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Quand l’Europe aimait l’Islam

Avant que ce continent ne commence à interdire le hijab, au début du XXe siècle, les aristocrates européens se faisaient appeler Abdallah ou Mohammed, et aller à la mosquée était furieusement tendance.

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La mosquée de Paris, symbole de cette période apaisée | Jean-Pierre Dalbéra via Flickr CC License by

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De l’extérieur, avec ses minarets élevés et son dôme, la mosquée de Wilmersdorf, sur Brienner Straße, dans le sud-ouest de Berlin, ressemble encore beaucoup à ce qui était son apparence durant les années 1920. Mais cette institution, comme la ville qui l’entoure, a bien changé.

Aujourd’hui, la mosquée est un lieu bien tranquille. Elle sert, pour l’essentiel, de centre d’information: des écoliers y effectuent parfois des visites scolaires et elle accueille des déjeuners interconfessionnels. Une petite communauté de musulmans s’y rend régulièrement pour la prière du vendredi. Nous sommes bien loin de l’époque où, sous la République de Weimar, la mosquée de Wilmersdorf était le centre vivace d’un mouvement spirituel de la contre-culture.

Les missionnaires ahmadistes, issus de la région indienne du Penjab, alors britannique, qui ont bâti cette mosquée, y ont attiré des gens variés dans le Berlin des années 1920, et accueilli des conférences qui traitaient des grandes questions philosophiques du temps. On y évoquait, par exemple, l’écart entre la vie et la doctrine, le futur de l’Europe ou le futur de l’Humanité dans son ensemble. Les Allemands de tous âges, en proie à une profonde désillusion à l’égard de la civilisation chrétienne à l’issue de la Grande guerre, lui cherchaient des alternatives religieuses à la fois modernes et rationnelles, mais aussi spirituelles et se rendaient donc à ces conférences et nombre d’entre eux se convertirent à l’Islam.

Une contre-culture spirituelle

Il est aujourd’hui bizarre d’imaginer pareille chose en Allemagne, où le parti de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) récemment demandé l’interdiction des burqas et des minarets et où plus de la moitié des Allemands déclarent considérer l’Islam comme une menace. Mais durant la période de l’entre-deux guerres, Berlin accueillait une intelligentsia musulmane prospère, constituée non seulement d’immigrants et d’étudiants issus du Proche-Orient et du Sud-Asiatique, mais aussi de convertis allemands issus de toutes les couches de la population. L’Islam, à cette époque, représentait une forme de contre-culture spirituelle, voire exotique, pour les gauchistes avant-gardistes –un peu comme le bouddhisme dans la Californie des années 1970.

Il n’y a pas si longtemps, l’Europe de l’Ouest et l’Islam entretenaient une rélation caractérisée par une certaine curiosité et une forme de favoritisme

Les Allemands n’étaient d’ailleurs pas les seuls à faire preuve d’une telle ouverture et même de fascination à l’égard de l’Islam. Au début du XXe siècle ont émergé les premières communautés et institutions musulmanes en Europe de l’Ouest et, avec elles, sont apparus les premiers convertis en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas. C’est une période un peu oubliée de l’histoire –mais dont il est tout particulièrement pertinent de se souvenir aujourd’hui, à un moment où la relation entre l’Islam et l’Europe est de plus en plus marquée par l’inquiétude voire par la plus franche hostilité.

Exotisme

Même les discussions les plus nuancées sur l’Islam et l’Europe –celles qui prennent en compte les facteurs structurels qui ont contribué à marginaliser les populations musulmanes du continent– continuent de traiter la présence de la religion comme un phénomène nouveau et épineux, étranger à la vie culturelle et politique européenne. Mais si l’on regarde le début du XXe siècle –et pour l’essentiel la période qui suit la première vague d’immigration musulmane en Europe à l’issue de la fin de la Première guerre mondiale– montre qu’il n’y a pas si longtemps, l’Europe de l’Ouest et l’Islam entretenaient une rélation bien différente, caractérisée par une certaine curiosité de la part des citoyens et une forme de favoritisme de la part des gouvernements. 

Au moment même où des citoyens européens étaient confrontés à cette religion exotique venue d’Orient, les gouvernements européens proposaient des traitements de faveurs aux citoyens musulmans et d’une manière qui, au premier coup d’œil, pourrait apparaître surprenante: le très laïc gouvernement français a ainsi dépensé quantité d’argent pour construire des mosquées très ostentatoires, tandis que l’Allemagne cherchait à démontrer qu’elle traitait mieux les Musulmans que la France et la Grande-Bretagne. Étudier cette période nous permet de constater que la rencontre entre l’Europe et l’Islam n’a rien de neuf, et qu’elle n’a pas toujours eu le caractère que nous lui connaissons, et qu’elle pourrait donc fort bien ne pas être identique dans le futur.

