Boire & manger

Non, les blends ne sont pas des sous-whiskies (bande de snobs)!

Contrairement à ce que vous pensez, tous les blends ne font pas office de décapant. Mise au point.

Laboratoires où l’on assemble les échantillons pour créer les assemblages chez William Grant
Laboratoires où l’on assemble les échantillons pour créer les assemblages chez William Grant

Temps de lecture: 5 minutes

Les puristes –mais non, parlons-nous franchement: les snobs– ne jurent que par les single malts, jaugeant avec dédain les blends, ces «sous-whiskies» qui dénaturent le Coca et garnissent les rayons à ras du sol dans les supermarchés. Les blended whiskies[1], qui assemblent des single malts de différentes distilleries à des whiskies de grain, n’ont pourtant pas été créés pour le plaisir de vous faire vriller sur Facebook. Alerte spoiler: leur qualité a même longtemps surpassé celle des malts.

1.Comment les blends ont conquis le monde

 

Flashback. Nous sommes en 1860, les whiskeys irlandais dominent le monde mais au Royaume-Uni la loi vient d’autoriser les assemblages des whiskies de malt et de grain. C’est avec cette arme que le scotch va conquérir la planète, sous l’impulsion des grands blenders, les George Ballantine, John Walker, John Dewar, les frères Chivas and Co… À une époque où les gnôles d’orge maltée écossaises vous laissaient volontiers la glotte à vif, les assembler à des whiskies de grain plus ronds, plus souples, permit d’en améliorer le toucher et de les rendre attrayants au plus grand nombre.

2.Les whiskies que tout le monde achète (mais que personne ne boit)

 

Retour vers le futur: en 2016, les blends représentent toujours 90% de la consommation mondiale du whisky et, en France, neuf d’entre eux se logent dans le Top 10 des meilleures ventes[2]. Pourtant, les single malts occupent la quasi-totalité de la littérature consacrée au whisky. Et vous faites la grimace dès qu’on évoque ces laissés-pour-compte que tout le monde achète mais que, apparemment, personne ne boit!

Pourquoi ce désamour? Certes, la grande distribution a grandement contribué à galvauder les blends, achetés en raison de leurs prix attractifs et non plus pour leur goût. À force de tailler dans le gras pour faire baisser les coûts, les gnôles ont perdu beaucoup de leurs arômes. Même à vil prix, ça fait cher les 70 centilitres d’éthanol…

3.La ritournelle du «C’était mieux avant»

 

La texture est différente, ils sont plus ronds, plus gourmands, plus complexes également. Souvent un peu gras en bouche, beaucoup plus proches des single malts, ils n’ont pas du tout ce côté sec et alcooleux qu’on trouve souvent désormais

Philippe Gosmand, amateur de whisky

Philippe Gosmand est un amateur de whisky devenu collectionneur à l’insu de son plein gré –cela arrive. Oh, bêtement: en achetant un peu plus de bouteilles qu’il ne pouvait en boire et en les mettant de côté «pour plus tard». Moyennant quoi, la réserve pour plus tard s’est étoffée, mais la petite centaine de quilles ouvertes laisse quand même le choix pour l’apéro. Depuis deux ans et demi, Philippe organise donc à Paris, avec son Rare & Collectors Whisky Club, des dégustations sélectes. Et a posé récemment sur la table des blends blockbusters, mais datant des années 1960 à 1980.

«Rien à voir! La texture est différente, ils sont plus ronds, plus gourmands, plus complexes également. Souvent un peu gras en bouche, beaucoup plus proches des single malts, ils n’ont pas du tout ce côté sec et alcooleux qu’on trouve souvent désormais. Le Ballantine’s 17 ans des années 1980 ou le Black & White des seventies étaient tourbés, vraiment tourbés. Le Clan Campbell 8 ans de la fin 70’s, c’est top, le Dimple 12 ans même époque également, superbe, fumé, résineux, avec un boisé acajou… Le Johnnie Walker Black Label des sixties était fantastique. Attention: tout n’était pas sublime, loin de là. Je débouche beaucoup de blends collectors qui ne sont franchement pas bons.»

4.D’accord, mais qu’est-ce qui a changé?

 

N’oublions pas que, dans les années 1970, les distilleries écossaises en pleine crise de surproduction écoulaient dans les blends leurs malts âgés, parfois de plus de 20 ans, faute de savoir quoi en faire. Mais, des explications, Andrew Rankin en avance quelques autres. Ce blender passé par Chivas Brothers et Morrison-Bowmore en plus de quarante ans de carrière s’est récemment arrêté à The Whisky Shop Paris le temps de présenter deux assemblages d’exception, 48 et 50 ans d’âge, embouteillés par The Last Drop. Deux petits miracles, témoins d’un temps disparu désormais voués à la fugacité et à l’étreinte du souvenir.

