France / Monde

«Cons», «racistes», «vieux paysans»: le mépris très antidémocratique des opposants au Brexit

On peut déplorer le résultat du référendum du 23 juin, mais certaines réactions exprimées depuis traduisent un mépris antidémocratique.

Une carte postale à Londres en juin 2016 | LEON NEAL / AFP.
Une carte postale à Londres en juin 2016 | LEON NEAL / AFP.

Temps de lecture: 7 minutes

«La vérité d’une société se révèle à ce genre de moments où chacun se lâche», écrit Christophe Bouillaud, professeur agrégé de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble, dans un long billet de blog sur le Brexit. Et elle n’est pas forcément très belle à voir. Depuis l’annonce du vote défavorable des Britanniques au maintien dans l'Union européenne, les réactions de mépris et de caricature à l’encontre de 52% des électeurs britanniques se multiplient.

On a parfaitement le droit de déplorer que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne, d’expliquer les conséquences négatives de ce vote et d'en analyser en profondeur les raisons plus ou moins avouables. Mais faut-il traiter de manière aussi lapidaire plus de 17 millions d'électeurs de «putains de vieux paysans» et de «vieux bâtards crédules bigots blancs et mous», comme l’a fait le groupe anglais Fat White Family? De «vieux cons», racistes et xénophobes, comme l’a fait en France un vidéaste dont le tweet a été partagé plus de 800 fois? D’égoïstes et d’idiots irrationnels, comme le fait en creux le billet du journaliste Jean Quatremer qui moque avec ironie leur «sens du sacrifice et de l’intérêt collectif»? Ou encore parler de «victoire des casseurs et des gauchistes débiles, des fachos et hooligans avinés et embiérés, des rebelles analphabètes et des néonationalistes à sueurs froides et front de bœuf», comme Bernard-Henri Lévy?

Dans ce concert d’insultes et d’étiquettes toutes faites –quand on vote Brexit, on serait donc forcément un ultralibéral thatchérien qui «rêve de transformer le Royaume-Uni en un vaste paradis fiscal dérégulé» ou une «victime» nostalgique de l’Angleterre d’avant la désindustrialisation et le thatchérisme, mais visiblement pas un électeur qui fait des choix en conscience et pour des raisons parfois multiples et complexes–, très peu de voix se sont élevées pour demander un peu plus respect.

Déficit démocratique

On oublie, pourtant, que le Royaume-Uni est un des pionniers de la démocratie moderne qui aurait sans doute encore des leçons à nous donner en la matière. Un pays où, par exemple, quand on est visiblement contredit dans les urnes, on tire sa révérence, comme l'a fait David Cameron en annonçant son futur départ du 10, Downing Street, et comme ne l’a pas fait, en France, Jacques Chirac en 2005 après le référendum sur le traité constitutionnel.

Nul n'est besoin d'approuver un vote pour essayer de le comprendre et il est possible, à côté des nombreuses mauvaises raisons qu’on a entendues à l’envi, d'examiner de manière plus calme certains des arguments avancés par les partisans du Brexit, à commencer par le déficit démocratique de l'Union européenne. Un déficit de démocratie d'ailleurs constaté par de nombreux élus et universitaires, tel l'ancien ministre Arnaud Montebourg, qui qualifie dans une interview au Monde la construction européenne d'«antidémocratique», ou Bertrand Badie, professeur des universités à Sciences Po Paris:

«Ce qui vient de se jouer est un mouvement des peuples contre les élites que la rhétorique du Brexit a parfaitement traduit: stigmatisation de l’opacité des processus de décision européens, du déficit flagrant de démocratie, du manque de contrôle populaire sur les décisions et rejet de la technostructure bruxelloise.»

Ou encore l'économiste Thomas Piketty:

«En vérité, les institutions européennes actuelles sont gravement dysfonctionnelles. Elles reposent sur un bicaméralisme de façade: d’un côté le Conseil européen des chefs d’états (et ses déclinaisons au niveau ministériel: Conseil des ministres des finances, Conseil des ministres de l’agriculture, etc.); et de l’autre le Parlement européen (élu directement par les citoyens). En principe, les textes législatifs européens doivent être approuvés par ces deux chambres. En pratique, l’essentiel du pouvoir est détenu par le Conseil européen et les Conseils ministériels, qui le plus souvent doivent statuer à la règle de l’unanimité (notamment sur la fiscalité, ce qui empêche tout avancée réelle), et qui, dans les rares cas où s’applique la règle de la majorité, continuent toujours de délibérer à huis clos. [...] A partir du moment où vous demandez à une personne (chef d’Etat ou ministre des finances) de représenter à elle seule 82 millions d’Allemands ou 65 millions de Français ou 11 millions de Grecs, il est impossible d’avoir une délibération démocratique apaisée aboutissant à la mise en minorité de l’une ou l’autre de ces personnes. »

Faut-il rappeler ici que le Parlement européen n’a pas les pouvoirs d’un vrai parlement? Et que les lois sont élaborées avec le Conseil de l'Union européenne (qui rassemble les ministres de l’Union européenne) sans séparation nette des pouvoirs, à tel point que  le vice-président du Conseil d'État Jean-Marc Sauvé a estimé que «penser la séparation des pouvoirs au sein de l’Union européenne relève presque de la gageure»?

