Culture

Moi, Antoine, rattrapé par le virus de «Un homme et une femme»

Devenu spécialiste du cinéma hollywoodien, Antoine Sire jouait le fils de Jean-Louis Trintignant dans le film de Claude Lelouch, Palme d'or à Cannes en 1966. Pour Slate, il remonte le temps.

«Un homme et une femme» de Claude Lelouch (Les Films 13).
«Un homme et une femme» de Claude Lelouch (Les Films 13).

Temps de lecture: 6 minutes

Chroniqueur de l’âge d’or du cinéma pour Slate.fr (vous avez pu lire sous sa plume des articles sur John Ford et Maureen O’Hara, Anton Karas, Omar Sharif, Lizabeth Scott, Luise Rainer, Lauren Bacall, le poignant film The Search de Fred Zinnemann…) et Parisfaitsoncinéma.com, Antoine Sire publiera en octobre prochain Hollywood, la cité des femmes (Institut Lumière – Actes Sud), un ouvrage sur les actrices américaines de la période 1930-1955 pour lequel il a, cinq années durant, visionné 1.200 films et consulté plusieurs centaines d’ouvrages et d’articles. Mais la passion du cinéma n’a pas commencé pour lui avec la découverte d’Hollywood: en 1966, à l’âge de cinq ans, il interprétait le fils de Jean-Louis Trintignant dans Un homme et une femme de Claude Lelouch, Palme d’or à Cannes, qui vient de fêter ses cinquante ans. Pour Slate, il raconte comment ce rôle d’enfance a influencé le reste de son existence.

Ce mercredi soir, dans une salle des Champs-Elysées, Claude Lelouch présente la copie restaurée d’Un homme et une femme, le film indémodable qui l’a fait accéder à la gloire et qui reste à ce jour l’un des plus primés du cinéma français. À côté de lui, alignés devant l’écran, quelques vieux complices, bon pied bon œil: Nicole Croisille, Pierre Barouh, Francis Lai, le trio qui a permis aux chansons de jouer un rôle essentiel dans le succès du film, ainsi que Pierre Uytterhoeven, le co-scénariste. Et puis, en bordure de cette éminente brochette, il y a moi, qui ne suis guère habitué aux estrades et n’appartiens pas à la grande confrérie du spectacle. Malgré la bienveillance de Lelouch à mon égard, je me sens un peu déplacé. Pourtant, je ne peux nier que ce film fait écho à ma vie, à mon histoire.

Lorsque j’avais cinq ans, j’ai joué le fils de Jean-Louis Trintignant dans Un homme et une femme. Il faut dire que Lelouch était comme un membre de ma famille. Lui et mon père Gérard Sire, pour qui il réalisait des Scopitones au début des années 1960, étaient plus que des amis: des frères. Aujourd’hui encore, lorsque j’entends Lelouch évoquer ses projets avec son enthousiasme indestructible, c’est toute une époque qui reprend vie devant moi, celle où mon magicien de père était encore de ce monde.

Jusqu’à sa mort en 1977, mon père apparaissait sous une forme ou sous une autre dans quasiment tous les films de Lelouch, comme un porte bonheur. Dans L’aventure c’est l’aventure, comédie hilarante et sensible qui selon moi vaut largement Les tontons flingueurs, il joue un rôle assez long, celui du procureur. Il y arbore l’expression courroucée qui était la sienne lorsque je n’avais pas fait mes devoirs. Dans Un homme et une femme, sa voix enveloppante revient comme un leitmotiv. C’est lui qui donne les nouvelles à la radio lorsque Jean-Louis Trintignant arpente les routes pluvieuses de l’hiver 1966, naviguant au volant de sa Ford Mustang entre son activité de pilote de courses automobiles et la femme qu’il aime.

