Culture

Pourquoi les médias sont les pros des canulars

Comparé aux journalistes, le père de «Balloon boy» n'est qu'un amateur.

Richard Heene, le père de Balloon boy, le 15 octobre, à Fort Collins. Rick Wilking / Reuters
Richard Heene, le père de Balloon boy, le 15 octobre, à Fort Collins. Rick Wilking / Reuters

Temps de lecture: 6 minutes

La semaine dernière, les Etats-Unis ont vécu pendant quelques heures au rythme d'un ballon à gaz, à bord duquel se trouvait — enfin, on l'a supposé avant de s'apercevoir qu'il n'en était rien — un petit bonhomme de 6 ans, perdu quelque part dans les airs. Il s'est avéré, de la bouche même de ce petit garçon, que ce n'était un canular, plutôt bien rôdé. Aux Etats-Unis, les autorités locales et surtout des journalistes, pris au piège d'un faux fait divers qu'ils ont suivi en direct comme s'il s'agissait d'un événement capital — se sont émus et sont tombés à bras raccourcis sur le père de l'enfant, manipulateur amateur à la recherche de son quart d'heure de célébrité et créateur de ce «hoax».

Certes, la blague n'était pas de très bon goût, mais elle n'était pas grand chose par rapport à ce que les médias sont capables de faire eux-mêmes. Sans remonter à la préhistoire et la magnifique lecture de la «Guerre des Mondes» de HG Wells par Orson Welles sur les ondes de la RKO, remettons les choses à leur place. Les canulars, c'est un truc de pros! Et ce n'est pas un hasard.

1. Le bidonnage s'apprend dès l'école

L'un des avantages des journalistes, c'est que le «bidonnage», une des formes du canular, ils l'apprennent tôt. Sans même parler des écoles, au sein desquelles les élèves se disent parfois que «ce n'est qu'un exercice, ce ne sera pas publié, ce n'est pas grave de changer quelques citations», il y a les jeunes journalistes pour qui ce n'est pas un exercice, dont les articles seront publiés, mais qui ne voient quand même pas le problème de changer quelques citations. Ou d'inventer toute une histoire.

C'est ce qu'avait fait Stephen Glass, jeune premier de The New Republic. Il avait 25 ans et un diplôme de l'une des plus prestigieuses universités américaines et écrivait des articles pittoresques aux détails savoureux. Trop savoureux pour être vrai. Un article intitulé «Hack Heaven» le démasqua. C'était la prétendue histoire d'un jeune hacker de 15 ans, Ian Restil, engagé par une grande compagnie comme consultant sur la sécurité des informations, après avoir réussi à s'introduire dans leur système informatique et avoir dévoilé leur faiblesse. Ian restil n'a jamais existé —pas plus que les autres personnes ou compagnies cités dans l'article. Stephen Glass fut renvoyé de The New Republic en mai 1998, et l'on découvrit que «Hack Heaven» était loin d'être le seul article bidonné.

Il y a aussi les bidonneurs en herbe militants qui tendent un piège aux médias pour «la bonne cause». Début 2009, deux étudiants remportent un concours photo de Paris Match grâce à une série de clichés sur la précarité étudiante, illustrés avec des légendes comme «Quand j'ai vu par hasard une de mes élèves faire le trottoir, j'ai eu un choc», citation supposée d'un «membre du corps enseignant». Récompensés par l'hebdomadaire, les deux photographes ont lu un texte lors de la remise du prix expliquant que leur démarche avait pour but de critiquer «le voyeurisme et la complaisance» du discours médiatique.

2. L'auto-protection

Les journalistes ont un autre avantage sur monsieur tout-le-monde, et de taille: ils bénéficient souvent du soutien de leur employeur, qui peut dans certains cas aider à étouffer l'affaire. Le 16 décembre 1991, TF1 diffuse dans son 20H une interview de Fidel Castro par Patrick Poivre d'Arvor. Le montage laisse croire au téléspectateur que Fidel Castro a accordé, fait très rare, une interview exclusive, alors que les propos de Lider Maximo ont été enregistrés lors d'une conférence et remontés a posteriori, entrecoupés de séquences où PPDA lui pose des questions auxquelles il semble répondre.

Le journaliste a toujours nié toute volonté de tromper et TF1 a toujours défendu son présentateur. Mais plus étonnant encore, le président d'une chaîne rivale a censuré pendant un temps un sujet du journaliste et documentariste Pierre Carles qui révélait la manipulation, reprenant les dénonciations publiées dans Télérama. Le reportage a été déprogrammé à la demande du président d'Antenne 2, puis finalement diffusé une semaine plus tard. Les journalistes sont donc non seulement protégés par leurs employeurs, mais même parfois par les médias rivaux.

