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La finance et l'économie européennes peuvent sortir du Brexit par le haut

TRIBUNE. Pour Gabriel Arnoux, haut fonctionnaire spécialisé dans les questions internationales et les questions de défense, il faut prendre acte de la disparition de la City comme principal centre financier mondial au cœur de l’Europe.

Au loin, la City de Londres le 27 juin 2016 | BEN STANSALL/AFP
Au loin, la City de Londres le 27 juin 2016 | BEN STANSALL/AFP

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Parmi le flux médiatique massif, et bien compréhensible, déclenché par le vote du 23 juin en faveur du Brexit, de nombreuses analyses insistent à juste titre sur la question des services financiers, et de la place de la City de Londres, dans les négociations à venir entre l’Union européenne et son ancien État-membre. Cet intérêt est justifié, car la City est le seul bien stratégique dont le Royaume-Uni dispose et dont l’UE puisse avoir réellement besoin.

Certes, le Royaume-Uni importe des biens européens et représente donc un débouché, mais il exporte également ses biens vers le reste du continent: une guerre commerciale sur les biens et les services non financiers ne feraient que des perdants, et les montants sont de toute façon relativement limités. À l’inverse, l’économie britannique repose à près de 10% sur l’industrie financière, et les Européens utilisent la City, une place financière unique au monde, pour une part considérable de leurs opérations.

Cette question doit donc être placée au centre des négociations à venir entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. L’Europe pourrait même y trouver l’occasion de reprendre réellement la main sur son secteur financier, et s’efforcer de le mettre désormais pour de bon au service de l’économie réelle.

Coût économique

Dans la situation actuelle, l’Union européenne tire profit du fait qu’elle abrite en son sein la City, le principal centre financier du monde, devant New York et Wall Street. Quels que soient les sentiments que l’on réserve aux financiers, il faut le reconnaître, les entreprises, et donc les économies, de l’Union européenne bénéficient de services financiers peu chers et très professionnels délivrés par les entreprises basées au Royaume-Uni. Celles-ci, en contact avec des interlocuteurs du monde entier, bénéficient d’une expertise reconnue, et peuvent se permettre de réduire un peu leurs marges, compte tenu du volume d’affaires qu’elles brassent.

Laisser à la City le soin de continuer à gérer les affaires financières de l’Union européenne pose un problème politique majeur

La sortie du Royaume-Uni force l’Europe à un choix. Notamment une solution à l’amiable qui ne changerait finalement rien à la situation existante, et qui sera présentée comme garantissant un gain pour chaque partie, le Royaume-Uni conservant son industrie financière, l’UE gardant un accès centralisé et peu cher à la finance mondiale. Point essentiel: dans les prochains mois, on peut parier que ceux qui lobbieront le plus intensément pour conserver des liens fusionnels entre la City et l’Union européenne seront en réalité les entreprises de l’Union européenne, à vingt-sept et notamment les entreprises financières, qui voient dans la City un fournisseur de services financiers peu chers et très flexible et craignent qu’une rupture des liens ne renchérissent le coût de ces services.

Quoique juridiquement possible, on ne peut qu’espérer que les dirigeants politiques européens résisteront à la forte pression que leur propre industrie exercera vraisemblablement en faveur de cette branche de l’alternative. Laisser à la City le soin de continuer à gérer les affaires financières de l’Union européenne pose un problème politique majeur. Cela revient à donner à des entreprises sous supervision administrative étrangère la haute main sur les fonctions essentielles à l’économie européenne que sont la gestion du risque, la gestion du patrimoine, l’intermédiation entre épargnants et emprunteurs, la gestion des paiements. Cela revient également à confier à un pays n’ayant désormais plus aucun lien juridique et politique avec le système juridique européen la gestion des intermédiaires privés de la politique monétaire que sont les opérateurs financiers.

La Banque centrale européenne avait d’ailleurs critiqué cette situation, et porté devant la Cour de justice de l’Union européenne la possibilité de réserver aux entreprises établies dans la Zone euro le droit de procéder à certaines opérations financières libellées dans la devise européenne. La Cour de justice, juge de l’Union européenne, avait invalidé cette proposition, arguant de sa mission première, défendre l’égalité entre les États-membres de l’UE. À la suite du Brexit, bien sûr, un tel argument juridique ne pèserait plus. Les responsables britanniques auront beau jeu de proclamer qu’ils garantissent que l’activité financière sera régulée de manière au moins aussi stricte au Royaume-Uni que dans l’Union européenne, il s’agit ici, pour les Européens, de choisir entre conserver un contrôle sur leur industrie financière, ou l’abandonner définitivement et entièrement.

Chaos

Si l’Union européenne poursuit une stratégie de souveraineté, même si elle peut apparaître coûteuse au premier abord, se posera alors la question de remplacer les fonctions que remplit aujourd’hui la City pour l’économie européenne. On l’a dit, la City couvre l’ensemble des fonctions financières principales, et n’a actuellement aucune réelle rivale sur le territoire de l’Union européenne. Elle a, en revanche, des concurrentes spécialisées dans une ou plusieurs activités financières: banque, assurances, fonds, gestion d’actifs, etc.

