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Peut-on critiquer l’anticonspirationnisme?

La dénonciation du complotisme souffre trop souvent d’un fort mépris de classe et générationnel et d’une pathologisation médicale de l’opinion.

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L’argument anticonspirationniste peut de la sorte aboutir à un brouet qui n’a pas grand-chose à envier au conspirationnisme lui-même | Karen Roe via Flickr CC License by

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Le quotidien Libération vient de publier une tribune critiquant l’action des pouvoirs publics contre le conspirationnisme, telle qu’elle est entreprise depuis le début d’année. Il n’est pas courant que des intellectuels viennent critiquer ce que l’on pourrait nommer l’anticonspirationnisme, et cela mérite quelque attention. Les signataires rejettent le présupposé selon lequel les lycéens seraient naïvement portés à se laisser influencer par les messages conspirationnistes disponibles sur le web. Sur le plan des principes, ils récusent l’idée que l’État use des enseignants pour délivrer un message politique. Au niveau de l’action, ils rejettent le matériel produit par l’Éducation nationale, jugé niais et contre-productif, et préconisent plutôt un usage de l’anthropologie, selon le modèle d’une expérience pédagogique menée au Lycée d’Aubervilliers. Peut-on critiquer ce qui, de prime abord, paraît une action civique nécessaire?

Démontrer à une classe que l’argument négationniste proféré par un élève relève d’un discours fallacieux est une nécessité évidente pour un enseignant. Assurer des séances spécialement dédiées à l’avance à la critique de discours catalogués comme conspirationnistes par les pouvoirs publics est une autre chose. Cela pose un problème éthique car non seulement la neutralité politique de l’enseignement primaire et secondaire est une nécessité mais c’est aussi une obligation juridique faite aux enseignants. Il est fait strictement interdiction à ceux-ci d’effectuer une quelconque propagande politique en cours.

Mais, autant les limites de l’incitation à la haine ou la violence sont assez aisément définies par notre jurisprudence (avec, là aussi, certaines dérives liberticides), autant les limites du conspirationnisme sont plus étroites. À un an d’une présidentielle qui s’annonce tumultueuse, on voit bien la difficulté: si un enseignant se mettait à vouloir démonter le discours conspirationniste qu’il prêterait à l’un des candidats, ce serait une faute professionnelle. Prenons aussi un exemple actuel: lorsque Alain Finkielkraut affirme que «l’affaire Denis Baupin» relève d’une machination multiculturaliste pour faire disparaître «l’affaire de Cologne», faudrait-il soutenir l’enseignant qui aurait décidé de déconstruire ce propos? On est bien là face à une rhétorique typique du conspirationnisme. Pourtant, les partisans de Finkielkraut hurleraient à la censure d’État et à la dictature du politiquement correct. Ceux qui détestent Finkielkraut feraient alors assaut de dénonciation du «deux poids, deux mesures». On serait, comme de coutume, réduits à une lamentable polémique.

On est bien là face à un problème de l’anticonspirationnisme: la démocratie n’est pas le règne du bien mais un système qui assure que les conflits se déroulent dans la paix civile.

Frontières ambiguës

Inévitablement, une action anticonspirationnisme a donc bien du mal à définir ses bornes. La dénonciation du complotisme souffre trop souvent non seulement d’un fort mépris de classe et générationnel mais d’une pathologisation médicale de l’opinion –que l’on retrouve dans certains discours sur la «déradicalisation» considérant l’adhésion à une idéologie extrémiste comme une preuve de dérangement psychiatrique, ce que les sciences humaines et sociales ont démontré comme étant faux (voir, entre autres exemples, les travaux de Christian Ingrao sur les cadres de la SS).

La personne à la pensée conspirative est jugée comme à soigner de son erreur. Pourtant, cette pensée n’est ni une maladie, ni un délit, ni une idéologie. Elle est une méthode de représentation du monde. Par exemple, le négationnisme consiste moins à dire que l’extermination des juifs d’Europe n’a pas eu lieu qu’à dire que, si elle n’a pas eu lieu mais qu’on le dit, ce serait la preuve de l’existence d’un complot juif mondial contrôlant toutes les institutions et tous les médias. La négation amène à l’argument conspirationniste, et ce dernier ramène à un antisémitisme particulièrement violent. Pour la paix civile et l’ordre public, le problème n’est guère qu’un esprit radical fantasme sur le grand complot mais est que l’étendue prêtée à ce complot puisse aboutir à ce qu’un de ces croyants passe à des actions violentes. Le «isme» crée bien une confusion en laissant à penser que le conspirationnisme est un en-soi –d’où le fait de pouvoir préférer l’expression de «théorie du complot».

