Culture

Michael Cimino, voyage au bout d'un mythe

Cinéaste doué d'un lyrisme exceptionnel et conteur sans concession des cauchemars de l'Amérique, il restera enfermé dans la légende de ses deux grands films, «Voyage au bout de l'enfer» et «La Porte du paradis», au risque d'empêcher de découvrir la richesse et la complexité de son apport à l'art du film.

Michael Cimino en mai 2007 au Festival de Cannes AFP PHOTO / VALERY HACHEVALERY HACHE / AFP
Michael Cimino en mai 2007 au Festival de Cannes AFP PHOTO / VALERY HACHEVALERY HACHE / AFP

Temps de lecture: 5 minutes

Michael Cimino est mort le 2 juillet. Il semble qu’il était âgé de 77 ans, même si des informations contradictoires circulent sur sa date de naissance, ainsi que sur bien d’autres aspects de sa personnalité. Son très visible changement d’apparence avait même nourri des rumeurs sur un possible changement de sexe.

Michael Cimino restera comme le personnage incarnant à l’extrême le rise and fall, l’ascension et la chute de ce qu’on appelle le Nouvel Hollywood, avec deux films successifs, le triomphe de Voyage au bout de l’enfer (1978) et l’échec de La Porte du paradis (1980).

Robert De Niro dans Voyage au bout de l'enfer

Le premier fait figure d’accomplissement, par sa puissance lyrique, la consécration qu’il offre –ou confirme– à une génération d’acteurs (Robert De Niro, Christopher Walken, Meryl Streep, John Savage), et la confrontation ouverte avec la défaite américaine au Vietnam par un film destiné au grand public.

Un an avant l’autre grande œuvre inspirée par le même conflit, Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, Cimino insufflait une énergie épique, une émotion humaine et une électricité très contemporaine à ce récit pourtant extrêmement sombre. Et alors que les Majors compagnies avaient refusé de le produire, Universal se trouva fort bien d’avoir finalement choisi de le distribuer, le film étant un immense succès international rehaussé de quatre oscars, dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur.

Un autre Studio, United Artist, s’empresse alors d’accompagner Cimino sur un projet encore plus ambitieux, western aux dimensions de fresque, avec un casting haut de gamme  (dont Isabelle Huppert, aux côtés de Kris Kristofferson, Christopher Walken, Jeff Bridges, John Hurt, Brad Dourif, Joseph Cotten, Mickey Rourke…). Le film explose les budgets, et est proposé par le réalisateur dans une durée de plus de 5 heures, ramenée d’abord par le Studio à un peu moins de 4 heures, puis après un accueil calamiteux, à 2h30 en 1981.

Kris Kristofferson dans La Porte du paradis

C’est un échec critique (aux Etats-Unis) et commercial cinglant, qui mènera à l’absorption par la MGM aux mains du requin de la finance Kirk Kerkorian de United Artists – le Studio fondé jadis par Charles Chaplin, Douglas Fairbanks, David Griffith et Mary Pickford pour offrir davantage de liberté de créer aux artistes !

Les "délires" de Cimino ne furent pas pires que ceux de Friedkin, Coppola, Spielberg ou Beatty

Peter Biskind

Que s’est-il passé? C’est tout un système qui a atteint ses limites, celui qui s’est mis en place durant les années 70 en cherchant –et souvent en trouvant– la cohabitation conflictuelle mais dynamique entre affirmation de regards d’auteur et exigence du grand spectacle.

Comme l’écrit le chroniqueur Peter Biskind, qui adopte le point de vue des producteurs, dans Le Nouvel Hollywood (Le Cherche-midi): 

«La Porte du paradis fut victime d’un système qui aurait aussi bien pu être fatal au Convoi de la peur, à Apocalypse Now, à 1941 ou à Reds. Les “délires“ de Cimino ne furent pas pires que ceux de Friedkin, Coppola, Spielberg ou Beatty.»

Ce qui se joue à cette époque est en tout cas une violente reprise en main par les Studios, dont les dirigeants changent pratiquement tous à ce moment, et qui étouffent les velléités d’autonomie des créateurs, avec une violence telle qu’on peut se demander dans quelle mesure ils n’ont pas téléguidé cet échec.

