Culture

Écouter Moondog était, est et restera un privilège exceptionnel

Au programme de notre sélection musicale bimensuelle, un concert exceptionnel autour de l'univers de Moondog, le duo français Hyperculte, quinze bijoux psychédéliques et un regard décalé sur le dernier Radiohead.

Moondog
Moondog

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1.Le buzzHommage à Moondog 

Faire acte de chronique musicale ou tout simplement partager une émotion musicale, cela consiste le plus souvent à employer des mots forts pour faire passer l’idée que quelque chose de rare est en train de se jouer. Ainsi en va-t-il du «concert exceptionnel». On a tous, en nous, l’idée ou le souvenir d’un «concert exceptionnel». Ces moments rares existent. Nous en avons rencontré quelques-uns. Quand en 2008 la Cité de la Musique joue L’Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg avec (entre autres) Herbie Flowers à la basse, dirigé par Jean-Claude Vannier, c’est exceptionnel. Quand le 15 juin 1990, John Cale et Lou Reed sont rejoints sur scène par Sterling Morrisson et Moe Tucker, c’est exceptionnel. Le mot se mérite. Il est vraisemblablement employé un peu trop machinalement.

Le concert que proposent les Nuits de Fourvière, ce samedi 11 juin à Lyon, dépasse peut-être encore le sens de ce mot. Il y a quelques jours, le centenaire de la naissance de l’Américain Louis Hardin a été célébré par quelques admirateurs éparpillés. Moondog, de son nom de scène, peut être considéré, jusqu’à preuve du contraire, par le musicien le plus singulier que la musique enregistrée ait fait connaître.

Nous vous avions présenté cet artiste américain disparu en 1999 au moment de la réédition de ses premiers 33 tours. Le personnage est fascinant: aveugle, SDF, vêtu comme un viking. Sa musique est inclassable: classique, jazz, pop, ethnique, à égales proportions. Lister le nom de ses admirateurs connus permet d’en saisir la singularité. Charlie Parker, Philipp Glass, Igor Stravinsky, Paul Simon, Janis Joplin et Jon Zorn, entre autres, ont fait comprendre de leur vivant combien le compositeur était important. 

Son héritage, jusqu’ici porté en catimini, reçoit en 2016 un jet de lumière qui va connaître son apogée à Lyon. L’orchestre de l’Opéra de Lyon a engagé un travail sans précédent qui va lui permettre de jouer 150 minutes de musiques, inédites pour certaines. Parmi elle, l’oeuvre symphonique jamais jouée depuis 1969, qui forme son album le plus «connu», où figure son «tube», «Bird’s Lament». La soirée réunira des musiciens qui ont travaillé avec lui mais, pour certains, ne se sont jamais rencontrés. Dominique Ponty, Stefan Lakatos, Katia Labèque ou Stephan Eicher, entre autres. Rien ne dit qu’un telle soirée aura lieu une autre fois, un jour. 

 

Moondog en live, c’est normalement une performance de rue. Pendant les années 50 et 60, il jouait à l’angle de la 54e rue et de la 6e Avenue à New York, en échange de quelques pièces. Il ne reste quasiment aucun témoignage de cette époque. C’est là que le producteur James William Guercio, auquel il avait vendu des poèmes, l’a repéré et l’a mené jusqu’à l’enregistrement de sa musique par des musiciens de l'Orchestre Philharmonique de New York et de la scène jazz. Moondog en live, cela donna lieu à quelques concerts épars, portés par des programmateurs en mission, en Europe - où il vécut à la fin de sa vie - plus qu’aux Etats-Unis.

 

«La musique de Moondog a été peu jouée de son vivant, confirme son biographe Amaury Cornut (Moondog, Le Mot et le reste), lui-même musicien et restaurateur patient de son œuvre, notamment via l’ensemble Minisym. C'est une musique de répertoire classique sur la forme, c’est-à-dire qu’elle est écrite sur des partitions pour être lue et jouée. La moindre partie de saxophone est écrite, même si elle sonne jazz. Mais elle n’a pas fait l’objet d’éditions. Aucun bibliothécaire d’orchestre ne peut avoir accès à ses partitions s’il a envie de la jouer. Elle était écrite en temps réel à l’aide de copistes et distribuée aux musiciens. Tant que Moondog était dans les parages, ça allait à peu près. Les partitions qui existent ont été reconstituées après diverses collectes.»

Sept ans de recherche, des centaines de pages triées et scannées, seize kilos de papiers dans des sacs plastiques, la mémoire de Moondog est à ce prix.

En France, écouter Moondog sur scène a été possible à la salle Gaveau en 1976, à la Maison de la radio en 1982, aux Transmusicales de Rennes en 1988 (concert interrompu par des grévistes qui protestaient contre une captation trop longue), et à Arles en 1999 un mois avant sa disparition. «C’est peu pour quelqu’un qui a passé vingt-cinq ans de sa vie en Europe», relève son biographe. L’Allemagne, la Suède et l’Angleterre lui ont aussi ouvert quelques portes.

Depuis quelques semaines, Moondog n’a jamais été aussi présent dans les médias. France Musique lui a consacré quasiment trois heures en deux émissions. Ce n’est probablement que le début. Moondog a écrit mille oeuvres. Son écriture est transversale à toutes les époques. Cent ans, c’est court à l’échelle de sa probable postérité.