Dans tous les cas, il est vain d’imaginer que les États, et encore moins la Commission européenne, pourront imposer des choix précis dans ce domaine. Les opérateurs choisiront de se localiser en fonction d’un certain nombre de critères, dont la présence sur place de certaines activités financières, la proximité des centres de décision et de supervision, le régime fiscal. La question est moins alors de se demander quelles activités seront envoyées où, mais plutôt de savoir dans quel cadre juridique et politique ce mouvement de relocalisation se produira.

Un premier scénario serait celui d’une concurrence non régulée entre les différentes places financières européennes, Paris, Francfort, Dublin, Luxembourg. Par concurrence non régulée, on entend non seulement une concurrence sur les conditions d’accueil des activités financières, y compris fiscales, mais également une concurrence réglementaire, beaucoup plus grave car affectant potentiellement la stabilité de toute l’économie européenne.

Les États n’ont pas joué le jeu lors des récentes grandes réformes financières, et ont de ce fait créé le risque d’une malsaine course vers le moins-disant réglementaire

Même si la communication officielle des institutions européennes indique le contraire, la réalité est en effet que la grande vague réformatrice des dernières années en Europe, si elle a sur le fond permis un alignement des cadres réglementaires européens avec les standards internationaux du G20, n’a pas fondamentalement changé la donne pour les entreprises du secteur: la majeure partie du temps, celles-ci ne connaissent que les États, ou les autorités indépendantes nationales, pour contrôler leur action au quotidien.

C’est là d’ailleurs un autre point essentiel trop souvent ignoré: à part pour certains règlements concernant les banques, où la Banque centrale européenne peut agir, seuls les superviseurs nationaux sont autorisés à enquêter et sanctionner les opérateurs financiers en cas de manquements. Lorsque l’on connaît l’importance de l’interprétation des règles et de leur application concrète en matière de régulation économique en général, et financière en particulier, on mesure à quel point les États n’ont pas joué le jeu lors des récentes grandes réformes financières, et à quel point ils ont de ce fait créé le risque d’une malsaine course vers le moins-disant réglementaire.

Opportunité

Certes, les règles sont désormais écrites à Bruxelles, mais elles sont percluses d’exceptions innombrables, qui laissent toute latitude aux inspecteurs, pratiquement toujours nationaux, pour déterminer si un opérateur financier viole ou non les règles communes. C’est ce type de concurrence qui doit être à tout prix évité en Europe, sous peine d’être condamné, au niveau international, pour comportement non coopératif engendrant un risque systémique, et être ni plus ni moins mis en quarantaine du système financier international.

L’autre scénario consisterait donc à s’assurer que les règles communes sont bien respectées par chacun, quitte, lorsque c’est nécessaire, à faire passer la responsabilité de la mise en œuvre de ces règles du niveau national au niveau européen. Cela pourrait, à l’occasion, passer également par l’abolition ou la réécriture de certaines dispositions floues, ou certaines exceptions nationales, qui pouvaient avoir un sens lorsque l’Union européenne disposait du plus grand centre financier de la planète, voire avaient vocation à reconnaître sa spécificité dans l’Union, mais deviennent de dangereuses boîtes de Pandore dans la situation créée par le Brexit.

Les dirigeants européens devront donc faire preuve d’un grand courage pour choisir par deux fois les solutions les plus difficiles, mais les meilleures sur le long terme. D’abord refuser d’écouter les solutions de facilité qui consisteraient à conserver la situation en l’état, et prendre acte de la disparition de la City comme principal centre financier mondial au cœur de l’Europe. Ensuite, ne pas céder à un autre réflexe simpliste, celui de se contenter de pousser à tout prix leurs champions nationaux dans la course à l’accueil des activités financières, et d’agir plutôt de manière coordonnée pour que la relocalisation des services financiers sur le continent ne donne pas lieu à un retour forcément néfaste à la course à la dérégulation.

Un tel projet permettrait même, si l’on veut s’en donner la peine, de poser sérieusement la question du type de finance que l’Europe souhaite voir se développer sur son territoire. La disparition de la première place financière mondiale obligera à une grande relocalisation, partie visible, mais modifiera également, au moins pendant un temps, le comportement des acteurs de la finance en Europe. Il reviendra principalement aux gouvernements nationaux de choisir de ne pas intervenir pour éviter de blesser leurs orgueils nationaux, ou par incapacité à résister aux lobbies de l’industrie financière nationale, ou bien de profiter justement de cette opportunité historique pour recentrer la finance sur ses fonctions utiles au reste de l’économie et mettre fin à l’irresponsabilité des acteurs, mère de la spéculation et des dérives qui font aujourd’hui d’une partie de la finance, certes minoritaire, un parasite plutôt que l’adjuvant qu’elle devrait être pour le reste de l’économie.

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