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Poutine et Erdogan, les faux jumeaux autoritaires

Certes, les deux hommes ont des points communs en matière de rhétorique et de gouvernance mais, pour le reste, ils sont tout de même assez différents.

Le président russe Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine lors du sommet du G20 de 2015, le 15 novembre 205, à Antalya | CEM OKSUZ/POOL/AFP
Le président russe Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine lors du sommet du G20 de 2015, le 15 novembre 205, à Antalya | CEM OKSUZ/POOL/AFP

Temps de lecture: 7 minutes

C’est l’affrontement de deux chefs d’État à poigne, autoritaires, brutaux et populistes, de deux egos, qui a pu faire craindre jusqu’à une guerre entre les deux pays. Mais, lundi 27 juin, le Kremlin annonçait que le président Erdogan s’était excusé auprès du président Poutine pour l’avion de chasse russe abattu par la Turquie (et l’assassinat de son pilote, qui s’était pourtant éjecté correctement) en novembre 2015; et qu’il aurait appelé à «restaurer les relations entre la Turquie et la Russie».

Pour l’instant, Poutine reste de marbre mais on s’agite en coulisses et, comme Erdogan, il est parfaitement capable d’un retournement complet de ses positions si ses intérêts le nécessitent. Ce n’est pas le seul de leur point commun. Jumeaux, Erdogan et Poutine? Oui, en matière de rhétorique et de gouvernance mais, pour le reste, ils sont tout de même assez différents.

Car ce sont d’abord deux caractères opposés. Froid comme une lame, impénétrable, Poutine contrôle son émotivité et sait séduire. Il a appris du KGB à mettre en confiance son interlocuteur avant de porter l’estocade. Et c’est très exactement ce qu’il fait actuellement contre Erdogan, à travers lequel il vise l’Otan.

«Si quelqu’un dans le gouvernement turc a décidé de lécher les Américains à un endroit…» déclarait-il lors d’une conférence de presse en décembre 2015 qui fait suite à la destruction d’un bombardier russe par un F16 turc. La formule, grossière, sous-entend que le président turc est le valet des Américains.

«Quand il se laisse aller, Poutine n’hésite pas à procéder à des attaques sous la ceinture et retrouve l’argot que parlent les membres du KGB entre eux», selon Marie Mendras, politologue au CNRS et au Centre de recherches internationales (Ceri). Le service de communication du Kremlin, raconte le journaliste Nicolas Hénin dans La France russe, a mis en vente à destination du public féminin un calendrier quasi érotique, montrant Poutine en train d’exhiber ses muscles à chaque page. On imagine mal l’équivalent turc. Dans ce domaine, et autant qu’on puisse le savoir, Erdogan serait plutôt du genre retenu voire rigide. Sanguin aux colères retentissantes, l’homme fort de Turquie ne cherche pas vraiment à séduire au-delà de son électorat ni à s’adapter à son interlocuteur.

1.L’armée séduite, ou pas

Autre distinguo entre les deux présidents: contrôler l’appareil sécuritaire de l’État turc fut et reste le défi principal d’Erdogan alors qu’en Russie il est acquis à Poutine. Ce dernier aurait eu de bons réseaux au FSB [Service fédéral de la sécurité de la Fédération de Russie] et au Kremlin mais pas forcément dans l’armée (rivalité ancienne FSB-armée), mais, avec la seconde guerre en Tchétchénie, il aurait très vite séduit les militaires.

Après la tentative de purge à laquelle il a procédé entre 2009 et 2014 parmi les cadres militaires, Erdogan est loin d’avoir établi des relations de confiance réciproque avec l’armée. Chercherait-il actuellement, comme Poutine en Tchétchénie, à séduire l’armée turque grâce à la guerre qu’il mène contre les Kurdes?

2.Culte de la personnalité

Froid comme une lame, impénétrable, Poutine contrôle son émotivité et sait séduire. Tandis que l’homme fort de Turquie est un sanguin aux colères retentissantes

Objet d’un véritable culte de personnalité, chacun des deux hommes s’est construit une légende initiatique.

