démocrates inguérissables du sérieux des origines, des communistes en résilience, de la jeunesse camarade, aussi, des écologistes comme on dirait ensuite, de la jeunesse!

Un an plus tôt, dans la somptueuse chienlit soixante-huitarde, le PSU avait été le seul parti à comprendre l’éruption. Au stade Charléty, dans un sage meeting de fin du monde, Rocard avait accompagné Pierre Mendès France, figure tutélaire du PSU, venu constater la défaite du gaullisme qu’il avait prophétisée. Mendès n’était pas forcément à l’aise dans la gauchisation du paysage et ne tarderait pas à quitter le PSU. Rocard, lui, chevauchait la bête. Il en tirait de la vie.

Des affiches de Rocard pendant la présidentielle 1969. AFP.

Le PSU était né d’une tragédie politique. Pétri de bonnes intentions galvaudées, le socialisme officiel de Guy Mollet, leader de la SFIO, avait mené la guerre en Algérie puis accompagné le retour de De Gaulle au pouvoir en 1958, sous la menace du putsch des militaires d’Alger. Un autre Parti socialiste, le PSA, était né de la trahison de la SFIO. Rocard, leader des étudiants socialistes, était de la scission. Le PSA était devenu PSU en s’élargissant aux fous et aux prophètes. C’était un impossible permanent, les tensions des courants et des chapelles, des palabres et des motions dans les vapeurs du tabac brun, mais la vie naissait de l’impossible, quand la France étouffait sous le Général et ses héritiers.

Rocard est devenu le patron du Parti en 1967. Il est le chef des fous. Il ne leur ressemble pas, lui le technocrate, l’énarque, ce haut fonctionnaire qui travaille pour l’Etat le jour mais ensuite, sous un pseudo magnifique, Servet, hommage rendu à un hérétique protestant supplicié par Calvin, invente des textes et des possibles. Rocard est à la tête du parti du Larzac, cette commune populaire de l’Aveyron où bergers et chevelus s’opposent à l’extension d’un camp militaire, il dirige le mouvement de l’autogestion, mais il croit au pouvoir et à la politique, à l’action et à l’Etat, si l’Etat n’opprime pas mais émancipe, décentralise et régionalise…

Quand il fait campagne en 1969, il ne pourfend pas le capitalisme en récitant un catéchisme bolchevique, comme le cousin Krivine! Son socialisme n’est que construction, qui va libérer le pays du «système arbitraire» et autoriser les énergies. Il évoque les chercheurs, les cadres, les scientifiques, en mal d’un «avenir raisonnable et rayonnant». Il dit que «le gaullisme a détruit le Plan, a démantelé la Sécurité sociale, a vendu nos villes à la spéculation foncière», et c’est l’homme de l’Etat qui parle, dur contre la droite qui sabote les outils de la Nation. Il dit «la monnaie craque», et il est bien le seul soixante-huitard à parler de monnaie. Un an plus tôt, les barricades encore fumantes, ayant célébré «un mois de mai exaltant» et défendu les grévistes de la radio-télévision d’Etat, il mettait en garde contre l’inflation qui menaçait le pouvoir d’achat pour réclamer un contrôle des prix. Le chef des fous était le plus pénétré des technos, mais le techno voulait décorseter un pays confisqué de vieillesse. Le capitalisme qu’il dénonçait était le nom de l’immobilisme.

Nostalgie de la science et aspiration au réel

Rocard avait la nostalgie de la science. Son père, Yves, qui était un génie, l’avait dédaigné de ne pas devenir un scientifique à son tour –faire Sciences Po, c’était rejoindre le camp des impostures!– mais il aussi avait sa part de folie, lui qui avait inventé la bombe atomique française tout en théorisant la vérité des bâtons de sourciers.

Rocard passa son âge à rejoindre son père. Rien n’était net dans le rocardisme mais un moment, tout sembla lumineux. Être un fou sous la gangue de la sagesse, être un sage dans la nef des fous. Ce que Rocard construit au PSU explique ce qu’il sera, ensuite, quand il représentera un moment l’espérance absolue d’une gauche qui ne récuserait ni le réel ni la dignité, qui s’affranchirait des ornières et du rêve, qui n’enroberait pas son incompétence et sa défaite attendue dans les vapeurs des mots… A la fin des années 1970, pour beaucoup, la beauté même du verbe de François Mitterrand était le masque de l’échec inéluctable. À se griser de faux marxisme, on ferait le lit du pire des capitalismes et on renforcerait le vieux monde en ayant cru le renverser.

J’ai l’impression que nous avons l’avenir avec nous

Michel Rocard, en 1969

Rocard prétendait au réel. François Mitterrand excellait dans une autre réalité, celle de l’éternité partisane et du classicisme des rapport de force. Défier De Gaulle en 65, reculer de trois cases en 68, reprendre la maison socialiste vermoulue en 1971 et la doper à l’espérance du pouvoir, capter en étant au centre stratégique l’énergie du moment. En 1974, Rocard renonçait à sa voie solitaire pour rejoindre le PS de Mitterrand, pensant y apporter sa raison et sa folie. Ce serait en vain –ou plutôt en inachevé. L’histoire est connue, qui aura tenu à quelques riens et à des habiletés, à la puissance de la culture littéraire qui l’emporte toujours, vieux pays, sur l’espérance scientifique.

«Est-ce que vous êtes un homme d’avenir?», demandait le journaliste Edouard Guibert à Rocard en 1969. «On verra bien, comment voulez-vous que je le sache!, avait-il répondu, amusé. J’ai l’impression que nous avons l’avenir avec nous.» Michel Rocard aura vécu la plus belle de ses vies possibles. On le célèbre aujourd’hui comme celui qui dégrisa économiquement la gauche et l’amena au capitalisme? C’est un peu vrai, beaucoup moins qu’on ne le croit, comme toutes les trahisons que l’on inflige aux hommes en les résumant. Le Rocard du PSU et de ses suites, entre le Larzac, le plaidoyer pour le peuple corse et la mise à bas du centralisme, ne peut pas –c’est un exemple– être revendiqué sans bémol par les tenants de la fermeté de l’Etat face aux zadistes et aux chevelus… Rocard détestait qu’une parole fut simple. Rester complexes sera le moins injuste des hommages.

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