 

2.Le coup de pouceHyperculte

La radicalité du punk. La linéarité de la new wave. La cadence de la pop. La fantaisie de Brigitte Fontaine. Un tapis discret de musique industrielle. C’est un résumé sommaire, probablement un peu facile, mais il permet de capter la singularité du duo français Hyperculte. Son disque éponyme, paru sur le label genevois Bongo Joe, est un des disques les plus déstabilisants de l’année. À la base, un duo contrebasse-batterie. Aux fûts, Simone Aubert, échappée de Massicot. À la contrebasse, Vincent Bertholet, soustrait de l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp.


La batterie réalise tous les excès de vitesse possibles. La contrebasse se dédouble et sature comme si elle était une guitare Telecaster. L’ensemble sonne comme un groupe de rock en mission, fiévreux et poétique, obsessionnel et velléitaire, qui aurait pu trouver sa place dans notre précédente chronique sur le rock indigné d’une France à bout de nerfs. Le morceau de clôture, Le Feu, crache ni plus ni moins que le dégoût de l’humanité le plus inspiré qu’on ait entendu. «Le temps s’évanouit, la matière se ratatine». Culte.

 

3.Un vinyleForge Your own Chains – Heavy Psychedelic Ballads and dirges 1968-74

C’est un double album qui porte en lui tout ce qu’il est possible de demander à une réédition. Si vous connaissez un traitre groupe ou un début de morceau de Forge Your own Chains, collection de 15 ballades psychédéliques et chants funèbres enregistrés entre 1968 et 1974, c’est que vous êtes un digger professionnel ou un collectionneur maniaque. Éditée par le formidable label Now Again, elle cumule un très haut degré de qualité musicale, une parfaite cohérence éditoriale et une surprise à chaque coin de face.


Né à la fin des années 1960, le psychédélisme comme courant musical se développait plutôt up tempo, comme des enfants étourdis de singles pop et rock alors en train de bouleverser toutes les jeunesses du monde. Parue en 2009, cette collection a trouvé des groupes qui ont fait pleurer les fuzz, trainer les orgues, rouler les batteries, délier les guitares ou caresser les cuivres dans des morceaux plus langoureux, lents et instables.

L’idée et le titre de la compilation ont été empruntées au morceau «Forge Your own Chains» de D. R. Hooker, folkman du Connecticut.


C’est l’un des temps forts d’un disque où le merveilleux est la règle, comme le «Twilight» du Coréen Shin Jung Hyun, «Let Your Life Be Free» des Thaïlandais T.Zchiew and The Jonny ou «Don’t Feel Me» du Californien Damon, qui a par ailleurs inventé U2 avant U2. Cette liste est injuste pour tous les autres morceaux sélectionnés: chacun vaut plusieurs écoutes. L’écoute de ces titres en support numérique n’est qu’une étape: même là, le vinyle craque à l’oreille. L’écrasante majorité des bandes a disparu.
 

4.Un lienRadiohead

Beth Gordon est une mère de famille londonienne un peu déjantée qui tweete beaucoup, notamment sur la musique et le marketing. Quand la sortie-surprise du dernier album de Radiohead (A Moon Shaped Pool) a emporté toute l’actualité musicale sur son passage, il y a un mois, l’un des gazouillis de Beth Gordon a fait le tour du monde au milieu des chroniques unanimes. Elle a tweeté une chronique manuscrite et lapidaire de l’album. Sa particularité: avoir été écrite par son fils de 8 ans.


«Burn the witch», le premier titre offert au monde? «Une chanson de festival». «Daydreaming», le second? «Plutôt ennuyeuse». «Decks Dark»? «Bonne chanson relaxante». Et ainsi de suite jusqu’au «True love waits» ressuscité, «susceptible de faire pleurer», selon le jeune et pointilleux chroniqueur. Son prénom est inconnu, mais le garçon aurait attribué un 7/10 à l’album s’il travaillait à Pitchfork.

 

 

 Voilà, c’était juste pour dire qu’on n’était pas d’accord avec Beth Gordon Jr: «Daydreaming» est la meilleure chose que Radiohead a proposée depuis «15 Step» sur l’album In Rainbows (2007). Il est aussi la preuve la plus concrète retour de Radiohead aux inspirations qui ont fait sa gloire puisque le thème mélodique du morceau est proche de «Motion Picture Soundtrack», le morceau de clôture de Kid A (2000). Mais continuez à faire écouter du rock aux enfants, c’est bon pour leurs oreilles.

 

5.Un copier-collerMoondog 

«Au début des années 1950, il est toujours vêtu de son poncho en toile épaisse et armoire une barbe brune de plus en plus fournie. Ces mêmes attributs qui lui valurent d’être mis à la porte des répétitions du Philharmonique sont désormais utilisés par des journalistes pour le comparer au Christ. Devenu une véritable figure des rues de New York, de plus en plus de journaux racontent son histoire. Mais lui qui a sincèrement perdu la foi à la suite de son accident, n’apprécie guère la comparaison christique. Alors, progressivement, il opère une transformation qui aboutira, des années plus tard, à sa tenue bien connue, celle du Viking de la 6e Avenue. Car, en ce même milieu de siècle, Moondog se prend d’une véritable passion pour la mythologie scandinave, persuadé que ses ancêtres viennent du Nord. Il lit tout ce qu’il peut trouver en braille sur le sujet, et notamment l’Edda poétique, qui va inspirer tout une partie de son oeuvres à venir.»

Extrait de Moondog par Amaury Cornut, éd. Le Mot et le Reste page 31

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