L'émergence de l'homme nouveau

Des convertis comme Hugo Marcus, philosophe juif homosexuel, nous montrent que l’Islam n’est pas seulement présent dans l’Europe de l’après Première Guerre mondiale, mais que pour certains, il joue un rôle vital dans les discussions sur ce que pourrait être le futur du continent. Marcus, qui participait à la vie de la mosquée de Wilmersdorf, était né en 1880 et avait gagné Berlin pour y étudier la philosophie. Il se convertit en 1925, après avoir encadré de jeunes immigrants musulmans issus du sud de l’Asie.

Ayant adopté le prénom musulmans d’Hamid, Marcus écrit alors des articles pour la revue de la mosquée, la Moslemische Revue, dans laquelle il dispute les points de vue des philosophes les plus populaires du temps –Goethe, Nietzsche, Spinoza et Kant– pour affirmer que l’Islam est une composant nécessaire de l’établissement de «l’homme nouveau». Terme courant pour décrire le futur citoyen idéal, «l’homme nouveau» est un concept philosophique alors à la mode et que chacun utilise, des socialistes aux fascistes, et qui est au cœur de l’imagerie tant soviétique que national-socialiste. Pour Marcus, l’Islam, successeur monothéiste du Judaïsme et du Christianisme, est l’élément qui manque au cœur de cet «homme du futur».

Conversions

La mission ahmadiste gère une autre mosquée en Europe de l’Ouest –la Mosquée Shah Jahan de Woking, en Angleterre. Sa construction a été commandée en 1889 par Gottlieb Wilhelm Leitner, orientaliste polyglotte anglo-hongrois qui ne s’est pas converti, mais a servi d’interprète durant la guerre de Crimée et a voyagé à travers tout le monde musulman. Personne n’étant là pour assurer son fonctionnement à l’issue de la mort de son fondateur excentrique dix ans plus tard, le bâtiment est rapidement abandonné.

Sur le plan individuel, l’Islam séduit des Européens qui cherchent à rompre avec la tradition dans le monde moderne

Peu avant la Première Guerre mondiale, Khwaja Kamaluddin, avocat d’origine indienne, par ailleurs missionnaire ahmadiste, rachète la propriété, relance ses activités et en fait la mission de Woking. La mosquée, située à 50 km au sud de Londres, attire les convertis des classes moyennes et favorisées de l’Angleterre de Downtown Abbey et d’ailleurs qui partagent un mécontentement commun à l’égard du christianisme et de la société occidentale moderne. Un des convertis les plus légendaires de l’époque est Lord Headley, un pair irlandais.

Né Rowland George Allanson Allanson-Winn, le 5e Baron Headley se convertit à l’Islam en 1913 et adopte le nom musulman de Shaikh Rahmatullah al-Farooq. Lord Headley devient une sorte d’enfant modèle pour les convertis britanniques à l’Islam; durant les années 1920, il effectue un pèlerinage très médiatisé à la Mecque et, au cours de son existence, écrit de nombreux livres et articles sur l’Islam dont, il en est certain, le futur s’annonce radieux en Grande-Bretagne.

L'impératif de la Guerre

Il semble clair que sur le plan individuel, l’Islam séduit des Européens qui cherchent à rompre avec la tradition dans le monde moderne. Pieter Henricus van der Hoog, dermatologue fondateur d’une compagnie qui fournit aujourd’hui encore des crèmes de jours et des masques raffermissants aux femmes hollandaises, se convertit à la même période et part en pèlerinage à la Mecque. Harry St. John Philby, officier du renseignement britannique et père de Kim Philby, le célèbre agent double soviétique, se convertit lors de son séjour en Arabie saoudite durant les années 1930 et se fait appeler Abdullah. Un autre converti de la période, l’écrivain juif Leopold Weiss, adopte le nom de Muhammad Asad; son fils, Talal Asad, compte parmi les anthropologues les plus influents du monde actuel.

Mais les gouvernements d’Europe de l’Ouest font également montre d’une tolérance voire d’une partialité en faveur de l’Islam qui pourrait surprendre les lecteurs contemporains –même si leurs motivations sont souvent bien plus cyniques que celles de leurs citoyens.