«Dans les années 1960-70, n’importe quel assemblage de grande marque comprenait soixante à quatre-vingts whiskies, contre vingt à vingt-cinq au grand maximum aujourd’hui, baisse des coûts oblige. Les proportions de malt étaient également plus importantes, en général 60% pour 40% de grain. À présent, estimez-vous heureux s’il y a 20% de malt dans la bouteille! Les blends se sont simplifiés, mais leur qualité s’est globalement améliorée et même les marques de supermarchés tiennent la route: regardez les whiskies d’Aldi et Lidl, qui raflent des médailles dans les concours. Car une chose a tout changé: la gestion du bois. Il y a encore vingt ans, on se fichait des barriques mais, désormais, les grands blenders investissent énormément dans des fûts de qualité.»

5.Des (bons) blends qui changent des (moins bons) blends

 

Disons que la qualité s’est homogénéisée sans plus atteindre les sommets, alors qu’autrefois on touchait au sublime ou au concentré d’acétone à la grande loterie des blends. «On passe des assemblages trop légers dans des fûts trop actifs, et c’est précisément ce qui rend les blends aussi ennuyeux aujourd’hui, lâche lapidairement John Glaser. Mais on peut créer des blends originaux et ambitieux.» Le taulier de Compass Box œuvre avec talent à la réhabilitation de ces mal aimés avec des assemblages minimalistes à maxi effet: Asyla et Great King Street Artist incorporent un whisky de grain et trois malts seulement, le castagneur Great King Street Glasgow tricote son beau sherry tourbé sur un grain et cinq malts, et le polémique This Is Not A Luxury Whisky sur deux grains et deux malts.

On dit que la distillation est une science et l’assemblage, un art. Celui des blends est un exercice de funambule qui, quand il est réussi, fait disparaître le fil

On dit que la distillation est une science et l’assemblage, un art. Celui des blends est un exercice de funambule qui, quand il est réussi, fait disparaître le fil. Johnnie Walker Double Black déroule le velours sur la tourbe. Black Bull, naseaux crachant le sherry, vous charge tête baissée à 50°, et s’attrape par les cornes avec ses 50/50 malt et grain. Nikka From The Barrel, 100 whiskies dans un cube de verre, vous fibrille les papilles. Les Ballantine’s 17 ans ont peut-être perdu leur tourbe mais pas la grâce. Et son dernier rejeton en date, Hard Fired, tout comme le tout nouveau Rye Cask de Johnnie Walker, louchent vers les bourbons avec un aplomb qui devrait faire des émules.

Parce qu’on a beau aimer un peu, beaucoup, à la folie, passionnément le whisky, on n’a pas forcément toujours envie de s’asperger le gosier d’un single malt brut de fût si possible majeur. Et, entre un 100% malt sans âge, sans surprise et sans émotion et un blend de qualité, mes papilles ont vite choisi (mon porte-monnaie aussi, parfois).

«Pour la génération de mon père, les blends représentaient la porte d’entrée dans le monde du whisky, se souvient Donald MacKenzie, Écossais poussé sous la pluie d’Islay, ambassadeur des whiskies distribués par la maison Dugas, et créateur de Flatnöse, le bon petit blend à sortir entre potes. On goûtait un blend générique, puis on passait à un blend de marque, éventuellement à un blend exclusif. Et un jour, peut-être, on franchissait le pas vers les single malts –mais c’était jugé prétentieux. Et ce parcours, cet apprentissage te prenait vingt ans! Aujourd’hui, les nouveaux publics arrivent direct sur les single malts et s’imaginent que les blends ne sont pas dignes d’intérêt, parce qu’ils ne se retrouvent pas dans ces whiskies trop jeunes avec 5% de malt.» Hé, les gars, allez ranger le chariot sur le parking, récupérez la pièce de 1 euro et poussez la porte d’un caviste: vous y trouverez des blends qui changent… des blends.

6.Sans les blends, on ne boirait pas autant de single malts

 

«Il y a aujourd’hui tellement de nouveaux single malts qui sortent… La confusion est totale pour l’amateur, qui peine à s’y retrouver, remarque l’immense Jim Beveridge, master blender de Diageo, garde-chiourme, entre autres, de la gamme Johnnie Walker. Au moins, les blends ont la vertu de simplifier un peu les choses. Mais n’oubliez jamais cela: c’est la fabrication de nos blends qui commande ce que produisent nos distilleries. Si tous ces fantastiques single malts sortent de nos chais, c’est parce que nous en avons besoin pour élaborer des blends.» Compris? Au lieu de railler les buveurs de blends, les amateurs de single malts devraient plutôt les remercier.

1 — Littéralement: whiskies d’assemblage. Retourner à l'article

2 — L’intrus n’étant même pas un single malt mais… Jack Daniel’s. Retourner à l'article

 

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