Le film, déjà dans sa version exploitée en 1981, et bien sûr davantage avec le director’s cut que Cimino rétablira en 2012 après l’existence de plusieurs autres avatars, n’a en effet rien pour susciter un tel rejet, pour ce qui est de ses qualités visuelles et de son souffle narratif. Sans mériter nécessairement la label de chef-d’œuvre maudit accordé de manière un peu mécanique en contrepoint de la haine qu’il a suscité et de son statut de bouc émissaire de l’industrie, c’est un film à la thématique originale, formellement très ambitieux, qui comporte des moments magnifiques, et peine à trouver sa forme d’ensemble.

Les guerres de Cimino

Mais au «coup d’état», selon la formule de Coppola, des patrons des Majors, brutal retour à l’ordre de la loi du marché, s’ajoute sans doute un autre élément, qui fait écho à ce que raconte le film, avec à nouveau un effet d’inversion radicale par rapport au précédent.

Voyage au bout de l’enfer était, oui, un chef-d'œuvre -un chef d'œuvre de son temps, mais qui n'a pas pris une ride. C'était, aussi, non pas un film sur le Vietnam, mais un film sur l’Amérique, sur ce qui unifie ses enfants malgré leur diversité (les personnages sont d’origine ukrainienne), les duretés de l’existence (ils travaillent dans des hauts fourneaux) et les épreuves traversées (à la guerre).

La Porte du Paradis est consacré à la guerre civile intérieure entre les riches et les pauvres, les riches propriétaires et les immigrants sans le sou. C’est un film qui raconte un pays issu d’une impitoyable lutte de classes, un film qui déchire le récit démocratique supposé fondateur des Etats-Unis –ce que tout le cinéma hollywoodien aura toujours cherché à occulter, même lorsqu’il aura fini par prendre acte du fait que l’Amérique mère de la démocratie moderne est née d’un génocide et a d’abord prospéré grâce à l’esclavage.

Comme dans le scénario de La Porte du paradis, cela se termine par un massacre, pour le film et pour son réalisateur –il est significatif que le prochain qui s’avisera de raconter une histoire comparable, 20 ans plus tard, Martin Scorsese avec Gangs of New York, verra son film subir un sort comparable, même si lui saura en éviter les pires conséquences sur sa carrière.

Au-delà du mythe

Sa carrière de cinéaste ne se limite pourtant pas aux deux grands gestes devenus mythiques

Désigné comme coupable de tous les maux par les médias et l’industrie, Cimino, lui, ne s’en remettra pas vraiment. Sa carrière de cinéaste ne se limite pourtant pas aux deux grands gestes devenus mythiques que sont son deuxième et son troisième long métrage. Avant cela, remarqué comme scénariste, il avait débuté en réalisant le réjouissant et très tonique Le Canardeur, dont on préfère se souvenir sous son titre original, Thunderbolt and Lightfoot, 1974. Clint Eastwood et Jeff Bridges y étaient les héros d’un cocktail de comédie, d’action et de chronique provinciale, revisitant les genres avec une nonchalance tout à fait gracieuse.

Michey Rourke dans L'Année du dragon

Des quatre longs métrages signés par Cimino après La Porte du paradis, le plus réussi est assurément le premier, L’Année du dragon où Mickey Rourke dans peut-être son meilleur rôle incarne un flic solitaire et mal embouché en guerre comme une mafia chinoise impitoyable qu’on peut aussi voir comme une métaphore du système des Studios.

Cette dimension «au deuxième degré» se retrouve avec le surprenant et injustement méprisé film suivant, Le Sicilien. Invention parfaitement légendaire autour du bandit Salvatore Giuliano, le film fait le pari – perdu, mais émouvant et impressionnant – d’un lyrisme visuel échevelé, d’une sorte d’opéra de couleurs et de mouvements, où on trouve des échos du 1900 de Bernardo Bertolucci.

Ce nouvel échec mène à un remake alimentaire, mais pas déshonorant, de La Maison des otages en 1990 (d’après le film de William Wyler en 1955). Toujours plus marginalisé, Cimino se lance alors dans Sunchaser (1996), tentative de trouver une issue à peu près aussi désespérée que la quête mystique du personnage de jeune indien cherchant la guérison de son cancer.

Depuis, Cimino n’apparaissait plus que de loin en loin dans des festivals, il avait accepté de superviser la version longue et numérisée de la Porte du paradis, et contribué en 2007 au film collectif A chacun son cinéma célébrant les 60 ans du Festival de Cannes avec un court métrage endiablé et auto-ironique, No Translation Needed.

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