La pensée conspirative n’est ni une maladie, ni un délit, ni une idéologie. Elle est une méthode de représentation du monde

En outre, le propos anticonspirationniste souffre d’ambiguïtés en sa façon d’être instrumentalisé. On se souvient que Philippe Val dénonçait dans les enquêtes du journaliste Denis Robert sur la banque Clearstream un conspirationnisme empruntant à l’antisémitisme. La justice a pour le moins montré que Denis Robert avait fait son travail, balayant Philippe Val (qui ne s’en est pas moins bien porté socialement). Il y a quelques années, lorsque Jean-Luc Mélenchon dénonçait «l’oligarchie», fusaient sur les réseaux sociaux des accusations de conspirationnisme et l’injure de «rouge-brun» à son égard. À diverses reprises depuis, le leader du Parti de gauche a été accusé d’«antisémitisme» et de «totalitarisme».

Mais si chacun peut démocratiquement être en désaccord avec Jean-Luc Mélenchon, il s’avère que sa critique de la transformation de la démocratie en oligarchie ne doit rien aux agitateurs antisémites mais beaucoup à Nicolas Machiavel, ayant là rénové un thème du philosophe grec Polybe. C’est le déficit culturel de ces accusateurs qui les amenaient à confondre, de même que l’usage de termes comme «totalitarisme», utilisé très loin de la façon dont le manient les historiens, ou de «rouge-brun», qu’aucun historien ou politiste ne peut considérer comme raisonnable.

L’argument anticonspirationniste peut de la sorte aboutir à un brouet qui n’a pas grand-chose à envier au conspirationnisme lui-même. Les fans d’Alain Soral voient des sionistes partout, les néoconservateurs français sont obsédés par le groupusculaire Parti des Indigènes de la République. À cette similitude, il y a une cause structurelle.

Hausse du niveau culturel

En effet, le conspirationnisme n’est pas le signe de stupidité naïve et juvénile que l’on moque parfois. Il suffit d’aller lire les commentaires sur le site d’Alain Soral. On y trouvera foison de gens ayant une maîtrise du langage, des notions d’économie, de droit, de géographie politique. Pour comprendre cela, il faut avoir à l’esprit que 38,2% des 25-30 ans sont diplômés du supérieur contre 7,8% des plus de 60 ans. Ces jeunes gens disposent donc des matériaux pour critiquer le monde, non forcément pour saisir pleinement le phénomène de transnationalisation qu’ils critiquent en le voyant, telle l’œuvre du «sionisme».

Si le conspirationnisme paraît séduire une part de la jeunesse, ce n’est donc pas parce qu’elle est plus bête, mais parce qu’au contraire elle dispose de plus de capitaux culturels, mais non assez pour décrypter la complexité de la globalisation à l’œuvre depuis deux siècles. Le phénomène du capital culturel certes à disposition mais non suffisant se retrouve souvent chez les anticonspirationnistes. Là aussi, en traînant sur les réseaux sociaux, on observe que les personnes qui paraissent les plus véhémentes sur ces questions sont souvent des bac+3/bac+5, elles aussi particulièrement sensibles à la question proche-orientale.

En somme, l’anticonspirationniste et le conspirationniste ont assez de capital culturel pour citer Hannah Arendt sur le totalitarisme, pas assez pour maîtriser les décennies de débat sur la critique du concept. On a bien, dans les deux cas, des postures identitaires d’individus entre déclassement et insertion compétitive. En miroir, ils représentent ce que la sociologie appelle classiquement des «intellectuels du second marché», dont le domaine argumentaire est avant tout esthétique et moral, usant de mots-valises plutôt que d’un outillage de sciences humaines et sociales (ces intellectuels du second marché sont aujourd’hui très actifs sur internet, qui leur permet de diffuser leurs opinions sans avoir à passer par le filtre qualitatif des éditeurs, mais Eric Zemmour ou Michel Onfray en sont deux autres exemples de grande envergure sociale).

Soubassement politique

Car, en fait, la théorie du complot renvoie toujours à une problématique politique sous-jacente. Chez les soraliens, c’est donc la transnationalisation. Il y a des siècles, quand on critiquait le complot jésuite, c’était la transformation d’une monarchie s’éloignant de la noblesse qui apparaissait en creux. Le thème du complot franc-maçon derrière la Révolution française renvoie à la naissance d’une sociabilité en loges qui redéfinissait l’espace public hors de la société des trois ordres, etc.

C’est en restant dans une critique des individus et arguments que l’anti-conspirationnisme se mue en idéologie, au détriment de la pédagogie

Chaque thématique conspirationniste ayant ainsi quelque succès nous éclaire sur les inquiétudes engendrées par les mutations de la société et de l’État. Répondre à la théorie du complot ne saurait donc être s’épuiser à éliminer une par une des arguties argumentatives: il s’agit d’expliciter le questionnement sous-jacent –ainsi on ne devrait répondre aux thèmes du «complot sioniste» ou du «grand remplacement» qu’en l’insérant à l’histoire de la globalisation et la transnationalisation. C’est en restant effectivement souvent dans une critique des individus et arguments que l’anticonspirationnisme se mue en idéologie, au détriment de la pédagogie.

