Parents & enfants

Les illusions de la démocratisation scolaire

Une scolarisation précoce et une conception élargie de l'éducation sont nécessaires pour espérer réduire les inégalités sociales par le biais de l'école.

Lors du baccalauréat 2016, à Strasbourg. AFP.
Lors du baccalauréat 2016, à Strasbourg. AFP.

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Les chercheurs américains des années 1960 qui travaillaient sur la mobilité sociale plaçaient beaucoup d’espoir dans l’école. Les travaux de Blau et Duncan avaient montré que l’école jouait un rôle important dans les mécanismes de reproduction sociale, mais qu’elle pouvait aussi favoriser la réussite individuelle indépendamment de l’origine sociale des élèves. On pouvait donc espérer qu’une politique éducative bien menée contrecarre les effets de la reproduction sociale liée au milieu familial.

Ces espoirs ont été en partie déçus. D’après les travaux les plus récents (ceux de Richard Breen et de ses collègues), les inégalités d’éducation en fonction de l’origine sociale se seraient certes réduits sur le long terme (Breen et ses collègues examinent le destin de cohortes nées en 1900 et 1954) mais ce mouvement est lent et relativement modéré. Les inégalités de réussite en fonction du milieu social d’origine restent extrêmement marquées.

Cette lenteur du processus de démocratisation peut trouver une explication rationnelle, celle qu’avançait déjà Raymond Boudon dans son fameux livre sur l’inégalité des chances en 1973. Il ne faut pas juger des différences de réussite de manière absolue, mais de manière relative en fonction de la distance que les individus ont à parcourir pour atteindre un point donné de la hiérarchie sociale et scolaire. Plus cette distance est grande (du fait d’un point de départ peu élevé), plus les coûts et les risques pour l’atteindre sont élevés. Les individus et leurs familles évaluent évidemment ces coûts et  ces risques à chaque seuil d’orientation et font la balance avec les bénéfices escomptés pour décider de leur orientation et du niveau visé.

Le social n'explique pas tout

Raisonner en matière d’inégalités et de démocratisation scolaires de manière absolutiste, comme le font souvent les sociologues de l’éducation en France, est une erreur de jugement. Pourquoi fustiger le processus de démocratisation en le dénommant «ségrégatif» au prétexte par exemple que la démocratisation du baccalauréat s’est effectué principalement avec le développement des filières professionnelles auxquelles les élèves d’origine populaire ont eu un plus large accès? C’est oublier cette idée de bon sens que la démocratisation se construit par étapes et que ceux qui partent du bas ne veulent, ni ne peuvent, en moyenne, franchir d’un coup tous les barreaux de l’échelle. Si l’on supprimait les barreaux inférieurs ou intermédiaires au nom de cet absolutisme égalitaire, il est à parier que le processus de démocratisation s’en trouverait, non pas accéléré mais ralenti. Il faut donc se féliciter et non se plaindre qu’on les ait introduits.

Depuis les travaux de Boudon, cependant, d’autres travaux ont apporté un éclairage nouveau sur les difficultés de l’école à réduire les inégalités sociales et ces travaux jettent une lumière plus pessimiste sur la capacité intrinsèque qu’elle aurait d’y parvenir. Ces travaux, dus à des psychologues et des économistes (comme James Heckman, prix Nobel d’économie), montrent deux choses importantes. Tout d’abord, il y a dans la réussite scolaire et professionnelle un effet de variabilité individuelle qui reste inexpliqué par les variables classiques de stratification sociale. Cela peut sembler une évidence, mais qui avait été oubliée par les travaux de sociologie critique des années 1960, le social n’explique pas tout et au départ de leur vie les individus sont dotés de capacités inégales. Mais surtout, ces capacités, cognitives notamment, se forment très tôt dans l’enfance et la famille joue un rôle clef dans leur formation et leur amélioration. Or, les familles elles-mêmes sont très inégalement dotées pour jouer ce rôle, tant sur le plan matériel (taille du logement, par exemple) que sur le plan du soutien cognitif et affectif que peuvent apporter les parents.

