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Chers Anglais, ne vous tirez pas!

Le maintien dans l'Union européenne serait conforme à une tradition locale: ne pas changer ce qui marche, cahin-caha certes, au profit du saut dans l’inconnu.

Des partisans du «remain», le 19 juin 2016 I Daniel Leal-Olivas / AFP
Des partisans du «remain», le 19 juin 2016 I Daniel Leal-Olivas / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Les derniers sondages indiquent une légère avance des partisans du maintien de la Grande-Bretagne dans l'Union européenne lors du referendum de ce 23 juin. Il est désormais possible que David Cameron soit sur le point de gagner son pari. C’était risqué. Les Britanniques sont gênés aux entournures par ce type de scrutin brutal, jadis spécialité des régimes autoritaires continentaux et pas du tout conforme au principe de représentation indirecte, fondement de la monarchie parlementaire. Ils y ont eu recours la première fois pour se maintenir en 1975 dans ce qui s’appelait encore la Communauté économique européenne. Ils avaient alors dit oui à plus de 67% pour rester.

En 2014, c’étaient les Écossais qui voulaient faire chambre à part. Ils étaient demeurés finalement dans le Royaume, à 55%,  avec ce spectacle étonnant de la reine campant ostensiblement dans son château de Balmoral, en terre écossaise, pour proclamer, sans le dire, où allait son cœur. Un parlement tout puissant, une monarchie qui se laisse dépouiller peu à peu de son pouvoir, au point de symboliser désormais uniquement l’unité nationale. On est loin de François Hollande, quoique. On est aussi très loin de Barack Obama, canard boiteux lui aussi.

Le respect de la tradition

On est dans une île, ou plutôt plusieurs, car rien n’est simple au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande-du-Nord, son nom officiel, sans compter Jersey et Guernesey, qui dépendent directement de la Couronne et autres joyeusetés. La constitution britannique, que personne n’a eu l’outrecuidance de rédiger, est fondée sur la jurisprudence, le droit conquis, acquis puis consacré par la tradition. Pourquoi changer ce qui a plutôt bien fonctionné jusqu’ici puisqu’après avoir coupé la tête de leur roi, plus d’un siècle avant les Français, les Britanniques en sont venus à transformer leur souverain en une des plus grandes attractions touristiques de la planète?

Comme le whisky écossais qui n’est jamais que de l’alcool de grain, des arômes de tourbe, de sel marin et de charbon de bois, sans compter le reliquat laissé dans le chêne des tonneaux par le porto qu’ils ont jadis contenu, la monarchie britannique est à la fois délicieuse et subtile. Elle rapporte plus qu’elle ne coûte, tout en étant à peu près incompréhensible, c’est peut-être voulu, au commun des mortels. À propos, que souhaite la reine? Bien malin qui pourrait le dire.

Boris Johnson croit que son heure est venue de remplacer David Cameron à la tête du parti conservateur à la faveur du Brexit

La constitution, qui n’existe pas, lui interdit de prendre position sur un sujet de ce genre, mais elle-même ne se prive pas de donner son avis à un de ses sujets, son Premier ministre, qui est tenu de la visiter une fois par semaine, avec pour premier devoir de ne pas arriver en retard. Churchill s’y est risqué une fois, pendant la guerre, avec cet argument qu’il croyait imparable. «Je vous apporte la victoire», disait-il. C’était El-Alamein. «Peut-être, Monsieur, mais vous êtes en retard», lui a rétorqué le roi George VI, celui-là même qui avait difficilement corrigé son bégaiement pour prononcer son premier discours de roi.

Une reine pro-européenne?

On ne sait pas ce que se disent chaque semaine Elisabeth II et David Cameron. Les spécialistes de la monarchie disent que la reine est pro-européenne. Elle pourrait, à elle seule, faire basculer la balance si elle apparaissait à la télévision pour prôner le maintien du Royaume dans l’Union. Elle ne le fera pas, parce qu’à 90 ans elle ne va pas changer brusquement de comportement et soudain ruer dans les brancards. Elle ne le fera pas sauf si son Premier ministre le lui demande. Elle est, dans ce cas, obligée de s’exécuter.

Ce serait une grande première dans l’histoire constitutionnelle du pays, lequel, une fois de plus, n’a pas de constitution écrite, mais un amoncellement jurisprudentiel, qui contient une bonne dose de droit normand, la Magna Carta, les acquis de la Glorieuse Révolution de 1688 et ceux d’une démocratie parlementaire régulièrement revisitée et modernisée. Il y a du neuf, tissé solidement sur du vieux, et la trame est incroyablement résistante. Rappelons que le régime n’a pas connu de brusque changement, mais seulement une évolution paisible depuis 1688. Combien de régimes se sont succédés en France depuis cette date? Une monarchie absolue, deux Empires, cinq Républiques… Sans compter plusieurs révolutions, depuis la grande, celle de 1789, jusqu’à la plus improbable, celle de 1968, qui n’a finalement bouleversé que les mœurs.

Le clown et le crétin

On en vient aux arguments des deux camps. Du côté de la sortie, il y a un clown et un crétin. On voit d'emblée où se situe l'auteur de ces lignes. Le clown, c'est Alexander Boris de Pfeffel Johnson, dit Boris Johnson, ancien maire de Londres, surtout connu grâce à sa crinière blonde et à cause de ses colères contre tout ce qui est continental, pas britannique, et pas comme lui. Le chef de file du Brexit est né à New-York en 1964 et parle assez bien le français. Enfin, quand il n'a pas un coup dans le nez. Je n'invente rien. C'est un confrère et néanmoins ami qui m'a raconté ses sorties au pub avec l'énergumène. «En dessous de huit, ce n'est rien, au-dessus de huit, ça craint.»  Il s'agissait de pintes de bière, vous l'aviez deviné sans doute.