Heureusement, tous les canulars et autres supercheries journalistes ne restent pas impunis. Le très respecté quotidien américain The New York Times a connu son lot de scandales liés à des articles bidonnés ou mensongers depuis le début des années 2000. En 2003, le journaliste Jayson Blair démissionne après avoir été accusé de plagiat: il avait écrit un article sur la famille d'un soldat mort en Irak qu'il n'avait en fait même pas rencontrée. Suite à cette affaire, une équipe spécialement créée au New York Times découvre que Jayson Blair a bidonné plusieurs dizaines d'articles lors de sa courte carrière au journal.

Dans la foulée de sa démission, plusieurs autres scandales éclatent à la rédaction du journal, conduisant à la démission d'autres journalistes et d'une partie de l'équipe dirigeante. Le journal a depuis mis au point des procédures pour éviter que de telles affaires se répètent, notamment des vérifications aléatoires des sources citées par les journalistes et la création du poste de «public editor», qui représente les lecteurs. En France, à moins de supposer qu'ils n'existent pas, les graves manquements à la déontologie journalistique sont rarement rendus public et le travail remarquable fourni par le New York Times n'a pas connu son équivalent ici. [Si parmi nos lecteurs, vous avez eu connaissance d'un tel cas, envoyez un mail à infos @ slate.fr].

3. Le public croit — eh oui — les journalistes

A force de chercher la vérité un peu partout et d'essayer de décrypter l'actualité, les journalistes savent aussi comment dénicher ce qui pourrait ressembler à un canular, un mensonge, ou un arrangement avec la réalité. Enfin bref, à si bien connaître la vérité, pas dur de mentir. Les journalistes peuvent surtout toucher plus de gens grâce à leurs canulars, influer sur l'actualité. C'est ce qu'avait orchestré la RTBF, le 13 décembre 2006... Le journal télévisé vient de s'achever, il est 20H21, un flash spécial interrompt les programmes de la chaîne: le présentateur vedette du journal annonce la déclaration unilatérale d'indépendance de la Flandre. De faux reportages et de fausses interviews alimentent le scénario, rapidement démenti par la presse francophone, et présenté au bout d'une demie-heure comme une fiction par la RTBF elle-même. Dans un contexte politique qui justifiait la vraisemblance du canular, l'émoi fut grand dans le royaume. Certains partis politiques flamands réclament effectivement l'indépendance; d'autres simplement plus d'autonomie. Et les tensions entre Flandre et Wallonie sont réelles. L'émission fut suivie d'un débat, autour de différents partis politiques belges, francophones et néerlandophones, sur ce que cette fiction avait de crédible et sur les conséquences. Très critiquée, l'initiative de la RTBF fut aussi l'occasion pour le pays de réfléchir aux tensions qui divisent les régions.

Le canular — très réussi — de la RTBF incita donc à la réflexion, et montre aussi que la crédibilité accordée d'emblée aux journalistes est un atout incontestable pour les canulars journalistiques: on remet plus rapidement en cause un père anonyme du Colorado qui raconte que son fils s'est envolé dans un ballon qu'un journaliste respecté qui propose une fausse interview. D'ailleurs, certains se font même passer pour des journalistes pour réussir leur coup...

La preuve, il faut parfois des années pour s'apercevoir et dénoncer certains hoax. Alexis Debat a par exemple eu le loisir de publier dans la revue Politique Internationale des interviews de Barack Obama, alors candidat à l'investiture démocrate aux Etats-Unis, d'Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale, de Bill Clinton, Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, ou encore de Bill Gates. Tout cela sans s'être jamais entretenu avec les intéressés. Tant d'audace ne fut permise que parce qu'Alexis Debat, s'il n'était pas réellement journaliste, était bien un personnage intégré dans les médias: il avait travaillé de 2001 à juin 2007 pour ABC News et pendant un an et demi, jusqu'à ce qu'il soit démasqué en septembre 2007, pour la revue The National Interest, où il était directeur du programme de terrorisme et de sécurité nationale. Rue89, qui révèle le scoop, le décrit alors comme faisant partie de «ce 'marché aux experts' en cour à Washington. Il apparaît comme crédible et les médias le citent souvent. Dimanche dernier encore, il était à la première page du Sunday Times britannique, qui rapportait un de ses scoops: selon l'expert, les Etats-Unis ont préparé «un plan de bombardement pour écraser l'Iran en trois jours».

4. Fabricant de canular, un métier sans avenir

Heureusement, toute la profession de journaliste n'est pas qu'une usine à fabriquer du canular, même si les lecteurs et téléspectateurs ne montrent qu'une confiance relative dans leur travail [PDF]. Et la rencontre entre les journalistes et leurs lecteurs sur un même réseau est probablement la meilleure assurance que les hoax, volontaires ou non, soient aussi rapidement dévoilés et publiés que l'a été la grosse blague certes douteuse du père de «ballon boy».

Grégoire Fleurot et Charlotte Pudlowski

Image de une: Richard Heene, le père de Balloon boy, le 15 octobre, à Fort Collins. Rick Wilking / Reuters

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