Cette inégalité de départ est d’autant plus préjudiciable, c’est le second point, que l’efficacité des interventions pour améliorer les capacités cognitives décroît très rapidement après la prime enfance. Tout se joue donc très tôt, au sein des familles, en grande partie avant même le début de la scolarité obligatoire.

Si l’on voulait vraiment réduire les inégalités sociales devant l’école, faudrait-il alors généraliser l’expérience initiale des Kibboutz  où les enfants étaient retirés à leurs parents et élevés en commun? Une telle proposition n’aurait évidemment aucune chance d’être acceptée. Les membres des sociétés occidentales font passer les liens du sang avant l’égalité, même si ces liens du sang contribuent à la miner de l’intérieur. D’autres exemples le montrent: l’héritage est plébiscité, même par les personnes sans patrimoine, bien que l’on sache qu’il s’agit d’un des principaux mécanismes de reproduction de l’inégalité matérielle. 

Capacités non cognitives

Même si, par réalisme, l’on doit renoncer aux solutions radicales, on peut néanmoins promouvoir une scolarisation précoce, tout en ayant bien conscience que les capacités cognitives se construisent tout en autant (et peut-être plus) dans les interactions quotidiennes que dans les apprentissages formels. Même si l’enfant est scolarisé très tôt, ces interactions et ces stimulations (ou leur défaut) prennent place, pour une large part, dans le cadre des relations entre les parents et leurs enfants.

En lien avec ce dernier constat, un autre point, issu des mêmes catégories de travaux, doit être souligné. La réussite scolaire et professionnelle ne dépend pas que des capacités cognitives. Elle dépend aussi, pour une part équivalente, des capacités non cognitives ou des traits de personnalité comme le caractère consciencieux ou la stabilité émotionnelle. Ces faits sont bien établis par les travaux des psychologues. Traditionnellement, on considère que le rôle de l’école est de transmettre les capacités cognitives, tandis que celui de parents, au travers de l’éducation, est de transmettre des valeurs et des normes de comportement. Mais ce partage des tâches, qui pouvait peut-être fonctionner dans un état antérieur du rapport à l’école, contribue aujourd’hui à perpétuer et même renforcer l’inégalité de réussite scolaire et professionnelle en fonction du milieu social.

En effet, le contexte a doublement changé. D’une part, la massification scolaire a conduit un nombre grandissant d’élèves aux profils variés à un niveau auquel ils n’accédaient pas autrefois. D’autre part, le passage d’une économie industrielle à une économie de services rend les qualités comportementales et relationnelles plus importantes pour accéder à l’emploi. Or à l’instar des capacités cognitives, les capacités non cognitives utiles à la réussite sont transmises inégalement par les parents. Si l’école se désintéresse de cette tâche comme elle le fait traditionnellement, elle amoindrit les chances de succès des enfants dont les parents assurent moins efficacement ce rôle éducatif.

Ne pas se résigner

Alors, faut-il se résigner à ce que l’école renonce à son rôle de grand égalisateur des conditions sociales? Il faut sans doute en rabattre sur l’optimisme qui prévalait dans les années 1960, mais il ne faut certainement pas renoncer pour autant à toute ambition en matière éducative. En effet, les travaux empiriques montrent que, même si les progrès d’ensemble sont lents et modestes, certains pays réussissent beaucoup mieux que d’autres en la matière.

Ces pays ont tiré les leçons des quelques constats qui ont été rappelés ici. Ils mettent en œuvre une scolarisation précoce, ils mettent l’accent sur l’acquisition des compétences de base dans les premières années de la scolarité, ils ne limitent pas la tâche de l’école à la transmission de capacités cognitives et conçoivent l’éducation de manière plus large en incluant la formation de la personnalité en lien avec les valeurs qui fondent la société, ils sont très attentifs à la qualité pédagogique des enseignants et à leur formation professionnelle en la matière, ils ont l’obsession de ne laisser personne au bord de la route et mettent en place des procédures de repérage et de soutien des décrocheurs.  La mise en œuvre de ces principes et de quelques autres n’efface pas toutes les inégalités sociales devant l’éducation, mais elle permet de les réduire de manière significative. Les pays qui, comme la France, ont pris beaucoup de retard en la matière devraient s’en inspirer.

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