Boris croit que son heure est venue de remplacer David Cameron à la tête du parti conservateur à la faveur du Brexit. S'il y parvient, on n'a pas fini de rire, mais de loin, car Boris a promis de détacher définitivement l’Angleterre du continent dont elle n'est séparée, comme le disait un général de brigade français, que par un fossé anti-char large de 30 kms. Ce serait bientôt, selon toute vraisemblance, le radeau de la Méduse, mais Boris n'en a cure. Il serait le seul maître à bord, après Dieu ou après la reine, comme il vous plaira. Cela tanguerait ferme, la City se délocaliserait peut-être à Hong-Kong, à Singapour ou à New-York. Tiens, c'est là qu'il est né, Boris. Aucun rapport, me direz-vous, quoique. Voilà pour le clown.

Passons au crétin. Il s'appelle Nigel Farage. Il est aussi né en 1964, mais dans le Kent. Il a été, n’a plus été, puis est redevenu chef du Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (Ukip), une formation résolument anti-européenne, c'est à cela, et même à cela seulement qu'on la reconnaît. On l'a beaucoup vu ces derniers temps à bord d’un bateau sur la Tamise avec un mégaphone, criant tout le mal qu'il pensait des Européens en général, des Français et autres immigrés en particulier, car il y a beaucoup de banquiers français dans la City, de cuisiniers français dans tout le pays, et d'étudiants hexagonaux et étudiantes hexagonales dans toutes les universités, y compris à la London School of Economics, l'équivalent d'HEC, plus Dauphine, plus quelques autres institutions que je n'ai pas le temps de détailler ici.

«Le peuple est induit en erreur»

Les arguments en faveur du Brexit ont été admirablement résumés (et démontés) par John Major. Dans une vidéo postée début juin sur le thème «Britain Stronger in Europe» («La Grande-Bretagne plus forte à l'intérieur de l'Europe»), l’ancien Premier ministre conservateur est un peu énervé, ce qui n’est pourtant pas son genre. «Je suis en colère devant la façon dont le peuple britannique est induit en erreur. Ce referendum est beaucoup plus important que de simples élections. Cela va affecter la vie des gens pour très longtemps», dit-il. L’économie britannique pâtirait beaucoup, selon lui,  d’une sortie de l’Union européenne. Mais quelques experts disent le contraire…

C’est notre avenir, celui de nos enfants et petits-enfants que nous jouerions à la roulette russe si nous quittions l’Union européenne

John Major

On reprend. «L’idée selon laquelle les gens qui mènent la campagne du Brexit se soucieraient du Service national de santé  [le NHS, l’équivalent britannique de la Sécurité sociale, avec gratuité totale des soins] est assez bizarre. Boris voulait faire payer les gens pour y avoir accès. Le NHS est aussi en sécurité entre ses mains qu’un hamster d’appartement confié à un python affamé», dit-il. «C’est notre avenir, celui de nos enfants et petits-enfants que nous jouerions à la roulette russe si nous quittions l’Union européenne», dit encore John Major.

On a passé en revue ici les conséquences probables, pour les Britanniques eux-mêmes, d’une sortie de l’Union européenne. Evidemment, comme le dit John Major, c’est au peuple britannique de se prononcer. Mais avec des faits à l’appui. Or la campagne en faveur du Brexit accumule les contre-vérités, les statistiques truquées, et les arguments les plus improbables. Voir Boris affirmer sans rire qu’il défendra le NHS est déjà comique en soi.

Bataille d'experts

Quels sont les arguments en faveur du maintien dans l’Union européenne? Ils sont tout aussi difficiles à évaluer et à chiffrer. La bataille d’experts fait rage. Elle risque de durer quelle que soit l'issue du referendum. L’assassinat de la députée travailliste pro-européenne Jo Cox par un déséquilibré néo-nazi criant «la Grande-Bretagne d’abord!» a fait basculer l’opinion en faveur du maintien. Cette même opinion était encore jusque-là nettement favorable à la sortie. L’opinion est fébrile, changeante, presque insaisissable. On est désormais dans la situation que les Britanniques détestent le plus, devoir se prononcer au milieu des cris, des invectives, des émotion diverses et bruyamment exprimées, avec en prime l’assassinat d’une députée au parlement de Westminster, événement sans précédent au Royaume-Uni.

Le maintien dans l’Union européenne n’est pas la solution idyllique, loin de là. Il n’y a pas d’idylle en diplomatie ni en politique. Il est cependant conforme à une tradition locale: ne pas changer ce qui marche, cahin-caha certes, mais qui a fait ses preuves, au profit du saut dans l’inconnu. Boris Johnson chef du parti conservateur, puis éventuellement Premier ministre? Capitaine du radeau de la Méduse ? Mieux vaut évidemment David Cameron, qui vient de lancer un appel, très bref, à ses compatriotes: «Brits, don't quit!». Cela se comprend tout seul.

Il est temps de conclure: «Messieurs les Anglais, restez avec nous! Ne partez pas les premiers.»

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