France / Économie

Jean-Jacques Urvoas: «Les lanceurs d’alerte dénoncent, et la loi donne les moyens de mener l’investigation»

Le ministre de la Justice commente la loi Sapin 2, au moment où les autorités anti-corruption du monde entier se réunissent à Paris.

Le ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas, le 8 juin 2016. STEPHANE DE SAKUTIN / AFP.
Le ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas, le 8 juin 2016. STEPHANE DE SAKUTIN / AFP.

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Les lanceurs d’alerte vont-ils être vraiment mieux protégés? C’est l’objectif d’un des volets du projet de loi Sapin 2, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale et dont le Sénat doit se saisir début juillet. Mais bien que le texte instaure un dispositif d’accompagnement et de protection, il est critiqué par les ONG qui considèrent que, en l’état, il ne protège pas tous les lanceurs d’alerte, et notamment ceux qui dénoncent une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général.

Si cette faille n’est pas comblée, on pourrait un jour voir des lanceurs d’alerte inculpés, comme ce fut le cas au Luxembourg pour Antoine Deltour, traduit en justice pour avoir révélé des accords entre le fisc luxembourgeois et de grands groupes multinationaux. Un comble!

Un face à face entre citoyenneté et compétitivité

Les critiques des ONG sont d’autant plus fondées que la récente directive européenne sur le secret des affaires crée en l’état de nouveaux espaces d’insécurité dès l’instant où une entreprise pourrait invoquer le respect de la confidentialité face à la concurrence pour attaquer un lanceur d’alerte. Les enjeux de compétitivité s’opposent aux intérêts sociaux et citoyens.

Toutefois, le ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas réfute tout laxisme dans l’élaboration de cette loi. «Personne ne va nier les bonnes intentions des lanceurs d’alerte, mais on n’écrit pas le droit avec des bonnes intentions. Le droit a vocation à être opposable. Et pour être efficace, il doit être lisible et prévisible, nous explique le Garde des Sceaux. Pour avancer, comme nous inventons un droit nouveau, nous nous sommes appuyés sur des éléments stabilisés, pour éviter de créer une béance d’instabilité. C’est ce qui garantit l’efficacité judiciaire ensuite.»

Mais un projet de loi n’est pas figé. Entre son passage au Sénat et son retour devant l’Assemblée nationale, ce texte relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique pourrait encore évoluer, ce qui justifie la pression qu’entretiennent les ONG comme Oxfam France et Transparency International sur le sujet.

Et il n’est pas interdit de penser que, dans le cadre des Rencontres internationales des autorités anti-corruption qui se tiennent du 14 au 16 juin à Paris, les échanges d’expériences et de bonnes pratiques puissent donner des idées pour faire évoluer le texte. Au-delà des colloques et symposiums régulièrement organisés, il s’agit en l’occurrence de permettre à des praticiens de partir de cas concrets pour perfectionner la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale, dans un cadre global et international en dehors duquel toute action est vouée à l’échec. Pas facile, tant les spécificités culturelles et revendications de souveraineté sont fortes en la matière.

«Nous n’avons pas tous les mêmes systèmes juridiques et judiciaires. Toutefois, le but n’est pas l’harmonisation, mais la connaissance de la manière dont nous fonctionnons pour rechercher les coopérations qui doivent servir l’intérêt général, commente Jean-Jacques Urvoas. Et nous disposons pour cela des traités internationaux qui engagent les Etats et fixent les périmètres.»

Avec, pour souligner l’engagement de la France, une ouverture des travaux par François Hollande… et la loi Sapin 2 comme toile de fond aux travaux pratiques.

La difficile progression de la lutte anti-corruption

Ce projet de loi s’attaque aussi à la corruption qui, selon un rapport du Fonds monétaire international (FMI), engendre  chaque année une perte financière de plus de 1.000 milliards d’euros par an et engloutit 2% de la richesse mondiale. Mais le pire, pour la démocratie, est que cette corruption démonétise les pouvoirs publics aux yeux des opinions qui perdent confiance.

Déjà, dans les lois de 2013, la France avait renforcé son arsenal législatif d’un parquet financier. Cette fois, l’infraction de trafic d’influence est étendue et une nouvelle autorité est créée avec l’Agence française anti-corruption. Cette agence nationale de prévention et de détection est placée sous la double tutelle du ministre de la Justice et du ministre des Finances, directement donc dans le giron de l’Etat.