C’est ce soubassement politique de la théorie du complot qui explique que, contrairement aux clichés conservateurs, elle ne soit pas réservée aux classes populaires et à la jeunesse d’origine immigrée. Sur un sujet plaisant, un sondage de mai 2016 de l’Ifop en atteste: si 20% des sondés croient que le Graal est détenu par une société secrète, 38% s’imaginent qu’il est dissimulé dans des ruines ou grottes au Moyen-Orient (comme dans le film d’Indiana Jones). Or, à y regarder, hauts revenus et diplômés sont en pointe dans ces représentations: ainsi, 52% des hauts revenus et 45% des diplômés des niveaux Master et Doctorat croient en la version de la dissimulation au Proche-Orient, contre 33% des titulaires d’un CAP ou d’un BEP. Voilà qui ne plaide pas pour la représentation courante selon laquelle la crédulité serait avant tout le fait des populations mal insérées scolairement et financièrement.

Alors, que faire? Agir dans le secondaire est une excellente initiative, que les signataires de la tribune ne critiquent aucunement. Pour mon humble part, j’ai eu l’occasion il y a un an de faire cours à de jeunes enseignants d’histoire-géographie afin de traiter des modalités pédagogiques sur les thématiques sensibles de leur enseignement (Moyen-Orient, extermination des juifs d’Europe, etc.). C’était leur première année en tant qu’enseignants, et la question de la réponse à donner à des élèves émettant des propos négationnistes ou conspirationnistes était clairement une de leurs demandes. Leur volonté d’efficacité pédagogique paraît parfaitement légitime.

Toutefois, le but de l’école n’est pas de doter les individus d’une idéologie devant assurer le «vivre-ensemble», comme le répète un mantra devenu quelque peu ridicule. Condorcet écrivait que l’éducation reçue devait permettre aux citoyens de critiquer leur propre système politique et d’ainsi le changer et l’améliorer. L’enseignement conçu de la sorte a une fonction d’émancipation individuelle et collective, ce qui fait horreur aux réactionnaires de tous bords. Ceux-ci trouveront donc infâme la tribune de Libération.

Second marché intellectuel

C’est là où il est intéressant d’observer la liste des signataires de la tribune. En début de liste, figurent trois enseignants du lycée d’Aubervilliers: Catherine Robert, Valérie Louys et Mathieu Mulcey. Manifestement, il s’agit d’éviter le malentendu grossier qui pourrait être d’imaginer que le propos du texte vise à délégitimer l’action en milieu scolaire.

Ensuite, on est, pleinement, dans le «premier marché intellectuel», c’est-à-dire de chercheurs ayant établi une œuvre intellectuelle dans le cadre canonique de la production universitaire. Il y a là les plus prestigieuses institutions: Collège de France, École normale supérieure, CNRS, Institut universitaire de France, etc.: Christian Baudelot, sociologue, professeur émérite à l’ENS; Florence Dupont, anthropologue des mondes antiques, professeure émérite de littérature latine à l’université Paris-Diderot; Stéphane François, maître de conférences à l’Ipag de l’université de Valenciennes; Nicolas Grimal, membre de l’Institut, professeur du Collège de France; Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’ENS de Lyon, membre senior de l’Institut universitaire de France; Jean-Loïc Le Quellec, anthropologue, directeur de recherches au CNRS et chercheur à l’Institut des mondes africains; Bernard Sergent, historien, préhistorien, mythologue au CNRS et président de la Société de mythologie française; Fabien Truong, sociologue, professeur agrégé à l’université de Paris-VIII; Gérôme Truc, sociologue, enseignant à l’ENS de Cachan.

Précisons que ces chercheurs sont aussi les plus légitimes sur cette problématique. Par exemple, Bernard Sergent, outre ses travaux sur les Indo-Européens, fut l’auteur d’une déconstruction, devenue un classique, des récupérations de ce sujet par l’extrême droite. Stéphane François est probablement l’universitaire français ayant le plus publié sur le conspirationnisme, encore présentement avec un article coécrit avec le professeur Olivier Schmitt dans la prestigieuse revue Diogène, ou dans un ouvrage que nous venons de cosigner aux Presses universitaires de Valenciennes.

Néanmoins, si s’avérait juste l’hypothèse que nous posions d’un anticonspirationnisme servant, volens nolens, de biais compétitif, à travers une rhétorique esthétique, à des individus dotés d’un capital culturel réel mais inférieur à celui du premier marché intellectuel, le paradoxe est donc bien que la proposition d’amélioration de l’offre pédagogique formulée par les légitimes producteurs de ce premier marché risque d’être retoquée par des enseignants d’histoire-géographie et des producteurs du «second marché intellectuel»... quitte à verser dans un anti-intellectualisme certes très mainstream mais qui aura tout à voir avec la façon dont le moindre jeune homme conspirationniste récuse l’autorité du diplôme et du savoir «officiels».

On sera, dès lors, dans la situation de la polémique stérile tel qu’évoqué plus haut. Mais, comme nous sommes encore quelques-uns à préférer penser le monde avec Machiavel et Condorcet qu’avec Huntington ou Drumont, on peut aussi avoir quelque espoir que progresse le nécessaire débat sur l’articulation entre libertés civiques et esprit critique.

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