Mon père fut emporté par une brève mais douloureuse maladie, le corps dévasté par une overdose de travail et de tabac. Cet homme au timbre si rassurant, dont les anciens auditeurs de France Inter portent encore le deuil, brutalisait en permanence son organisme. Il engloutissait ses forces à inventer des montagnes de scénarios, de feuilletons et de récits radiophoniques qui enchantaient la France des Trente Glorieuses. Complice attitré de Jean Yanne entre mille autre choses, il empoignait les mots comme d’autres saisissent les rênes d’un cheval fou. Sa vie était un rodéo permanent où le spectre de la mort ne pesait pas bien lourd. «J’entends encore l’écho de la voix de Papa», chante Nougaro dans Ô Toulouse. Voir Un homme et une femme est une des choses qui contribuent à rendre si vivant le souvenir de mon père.

Le cinéma, du travail?

Je n’ai pas toujours été aussi attaché au passé. Lorsque mon père est mort, j’avais 16 ans. J’ai tourné le dos à son monde, puisqu’il m’abandonnait. J’ai mis un point d’honneur à réussir dans des domaines qui ne lui devaient rien. J’ai fait mon droit, puis Sciences-Po, puis j’ai mené une carrière de cadre qui m’a conduit à diriger pendant seize ans la communication mondiale de l’une des plus grandes entreprises françaises, BNP Paribas.

Mais les digues que nous mettons entre nous et notre enfance se lézardent sans même que nous nous en rendions compte, surtout quand nos débuts dans la vie furent emplis d’images merveilleuses.



 

Lelouch à la caméra pendant le tournage d’Un homme et une femme, je m’en souviens comme si c’était hier. Comment, à cinq ans, ne pas être fasciné? Il faisait corps avec son instrument comme mon père avec son stylo. Il courait caméra à l’épaule, l’œil plissé et le corps tendu comme si chacun de ses gestes allait accoucher d’un nouveau monde. De fait, il était en train de révolutionner le cinéma: à défaut de le comprendre, mon regard d’enfant sentait qu’il se passait quelque chose.

Et Lelouch appelait ça du travail! Grands dieux, si c’est cela travailler, pensais-je, faites que je n’aie jamais une heure de vacances dans ma vie... À défaut d’y mettre le même talent, j’ai toujours essayé d’introduire dans mon métier de communicant une jubilation semblable. Mais à bien y regarder, Un homme et une femme a semé en moi bien d’autres graines...

Depuis l’enfance, la vue d’une automobile avec des numéros sur les portières me régénère et m’emplit de joie comme d’autres se ressourcent à la vue d’une forêt ou d’un jardin. Loin des bolides colorés, loin du ronflement des moteurs de compétition, je ne suis pas heureux. Or, pendant le tournage d’Un homme et une femme, Jean-Louis Trintignant, plein d’une douceur toute paternelle, a joué à me faire croire que je conduisais son cabriolet Ford Mustang lorsque nous faisions des ronds sur la plage de Deauville...

Sur le tournage de Un homme et une femme, en 1965 à Reims. Jean-Louis Trintignant, Anouk Aimée, Pierre Barouh et Claude Lelouch. UPI/AFP.

«Antoine, j’ai bien réfléchi, nous allons aller au karting», m’ordonne mon père de cinéma au début d’Un homme et une femme. Ça, pour aller au karting, j’y suis allé, et pas qu’un peu. Plus de cent courses officielles en dix ans, suivies de quelques années de sport automobile. Aujourd’hui encore, je dispute régulièrement des courses de voitures anciennes et j’ai remporté récemment un rallye dans les belles montagnes des Cévennes, où mon père m’emmenait déjà voir passer les voitures de course quand j’étais petit. Dans le film, on peut voir Trintignant piloter sa Ford GT 40 sur l’anneau de vitesse de Montlhéry à 240 km/h en enlevant les mains du volant. Au moins une fois par an, je participe à un meeting sur ce circuit hors du temps. L’envie d’imiter mon père de cinéma, à défaut d’avoir essayé de marcher sur les traces de mon véritable géniteur?