Erdogan aime à s’approprier l’image d’un «kabadayi», un fier à bras, caïd du quartier, défenseur autoproclamé de l’honneur de ses habitants, parfois brutal, méprisant les lois tout en respectant le code de conduite de la rue. Ce qui est l’occasion pour le président turc, explique le politologue Bahadir Türk, de «recouvrir d’un voile de légitimité et de rendre tolérables […] ses explosions de colère».

Tandis que Poutine raconte avec satisfaction sa supposée visite au siège du KGB à Leningrad, alors qu’il est âgé d’à peine 16 ans, afin d’y proposer ses services. Auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine, le philosophe Michel Eltchaninoff écrit que cette légende permet au président russe d’entretenir «l’image de l’espion valeureux et romantique et [de] faire oublier les centaines de milliers de victimes de la politique sous Staline, puis l’impitoyable chasse aux dissidents et autres déviants à laquelle il a certainement participé».

3.Anticommunistes, mais pas pour les mêmes raisons

Tous deux furent des enfants de la Guerre froide mais pas du même côté du rideau de fer. C’est dire que leur anticommunisme n’a pas puisé aux mêmes sources. Dans la biographie qu’ils ont consacrée à Erdogan, Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse expliquent qu’à l’époque le sentiment religieux musulman était mobilisé contre toute forme d’engagement à gauche. Et que cela a marqué Erdogan à vie.

Membre de la police secrète, Poutine était aux premières loges pour juger du retard du bloc communiste. Il a très vite saisi le niveau de corruption des leaders du Parti, et la façon dont leur action en était entravée, raconte Michel Eltchaninoff. D’où son opposition à l’idéologie marxiste-léniniste.

4.Nationalistes, complotistes et revanchards

Pourtant, «malgré toutes les différences entre Poutine et Erdogan, estime Alexis Prokopiev, coauteur d’un ouvrage sur les autres visages de la Russie, il y a une même volonté de faire croire qu’une critique contre eux est une critique contre le pays. Leur discours sur les traîtres et les ennemis est semblable, un discours guerrier aussi avec la diabolisation du nouvel ennemi utile qui était hier l’ami utile (la Turquie pour l’un, la Russie pour l’autre) et au final des motifs semblables dans les accusations contre les opposants». Et Alexis Prokopiev de conclure: «Parfois, en écoutant leurs discours, j’ai l’impression d’entendre le même homme.»

Parfois, en écoutant leurs discours, j’ai l’impression d’entendre le même homme

Alexis Prokopiev, coauteur d’un ouvrage sur les autres visages de la Russie

Élus au tournant du siècle, les deux hommes ont d’abord redressé leur pays sur le plan économique, ce qui a attiré les investissements étrangers et a contribué à ce que les milieux libéraux les soutiennent. Avec l’effort de guerre, la chute du prix du pétrole pour la Russie, l’effondrement du tourisme pour la Turquie, la situation est beaucoup moins florissante aujourd’hui. Ils ont alors développé une rhétorique de plus en plus nationaliste, complotiste, revancharde et impérialiste au fil des années. L’histoire glorieuse de leurs pays respectifs, et le prestige de leurs lointains prédécesseurs, les tsars ou les sultans, y tiennent une place prépondérante.

Les deux hommes partagent un vif sentiment d’humiliation, qui remonte à la chute de l’URSS pour Poutine, au démantèlement de l’empire ottoman pour Erdogan. Ils dénoncent de concert l’«hypocrisie occidentale». Ce qui est plus attendu du côté de Poutine, qui s’est senti abusé par les interventions militaires occidentales au Kosovo, en Irak puis en Lybie, mais peut paraître paradoxal du côté d’Erdogan, président d’un pays membre de l’Otan depuis 1952 et candidat à l’Union européenne.

Dans cette invocation, la religion a une fonction légitimante: Moscou est la «troisième Rome», Ankara se veut volontiers le leader du monde musulman. Là où Poutine campe une chrétienté orthodoxe et prône un «islam maîtrisé», Erdogan se voit en avant-garde d’une reconquête musulmane. Chez le président russe, l’intensification du discours de la présence religieuse participe à un revivalisme nationaliste, afin de pallier un vide idéologique:

«Pour Poutine, le religieux n’est pas une doctrine. Il instrumentalise le patriarcat, qui le soutient en tout, explique Marie Mendras, auteure de Russian Politics. The Paradox of a Weak StateIl en appelle de plus en plus à la providence, au sort, et décrit les actions de ses ennemis comme des conspirations contre lui et contre l’État.»