Durant la Première Guerre mondiale, la France et la Grande Bretagne s’appuient sur les sujets de leur colonies –dont un grand nombre sont musulmans– et les emploient sur les champs de bataille européens, et ont donc des égards pour ces troupes et leurs besoins. Des Imams sont attachés aux régiments et les musulmans de l’armée perçoivent des rations halals: au lieu de porc et de vin, elles reçoivent du couscous, du café et du thé à la menthe. (Les soldats Juifs ne bénéficient pas d’un tel traitement.)

Côté allemand, la première mosquée du pays est construite dans un camp de prisonniers de guerre à Wünsdorf, pour s’attirer les bonnes grâces des prisonniers musulmans et leur montrer que les Allemands les traitent mieux que les Britanniques ou les Français. Ils espèrent ainsi provoquer des troubles au sein des colonies musulmanes de leurs deux puissances rivales.

L'inquiétude anticolonialiste

Durant l’entre deux guerres, les mouvements anticolonialistes s’appuient de plus en plus sur l’identité islamique, ce qui n’est pas sans rendre ces mêmes gouvernements européens inquiets. Les services secrets sont alors dépêchés dans les cafés de tout le continent, où les intellectuels musulmans –dont, à Genève, Shakib Arslan, un des panislamistes les plus importants de la période et grand-père de Walid Jumblatt, homme politique libanais contemporain– ont commencé à préparer un message panislamiste de résistance.

Mais les gouvernements européens tentent également de s’attirer les bonnes grâces des Musulmans par le moyen plus subtil de la propagande. En 1926, près de deux décennies après avoir affirmé son attachement à la laïcité, l’État français utilise de nombreux vides juridiques pour financer la grande mosquée de Paris –un acte qui va indigner de nombreux catholiques français, indignés par le traitement préférentiel accordé aux musulmans. La mosquée a pour but affirmé de rendre hommage aux soldats musulmans ayant combattu pour la France durant la guerre.

Lorsque la première pierre est posée en 1922, Paul Fleurot, représentant de la municipalité parisienne déclare non sans fierté que lorsque la France s’est trouvée en danger en 1914, les musulmans d’Afrique n’ont pas hésité à voler à son secours: «Les musulmans de nos départements africains ne furent pas les derniers qui répondirent à l’appel de la patrie en danger… Nombreux sont ceux qui ont donné leur vie pour la défense de la civilisation.» Il ajoute que la mosquée est une expression de la gratitude de la France, un monument commémoratif pour les soldats musulmans tombés pour la France.

Une volonté de contrôle?

Les historiens voient aujourd’hui cette mosquée comme un exemple de propagande colonialiste, visant à donner aux riches visiteurs un goût de la puissance impériale française dans le monde musulman. Les travailleurs nord-africains de Paris vivent, en effet, bien loin de la Mosquée et ses horaires de prières ne sont guère adaptés à leurs horaires à l’usine; le tarif élevé du hammam et du restaurant en font des lieux accessibles à une petite élite français et marocaine. Cette mosquée, construite dans le Ve arrondissement de Paris, non loin du jardin des Plantes, est toujours là; les touristes du monde entier viennent y boire une tasse de thé à la menthe et manger des baklavas dans le café ou bien acheter un tapis marocain dans la boutique, et respirer un petit air d’orient au cœur de Paris.

Dans les Balkans, en Crimée, et dans le Caucase, les Nazis se présentent comme les protecteurs de l’Islam

En 1935, l’État français laïc cible à nouveau ses sujets musulmans en bâtissant un hôpital à Bobigny, au nord-est de Paris, exclusivement à destination des Musulmans. Cet hôpital a pour but affiché de représenter la valeur républicaine de l’égalité en proposant des soins particuliers aux Musulmans: les patients y reçoivent ainsi une alimentation halal et le bâtiment lui-même, conçu par des architectes français dans ce qu’ils tenaient pour un «style nord-africain», est pourvu d’une salle de prière et d’un cimetière musulman.

Il permet également aux musulmans de ne pas fréquenter les autres hôpitaux parisiens, à une époque où de nombreux citoyens français s’inquiète de la présence des Nord-Africains, qu’ils tiennent pour porteurs de maladies vénériennes dangereuses –un signe qui montre que malgré une curiosité inattendue à l’égard de l’Islam, les Européens sont aussi bien souvent racistes. Cet hôpital est un bon exemple de stratégie d’un gouvernement colonial de l’époque: proposer des services aux résidents musulmans afin de s’attirer leurs faveurs et de mieux les contrôler.