Selon le garde des Sceaux, cette formule a été préférée à la création d’une agence indépendante comme il en fleurit dans bien d’autres secteurs:

«Quand l’Etat affirme une volonté, il doit se donner les moyens d’atteindre l’objectif et pas seulement de déléguer. Je ne crois pas à un grand soir, mais à des progrès constants pour combattre ce phénomène lent, insidieux et invisible. Nous avons une boussole, et nous avançons en affinant les réglages.»

Reste que pour avancer de façon globale avec les autres pays membres de l’OCDE, le pas de deux est compliqué. Même au niveau de l’Union européenne, les blocages sont multiples. On peut citer l’exemple de la création d’un parquet financier européen. Le principe en est acquis… mais l’unanimité est requise pour en fixer les compétences. Ainsi, depuis trois ans, les pays membres de l’Union européenne n’arrivent pas à s’accorder sur la fraude à la TVA pour savoir si cela relève du niveau européen ou du niveau national. Pendant ce temps, la corruption se développe et s’adapte. «Le droit évolue toujours plus lentement que l’imagination des hommes», concède Jean-Jacques Urvoas.

Société civile et services de l’Etat complémentaires

C’est peut-être la raison pour laquelle la corruption –de tous temps et sur tous les continents– continue de prospérer,  tout comme l’évasion fiscale. On peut à ce titre s’étonner que la justice et les services de lutte ces deux fléaux aient besoin de la société civile –avec les lanceurs d’alerte– pour faire éclater des affaires que les investigations des services de l’Etat  échouent à révéler.

Jean-Jacques Urvoas préfère y voir une utile complémentarité: «Les lanceurs d’alerte dénoncent, et la loi donne les moyens de mener l’investigation. La seule protection aujourd'hui des lanceurs d'alerte, c'est leur notoriété. C'est pourquoi nous allons les protéger davantage. Mais il y a aussi d’autres dossiers beaucoup moins médiatisés qui sont mis au jour par les services de l’Etat. Il peut y avoir d’autres actions qui sont conduites et qu’on ne connait pas.» Ainsi en matière de corruption d’agent public étranger et au-delà des affaires qui font grand bruit, 68 procédures sont aujourd’hui ouvertes selon le ministère, contre 33 en 2012.

En réalité, toutes les dispositions qui ont pour objectif d’enrayer l’évasion fiscale et de lutter contre la corruption sont relativement récentes. Ce n’est qu’en octobre 2015 que les travaux de l’OCDE, engagés en 2013, ont abouti. Et en avril dernier que la Commission européenne a présenté un certain nombre de règles de transparence reprenant celles de l’OCDE.

Néanmoins, ces avancées sont encore insuffisantes pour les ONG, qui dénoncent une transparence à la carte. Elles pointent aussi du doigt la loi Sapin 2 qui, à ce stade, n’oblige les entreprises multinationales à un reporting pays par pays qu’à partir d’un certain nombre de filiales dans ces pays –le nombre n’étant d’ailleurs pas encore fixé. Autrement dit, avec une seule filiale dans un pays, pas de reporting obligatoire, ce qui introduit des failles béantes dans le dispositif qui seront mises à profit par ces multinationales pour continuer à construire des montages financiers favorisant l’évasion fiscale.

Mais pour qu’une politique encore plus contraignante soit efficace, encore faudrait-il que tous les pays prennent les mêmes dispositions et que la lutte soit globale. Ce qui, dans un contexte de concurrence fiscale internationale, est loin d’être acquis et fait courir le risque aux pays les plus volontaristes de voir leurs entreprises se délocaliser au bénéfice des plus laxistes. D’où une progression par étapes.

Jean Jacques Urvoas en convient: «Nous sommes allés au bout de tout ce que nous voulions faire à ce stade. Peut être que dans quelques années, il faudra aller plus loin. C’est pourquoi il faut être toujours en veille et continuer de permettre aux praticiens de confronter leurs expériences au plan international.» Les rencontres internationales organisées pour les autorités anti-corruption s’inscrivent dans ce projet pour rapprocher les objectifs et articuler les procédures. Tout cela dans l’espoir que les Etats reprennent la main face aux excès transgressifs de la finance mondialisée.

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