Tandis qu’Erdogan avait une base programmatique dès le début. L’une des raisons pour lesquelles les références religieuses ont pris une place de plus en plus importante dans ses discours est liée au rappel à l’ordre des puissantes confréries qu’il avait délaissées au profit du mouvement Gülen, contre lequel il mène désormais une véritable chasse aux sorcières. Mais, en matière de mœurs, tous deux se posent en défenseurs des valeurs traditionnelles, opposées à la décadence occidentale. Ils usent presque des même mots pour condamner la «propagation homosexuelle» et appeler au redressement démographique et moral.

5.Une conception binaire du pouvoir

Similitude de rhétorique donc. Et similitude de gouvernance. Erdogan et Poutine partagent la même conception binaire du pouvoir: ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux. Dès lors qu’ils disposent de la légitimité électorale, plus rien ni personne n’est en droit de réellement s’opposer à eux: ni les juges constitutionnels ni a fortiori les juges internationaux, ni la presse, ni les opposants politiques, qui sont suspectés de nourrir des visées antidémocratiques dès qu’ils élèvent une objection à une décision prise par le leader.

Fondateur du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) au pouvoir depuis 2002, le président Erdogan évolue dans un monde politique plus concurrentiel que le président Poutine, «lequel en revanche se place au-dessus des partis même s’il a “son parti” qui le soutient toujours [Russie unie], précise Alexis Prokopiev. Les partis d’opposition (par exemple le Parti démocratique russe, Iabloko, ou le Parti de la liberté du peuple, Parnas) sont constamment sous pression surtout après leurs bons résultats électoraux».

Même tableau, en Turquie, vis-à-vis du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, majoritairement kurde), dont cinquante députés sur cinquante-neuf viennent de perdre leur immunité tout comme cinquante-et-un députés du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, gauche nationaliste ou social-démocrate).

Poutine en appelle de plus en plus à la providence, au sort, et décrit les actions de ses ennemis comme des conspirations contre lui et contre l’État

Marie Mendras, politologue au CNRS et au Centre de recherches internationales et auteure de Russian Politics. The Paradox of a Weak State 

Lorsque leur pouvoir a été ébranlé (lors des élections législatives de 2011 en Russie et de 2015 en Turquie), les deux hommes ont procédé de même: en décapitant le mouvement ou le parti qui leur fait obstacle, et en procédant à des arrestations massives, ciblées et arbitraires.

6.La politique vue comme rapport de forces

Toutes deux membres du Conseil de l’Europe et ayant également ratifié la Convention européenne des droits de l’homme, la Turquie comme la Russie adhèrent de ce fait aux valeurs démocratiques et à la légalité internationale. Et pourtant, ni Poutine, ni Erdogan n’attachent véritablement de sens à l’État de droit. La politique, c’est à leurs yeux d’abord un rapport de forces.

Ainsi les fractions minoritaires de leurs populations sont très vite assimilées à des courants sécessionnistes qu’il convient de combattre, qu’ils s’agissent des Kurdes ou des Tchéchènes. Et dans un même élan Poutine instrumentalise les Kurdes contre Erdogan, lequel en retour prend fait et cause pour les Tatars de Crimée et ferme les yeux, pour le moins, sur la circulation des djihadistes entre Syrie et Caucase. Certains observateurs font aussi le lien entre la rivalité Poutine-Erdogan et la soudaine reprise du conflit armé dans le Haut-Karabakh, puisque dans le Caucase un seul pays est considéré comme étant le grand allié d’Erdogan: l’Azerbaïdjan.

Mais, au-delà des ressemblances, peut-on parler de convergence politique? Après tout, le président turc a un moment laissé entendre que, puisque l’Union européenne ne voulait pas de la Turquie, celle-ci pouvait tout aussi bien rejoindre l’Union économique eurasiatique, projet cher au président russe. Et puis, les deux chefs d’État ont à l’égard de l’Europe une forte capacité de nuisance.

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