«Derrière les mauvaises raisons du "Brexit" parle une bonne: la réclamation d’autonomie civique. C’est l’exigence de se sentir de près ou de loin –plutôt de près que de loin– les auteurs des normes dont [les électeurs] sont destinataires», commente le titulaire de la chaire philosophie de l’Europe de l’université de Nantes, Jean-Marc Ferry, dans une tribune sur Le Monde.

On peut estimer aussi à bon droit, et sans être «populiste», que l'Union européenne s'occupe aujourd'hui de trop de choses, des choses qui devraient revenir aux pays eux-mêmes. C'est ce que pointent Arnaud Montebourg («L’Europe délaisse les sujets pour lesquels elle serait précieuse – l’industrie, la recherche, les investissements d’avenir, etc. – pour s’ingérer dans la vie des nations là où elle est inutile et même pernicieuse – la teneur en beurre de cacao dans le chocolat ou le commerce du fromage de chèvre») et de l'ex-ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, pour lequel «l’Union s’est mêlée trop, de tout, et de n’importe quoi».

Contrairement à ce qui a été dit et répété partout, la première raison de ceux qui ont voté Brexit n’est par ailleurs pas l’immigration. Selon l’institut de sondage Lord Ashcroft, qui a demandé aux partisans du «Leave» pourquoi ils souhaitaient quitter l’Union, la première raison avancée est précisément «au nom du principe que les décisions sur le Royaume-Uni doivent être prises au Royaume-Uni». C’est-à-dire au nom d'une conception stricte (que certains seront en droit de trouver restrictive ou datée) de la souveraineté.

Souvenir de 2005

L'immigration est tout de même la deuxième raison avancée dans ce vote. Reste que qualifier en bloc cette réaction de globalement «raciste» est possiblement exagéré alors que c’est d’abord contre l’immigration intra-européenne que les «Brexiters» en ont. «Et, puis, tous ces gens peu éduqués et même pauvres qui ont voté contre l’Europe! Quelle honte, et en plus, ils sont souvent racistes (… contre des Polonais et Roumains de race… euh grise? jaune pâle? noir délavé? albinoïde?)», se moque d'ailleurs Christophe Bouillaud dans son billet de blog.

Une immigration intra-européenne qui rend possible un dumping social dénoncé depuis plus de dix ans, et qui était au coeur de la campagne du «non» en France en 2005 avec le débat sur la directive Bolkestein, adoptée ensuite par l'Union européenne sous une forme amendée. Un dumping social dénoncé par des personnalités politiques modérées comme Alain Juppé ou, par le passé, par Jacques Attali, qui, tout en critiquant durement le résultat du référendum britannique, note cette semaine dans nos colonnes et celles de L'Express que «l’Union européenne, qui aurait dû mettre en place depuis longtemps un véritable état de droit, n’est que le lieu du triomphe du droit de la concurrence, au bénéfice du seul marché mondial».

Les réactions en France vis-à-vis du Brexit rappellent d'ailleurs étrangement une autre campagne référendaire, celle de 2005, qui avait vu se creuser un énorme fossé entre d’un côté les élites économiques, politiques et médiatiques et de l’autre, une majorité de la population, qui s'était prononcée par près de 55% des voix pour le «non». À l’époque, la campagne du «oui» avait été bien plus relayée que celle du «non», avec par exemple, selon une étude décortiquant pendant six mois les journaux télévisés de TF1 et France 2, 796 minutes de couverture pour le «oui» contre 141 minutes pour le «non», Internet jouant un effet de rééquilibrage avec davantage de sites «non» que de sites «oui». Les rédactions avaient reçu un abondant courrier de protestations de la part de lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, et certains journalistes eux-mêmes s’étaient mobilisés pour en appeler à un plus grand respect du pluralisme.

«Le suffrage universel, quelle plaie!»

Le risque de ce genre d'attitude est d'alimenter un cercle vicieux, le rejet en bloc par les «élites» du vote de la majorité de la population provoquant chez elles une réaction supplémentaire de rejet ou de mépris envers lesdites «élites», ad libitum. Comme si les paroles de mépris justifiaient après coup une fracture en train de s'accentuer.

Depuis le jour du vote, dimanche, nombreux ont d'ailleurs été ceux, à gauche comme à droite, qui ont comparé les deux référendums, le français et le britannique, celui de 2005 et de 2016, en reconnaissant qu'il avait constitué à l'époque un avertissement qui n'avait peut-être pas été bien interprété. Électeur du «non» en 2005 (il était alors le bras droit de Laurent Fabius), le président de l'Assemblée nationale, Claude Bartolone, a ainsi regretté que les responsables européens aient «répondu au cri d'alarme» de 2005 «par une radicalisation de ce qui est devenu le consensus de Bruxelles, machine à détruire des services publics et à séparer les élites des peuples».

«La démocratie oui, mon bon Monsieur, je suis pour, c’est moderne, mais uniquement si on réserve le vote à une élite restreinte d’électeurs qui comprennent quels sont les enjeux et les procédure à suivre, qui ont de par leur argent ou par leur profession honorable le sens de l’intérêt général. Nous revoilà donc en 1815…. Eh oui, le suffrage universel, quelle plaie!», se moque Christophe Bouillaud dans son billet de blog, en espérant que «ces réactions “versaillaises” millésime 1871» se calment bientôt. C’est en effet la seule chose qu’on puisse souhaiter: le retour du calme et de la raison, y compris chez ceux qui sont prompts à dénoncer son absence chez les autres. Un calme nécessaire pour s'atteler à la reconstruction de l'Europe.

cover
-
/
cover

Liste de lecture