Société

Devoir de mémoire: anatomie du «plus grand mythe démocratique»

Se souvenir et commémorer n'empêche pas les tragédies de se répéter, explique l'historien Henry Rousso.

<a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Wall_of_names,_Memorial_of_the_Shoah,_Paris.jpg">Le mur des noms. Mémorial de la Shoah, Paris. </a> | Ninaraas via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/">License by</a>
Le mur des noms. Mémorial de la Shoah, Paris. | Ninaraas via Flickr CC License by

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«La mémoire constitue sans nul doute le grand mythe contemporain des sociétés démocratiques modernes, une forme de conjuration contre la répétition des catastrophes de l’histoire récente dont on commence à voir les limites.» Henry Rousso brise ici le leitmotiv selon lequel se souvenir de son passé permet d’éviter sa répétition. Il paraît en effet difficile de contredire l’auteur puisqu’en 1994-1995, au moment où Jacques Chirac s’apprête à reconnaître la responsabilité de l’État français dans la déportation, le Rwanda et l’ex-Yougoslavie connaissent des situations de génocide.

L’ouvrage se présente sous la forme d’un recueil d’articles. Le «je» y est omniprésent, non pas à des fins narcissiques, mais dans une logique d’autocritique. Le propos remet en question les missions que nous octroyons à la mémoire. Souvent pessimiste, il ouvre cependant des pistes intéressantes, notamment pour en faire une question transnationale, puisqu’en nous concentrant sur nos mémoires nationales, nous risquons de créer les nouvelles causes d’un conflit.

L’anamnèse de la Shoah

Pour Henry Rousso, la mémoire demeure essentiellement victimaire car sa conception s’est forgée en grande partie à travers le cas de la Shoah. Celle-ci s’est dans un premier temps cantonnée à la communauté juive. Les jeunes générations ont donc condamné les anciennes qui se seraient tues face au drame. Le membre de l’Institut d'Histoire du Temps Présent (IHTP), qui avoue avoir contribué à cette vision, pense qu’il s’agit davantage d’un silence que d’un oubli, et propose une typologie pertinente des silences qui peuvent être coupables certes, mais aussi vertueux, réparateurs, réconciliateurs ou éthiques.

Plus tard, le monde politique investit le champ de la mémoire. Henry Rousso dresse un tableau de la relation entretenue par les différents présidents à la mémoire depuis de Gaulle. Si la notion de «devoir de mémoire» s’installe dans l’espace public à partir des années Mitterrand, c’est vraiment sous Jacques Chirac qu’elle triomphe puisque ce dernier reconnait les crimes d’État commis par Vichy et estime que la République doit en assumer les conséquences. Des débats s’ouvrent sur la mémoire des fusillés de la grande Guerre, la manifestation du 17 octobre 1961 ou les descendants d’esclaves.

Le lecteur sourira au sous-titre «Nicolas Sarkozy et le marketing mémoriel». En revanche, celui faisant de François Hollande le président de la «mémoire de synthèse» apparaît plus discutable. Certes, la panthéonisation de mai 2015 lui permet à travers Jean Zay, Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Germaine Tillion de s’adresser à l’ensemble des gauches, mais c’est aussi un moyen de se faire le chantre de la parité. Par ailleurs, si François Hollande a établi un certain équilibre entre les deux conflits mondiaux et que chaque commémoration se déroule avec la présence d’une commission d’historiens, il ne faut pas oublier qu’il avait ouvert son mandat en se référant à Jules Ferry pour lequel il distinguait l’œuvre éducative de la conquête coloniale, ce que Mona Ozouf avait jugé être une erreur dans son ouvrage Jules Ferry. La liberté et la tradition.

L’auteur utilise aussi le procès Eichmann pour réfléchir aux liens complexes entre histoire, mémoire et justice. Après avoir relaté les grandes lignes de la capture à l’exécution, Henry Rousso s’interroge sur la temporalité. Quelle était l’histoire la plus urgente à ce moment: celle des criminels et du nazisme ou celle des victimes? On ne sera guère étonné de le voir contester la vision d’Arendt puisque pour lui Eichmann est un accusé hors du commun. Mais le point majeur sur lequel il insiste est que le procès constitue une charnière entre une ère du témoin entamée avec la Grande Guerre et une ère de la victime. Dès lors, une perception victimaire prend le dessus sur une mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France longtemps restée héroïque. 

Un historien face à ses travaux

Célèbre néologisme, le «Résistancialisme» mais aussi le «Syndrome de Vichy» et le «négationnisme»: autant de notions qui se sont  largement diffusées dans le paysage intellectuel mais également au lycée avec le programme de Terminale. Toutes sont issues des travaux d’Henry Rousso et comme bien souvent avec les notions, elles ont pu être simplifiées, caricaturées, voire parfois tronquées. L’auteur revient sur ces différents termes et en rappelle le sens initial tout en nuançant ou affirmant sa réflexion près d’une trentaine d’années après.