Je ne me suis pas rendu compte immédiatement du rôle qu’avait joué Un homme et une femme dans mon aventure motorisée, car celle-ci a débuté par un chemin de traverse. À quatorze ans, je me suis pris de passion pour la compétition motonautique (les courses de hors-bords en rivière); à quinze ans, j’ai écrit un livre sur l’histoire de ce sport et à dix-sept ans un constructeur m’a parrainé, si bien que je me suis retrouvé au départ d’une course, alors même que je venais de perdre mon père et n’avais pas un centime. Plus tard, j’ai remporté un titre de champion de France. C’est alors que Lelouch fit coïncider la fiction avec la réalité dans... Un homme et une femme, vingt ans après, tourné fin 1985 avec les comédiens du premier film, où mon personnage était devenu pilote motonautique! Alors âgé de 25 ans, je vécus ce tournage comme un intermède ponctuel dans ma carrière de cadre, et ce fut ma seule autre apparition au cinéma en tant qu’acteur.

Trilogie de femmes

Lelouch, Trintignant, mon père. A côté de cette trinité d’hommes, il y avait une trilogie de femmes et par elles, aussi, les douces fatalités d’Un homme et une femme ont fini par me rattraper.

Ma mère fut présente sur tout le tournage. En 1965, elle avait trente et un ans. Elle était très belle et je crois que dans la confusion de mes souvenirs, elle faisait partie des acteurs du film. Mais il me fallut attendre les années 1990 pour la voir à l’écran, lorsque fut édité en VHS Le port du désir (1954) d’Edmond T. Gréville, où elle voisine brièvement avec Gabin dans le rôle d’une jolie femme de chambre marseillaise.

À l’époque du tournage d’Un homme et une femme, mes frères n’étaient pas nés et, fils unique, j’étais ravi d’avoir hérité d’une quasi-petite sœur en la personne de Souad Amidou, qui incarne la fille d’Anouk Aimée. Souad et moi nous sommes perdus de vue, puis retrouvés, de façon très amicale, il y a quelques années, grâce aux réseaux sociaux.

Enfant, j’entendais les conversations passionnées de Lelouch et de mon père sur l’Âge d’or d’Hollywood, une période où beaucoup d’actrices combinaient un glamour éblouissant et un si caractère bien trempé que souvent, lorsqu’on regarde leurs films aujourd’hui, on ne voit qu’elles. Je suis devenu un fanatique du cinéma de cette époque: on ne peut marcher nulle part dans mon appartement sans se heurter à une pile de DVD de Lubitsch, Cukor, Walsh ou Borzage. Constatant que, même aux Etats-Unis, il n’existait aucun livre exhaustif sur les actrices de l’Âge d’or, j’ai décidé de combler ce vide et, en 2013, j’ai quitté mon emploi de cadre dirigeant pour me consacrer à l'écriture de Hollywood, la cité des femmes, qui paraîtra en octobre prochain chez Institut Lumières-Actes Sud.

A chaque visionnage d’Un homme et une femme, je suis frappé par un aspect différent. Venant d’étudier longuement les actrices d’Hollywood, je n’ai pu m’empêcher cette fois d’être particulièrement attentif à la gestuelle d’Anouk Aimée, à sa façon de bouger, de prendre la lumière. Quelle leçon d’élégance, quelle capacité à en imposer tout en cultivant un subtil retrait, à incarner une époque tout en étant d’un classicisme intemporel! Je me suis souvenu que déjà, pendant le tournage, le magnétisme d’Anouk Aimée était si fort que chacune de ses apparitions dans le hall de l’Hôtel Normandy faisait taire les conversations. Et je réalise que je n’aurais sans doute jamais éprouvé la nécessité d’écrire mon livre si ces images n’étaient pas enfouies en moi depuis le temps lointain de l’enfance...

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