La main tendue des Nazis

Avant la Seconde Guerre mondiale et durant son déroulement, les États entreprennent des efforts redoublés pour séduire les musulmans. Durant cette période, la Grande-Bretagne finance ainsi la construction de deux mosquées à Londres, tandis que les Nazis tentent de convaincre les Musulmans, et particulièrement ceux d’Europe de l’Est, de se joindre à leur guerre contre les Soviétiques. Dans les Balkans, en Crimée et dans le Caucase, les Nazis se présentent comme les protecteurs de l’Islam. Dans les Balkans, en Crimée, et dans le Caucase, les Nazis se présentent comme les protecteurs de l’Islam. La propagande est diffusée par voie de radio et par des tracts qui se concentrent sur l’antibolchevisme, l’antijudaïsme et l’anti-impérialisme britannique. Des légions musulmanes sont créées au sein de l’armée britannique, mais la plupart des soldats qui s’y engagent le font pour améliorer leurs conditions plutôt que pour des considérations idéologiques.

Cette période –durant laquelle les Européens et leurs gouvernements courtisent les musulmans et l’Islam– annonce de manière ironique le traitement de l’Islam dans l’Europe d’aujourd’hui: l’attention spéciale accordée aux Musulmans, plutôt que des signes d’acceptations, est souvent mue par la menace que pourrait faire peser aux intérêts politiques le potentiel politiquement subversif de l’Islam. Cet élan n’est pas très différent de celui consistant, par exemple, à financer la formation des imams par l’État, auquel on a pu assister en Grande-Bretagne et en Hollande ces dernières années, et qui revient régulièrement sur le tapis en France.

Lustre perdu

Les cicatrices de la bataille de Berlin et l’érosion du temps ont laissé leurs marques sur la mosquée de Wilmersdorf. Au cours des derniers instants de la Seconde Guerre mondiale, elle est le théâtre d’affrontements entre soldats soviétiques et allemands. Ces derniers creusent des tranchées dans ses jardins et tirent sur les Soviétiques depuis ses minarets.  Au cours des combats, tous ses minarets sont détruits sauf un et la mosquée est sérieusement endommagée. Si elle a été reconstruite depuis, elle n’a jamais vraiment retrouvé son lustre d’antan. Aujourd’hui, sa fréquentation, certes constante, demeure réduite et son histoire est pour l’essentiel méconnue.

Depuis le 11-Septembre, les événements qui ont marqué la relation entre la société occidentale et le Proche-orient ont souvent masqué cette histoire

Au cours des décennies mouvementées qui ont suivi la guerre, cette courte période –qui vit des Européens embrasser l’Islam– s’est effacée des mémoires. La raison n’en est pas très claire: peut-être parce que le flux récent et bien plus important de travailleurs musulmans des années 1960 et 1970 a fait des Musulmans une minorité de plus en plus visible dans ces pays plutôt qu’une petite fraction de la population, ce qui a accentué les tensions. Peut-être aussi que depuis le 11-Septembre, les événements qui ont marqué la relation entre la société occidentale et le Proche-orient ont souvent masqué cette histoire.

Une autre relation est possible

Néanmoins, regarder en arrière est toujours utile pour prendre la mesure du bon et du moins bon dans l’histoire riche et complexe de l’Islam en Europe occidentale. Si les gouvernements, tout à leur désir de de s’attirer les bonnes grâces des populations musulmanes, les ont également singularisées d’une manière qui a peut-être posé les fondations de ce sentiment «d’altérité» qu’entretient désormais l’Europe à l’égard de l’Islam, la mosquée de Wilmersdorf représente une vision alternative, un moment du passé où l’Islam n’était pas associé à la répression, à l’anti-intellectualisme et à une menace. Imaginer les conférences qui se tenaient à Woking ou à Wilmersdorf et le public qui s’y rendait –selon certains, Thomas Mann aurait assisté à l’une d’elles– nous permet soudain de visualiser une relation Europe-Islam placée sous le sceau du dialogue et de la fluidité.

L’histoire des Musulmans et de l’Islam en Europe occidentale est donc à la fois plus ancienne et plus imbriquée que la plupart des gens le pensent, et en prendre conscience nous permet d’envisager un futur dans lequel les musulmans pourraient être perçus comme faisant partie intégrante de la vie publique européenne plutôt que comme des étrangers menaçants et venus d’un autre âge.

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