L’article sur le négationnisme est parmi les plus intéressants puisqu’ici il revient sur un «combat» qu’il a mené contre ceux qui niaient la Shoah. Il a ainsi présidé une commission composée d’Annette Becker, Florent Brayard et Philippe Burrin, cherchant à comprendre l’impact du négationnisme dans l’université de Lyon-III à la demande de Jack lang. La commission a publié un rapport en 2004, contesté entre autres par Bruno Gollnisch qui avait alors qualifié le président de la commission d’historien engagé. Sans en minorer le poids et l’impact, Henry Rousso insiste sur le fait que le négationnisme demeure un fait de société car il n’a pas modifié les vérités ni entraîné de débat historiographique.

Le négationnisme demeure un fait de société

 

En se livrant davantage, nous avons l’impression que l’auteur a été bien plus touché par les attaques dont il a été l’objet lors du débat sur le résistancialisme que par celui sur le négationnisme. Il avait utilisé cette expression dans Le Syndrome de Vichy, face aux déformations multiples de ce terme, il se permet de reprendre le passage de cet ouvrage dans lequel il éclaircit la notion. Pour lui, il s’agit d’un mythe dominant qui s’est installé entre 1954 et 1971 et qui a minoré l’emprise de Vichy sur la société française, tout en construisant la Résistance comme un objet de mémoire dépassant le nombre réel de résistants. Or, Laurent Douzou explique que, par résistancialisme, Henry Rousso dénonce un mythe selon lequel tous les Français auraient été résistants.

Pour Pierre Laborie, ceux qui usent ce terme sont des opposants à la Résistance, l’utilisation de ce terme serait même selon lui une résurgence du pétainisme. On sent l’auteur ému, voire blessé, par ces propos. Une rencontre avait été organisée par les époux Aubrac suite à la polémique qui les avaient opposés à Gérard Chauvy. Cette rencontre des époux avec Henry Rousso, Jean-Pierre Azéma, François Bédarida et Maurice Agulhon s’est déroulée dans les locaux de Libération. Pour éclaircir le parcours du couple, les historiens ont posé de nombreuses questions et ont ainsi été désavoués par onze collègues. Pour Henry Rousso, cela soulève certaines questions: comment enquêter sur des personnes ayant le statut d’intouchables, comment trouver un équilibre entre l’empathie et la critique? Il regrette que cette histoire ait été longtemps écrite sous le regard des acteurs.

Construire une mémoire transnationale

Pour se détacher de ces débats trop souvent centrés sur la France, Henry Rousso propose une histoire des mémoires transnationales dans les deux derniers articles. Il tient déjà à mettre fin à l’idée d’une exception française. Les travaux se sont longtemps focalisés sur un pays: Tom Segev avec la mémoire de la Shoah en Israël, ou l’auteur lui-même qui avoue avoir participé inconsciemment à ce phénomène avec Le syndrome de Vichy. À l’échelle européenne, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale écrase toutes les autres. Cette mémoire, négative dans son contenu, à l’image de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv en 1993, apparaît cependant positive dans ses objectifs. La Shoah est devenue le point d’appui originel de l’Europe actuelle et future.

Au cours de ses séminaires et colloques, l’auteur a été confronté aux mémoires coréenne, chilienne et rwandaise dans lesquelles il a retrouvé de nombreux points communs, à l’instar de Paul Kagamé qui s’est inspiré de la mémoire de la communauté juive. Même s’il n’existe pas de modèle mémoriel, il perçoit une véritable «volonté de mémoire» dans de nombreux pays. Toutefois, la mémoire des héros et martyrs semble s’effacer face à une lecture victimaire de l’histoire: «on peut oublier un bienfait sans trop de conséquences, mais oublier un crime, ce serait le commettre une seconde fois ». Dans le même temps, la résurgence des nationalismes s’accompagne d’un refus de la repentance. La construction d’un récit moins national permettrait de trouver un certain équilibre dans la résipiscence.

La mémoire des héros et des martyres semble s'effacer face à une lecture victimaire de l'histoire

 

Malgré le fait qu’il s’agisse d’un recueil d’articles écrits sur une dizaine d’années, l’ouvrage garde une certaine cohérence. Si l’auteur apporte de nombreuses réponses, il soulève aussi de nombreuses questions encore sans réponse. Les articles sur le négationnisme et le résistancialisme sont pour nous les plus intéressants tant ils soulèvent des questions communes à l’ensemble des historiens: le rapport à la justice, la place du témoin vivant en histoire, l’empathie d’un auteur face à son sujet et plus généralement la place de l’historien par rapport à la mémoire dans notre société. Devenue un «devoir» et une valeur, elle échappe souvent aux historiens. L’intérêt de l’ouvrage est double puisque d’un côté Henry Rousso explique ce que ses travaux ont apporté à la mémoire en tant que paradigme, mais il insiste tout autant sur les lacunes de ce dernier et ouvre des pistes pour y remédier tout en en appelant aux jeunes historiens: «On peut souhaiter que les jeunes générations d’historiens se penchent sur ces sujets avec un regard différent de celui de ma génération». Il appelle aussi à éviter que cette mémoire ne devienne un fardeau pesant sur de trop nombreuses générations.

Face au passé

 

Henri Rousso

 

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