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La «réforme des institutions» ne sauvera pas l’Union européenne

Ce n'est pas une meilleure gouvernance ou une réforme des institutions qui la sauveront: il lui faudra faire la preuve que, comme dans l'après-guerre, elle peut assurer «la paix et la prospérité».

PHILIPPE HUGUEN / AFP
PHILIPPE HUGUEN / AFP

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Si l’Europe apparaît à beaucoup non-démocratique, c’est ainsi que les pères fondateurs, et d’abord Jean Monnet, l’avaient voulue. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les peuples n’étaient, pensaient-ils, pas prêts pour une coopération transcendant les rivalités ancestrales. Cette coopération était pourtant nécessaire au redressement et à la survie du Vieux continent. Il fallait le prouver en marchant.

Et c’est ainsi qu’en 1957, sept ans après la Communauté du charbon et de l’acier, était créé le Marché commun. Il contenait deux promesses: la paix et la prospérité. Promesse tenue pendant les Trente glorieuses. Les peuples étaient absents mais contents. La première fois que les Français, par exemple, ont été appelés à se prononcer directement sur une question européenne, ce fut en 1972 à l’occasion du référendum sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne. Georges Pompidou, animé d’une méfiance historique vis- à-vis des Allemands, voulait avoir les Britanniques avec lui. Il n’avait pas les mêmes préventions à leur égard que De Gaulle, qui leur avait claqué deux fois la porte au nez.

Une instance de coordination entre États indépendants

La fois suivante, ce fut vingt ans plus tard, en 1992, pour la ratification du traité de Maastricht. Le résultat fut serré: 51% de oui contre 49% de non. Entre temps, la Communauté européenne avait changé de nature, sans trop le dire. Elle n’était plus seulement un espace de coopération économique. Elle s’étendait progressivement à des domaines de plus en plus larges, la justice, la police, la diplomatie, etc.

Elle n’était pas un État supranational, ni même une Fédération d’États-nations, selon l’expression de Jacques Delors, mais elle était un peu plus qu’une instance de coordination entre États indépendants. Ces derniers consentaient petit à petit des abandons de souveraineté. Ses institutions étaient un mélange inconnu jusqu’alors dans les traités de droit constitutionnel, un «objet institutionnel non-identifié», disait le même Jacques Delors, président de la Commission européenne. Contrairement à ce qu’affirmaient les eurosceptiques, celle-ci, désignée sous le vocable réducteur de «Bruxelles», ne faisait pas la pluie et le beau temps. Gardienne des traités et possédant théoriquement le monopole de l’initiative, elle était en réalité sous le contrôle du Parlement européen et surtout des représentants des États-membres, sous la forme des conseils de ministres et du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement.

Cette construction originale souffrait-elle d’un «déficit démocratique»? Oui et non. Non, si l’on considère que la Commission et son appareil bureaucratique ne peuvent agir sans l’aval des États, représentés par des dirigeants politiques bénéficiant chacun dans son pays d’une légitimité démocratique, et sans l’assentiment des députés européens, élus depuis 1979 au suffrage universel.

Mais il s’agit là d’un contrôle démocratique indirect, bien lointain aux yeux des citoyens européens. D’autant plus que les dirigeants politiques nationaux ont la fâcheuse habitude de faire porter à «Bruxelles» la responsabilité de leurs propres échecs et que le Parlement européen n’apparaît pas, par son mode d’élection fractionné selon les États et par son mode de fonctionnement –connivence entre les deux grands groupes conservateur et social-démocrate qui se partagent les pouvoirs– comme un vrai Parlement. Ce n’est pas la faute à «l’Europe». Ce sont les responsables politiques des États-membres qui l’ont voulu ainsi parce qu’ils ont tous, les uns après les autres, renoncé à l’utopie des États-Unis d’Europe. C’est-à-dire à une véritable fédération où les pouvoirs seraient clairement répartis entre un organe exécutif, la Commission faisant par exemple office de gouvernement, et des assemblées parlementaires, représentants l’une les États-membres, l’autre les citoyens en fonction du principe un homme, une voix.

Un système bâtard

L’Union européenne fonctionne selon un système bâtard où les fonctions exécutives sont partagées entre la Commission et le Conseil et les fonctions législatives entre ce même Conseil et le Parlement. Comment le citoyen européen qui n’a pas suivi des cours de droit constitutionnel européen pourrait-il se retrouver dans cette confusion? Le système pouvait fonctionner aussi longtemps que les instances européennes avaient des compétences clairement délimitées et qu’elles «délivraient», c’est-à-dire qu’elles remplissaient leurs objectifs: assurer la paix et la prospérité. Sans entrer dans la question posée par l’ancien ministre des Affaires étrangères et ancien conseiller de Mitterrand, Hubert Védrine, de savoir si c’est l’Europe qui a apporté la paix, ou si c’est la paix qui a permis l’intégration européenne, force est de constater que cet impératif de l’après-Seconde Guerre mondiale a perdu peu à peu de son attractivité auprès des jeunes générations. Il est devenu, à tort ou à raison, une évidence.

Quant à la prospérité, elle a été mise en cause à la fin des Trente glorieuses par la mondialisation puis par la crise économique et financière de 2007-2008, dont l’Europe n’est pas encore sortie. D’autant plus qu’entretemps, l’Union européenne, au nom de la paix et de la prospérité, s’était élargie aux anciens Etats d’Europe centrale et orientale libérés en 1990 de la tutelle soviétique (plus Chypre et Malte).

Le moment d’euphorie passé, les citoyens européens ont eu l’impression d’avoir été placés devant le fait accompli. Il y eut bien, au début des années 2000, la tentative de réformer les institutions européennes pour les adapter à la nouvelle situation. La Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing, qui se voyait déjà le George Washington du Vieux continent, a préparé un traité institutionnel, sorte de Constitution européenne qui ne voulait pas dire son nom pour ne pas effrayer les eurosceptiques (notamment les Britanniques). Mais ce texte a été repoussé en 2005 lors de deux référendums aux Pays-Bas et en France.

Un vaste programme

Le tour de passe-passe a consisté à faire adopter par les parlements un traité, dit de Lisbonne, proche du texte qui avait été rejeté par le vote populaire. Il n’est pas pour rien dans la décrédibilisation actuelle de l’Europe et dans le sentiment que les élites méprisent la voix des peuples. L’Europe est l’objet sur lequel se cristallisent tous les mécontentements, qui symbolise une entreprise gérée par une élite mondialisée pour son propre profit, et qui attire tous les damnés de la terre, aux dépens des intérêts des «vrais gens» menacés dans leur mode de vie et leur identité. Ainsi se nourrit le vote populiste qui prospère dans tous les pays d’Europe, avec plus ou moins d’intensité selon les situations sociales et les précédents historiques.

A quelques rares exceptions, les élections de ces dernières années, européennes, nationales ou locales, ont vu la montée des partis populistes, souvent proches de l’extrême-droite. Ils ont drainé vers eux les couches populaires qui pour beaucoup d’entre elles votaient traditionnellement à gauche. La tendance s’est confirmée lors du référendum britannique.

Un tiers des électeurs proches du Parti travailliste s’est prononcé pour la sortie de l’UE. Même si le fonctionnement de l’Europe doit être démocratisé, ce n’est pas avec une réforme des institutions ou une «meilleure gouvernance» de la zone euro que les citoyens qui l’ont désertée, la rejoindront. C’est seulement si elle répond à ce que le Premier ministre belge Charles Michel (libéral) a fixé comme objectif au lendemain du vote du 23 juin: «démontrer la plus-value européenne dans le quotidien des citoyens». Vaste programme.

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