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Depuis New York, Garry Kasparov veut faire échec et mat à Poutine

Garry Kasparov, l’ancien champion du monde des échecs, vit désormais en exil à New York. De là, il organise la résistance contre Poutine et prédit une nouvelle guerre froide avec Moscou. Rencontre avec l’ennemi public russe numéro un.

Garry Kasparov, président du Human Rights Foundation's International Council, témoigne devant la commission sénatoriale des affaires étrangères au sujet de l’«Agression russe en Europe de l’Est: où ira Poutine après l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie?», le 4 mars 2015 à Washington, DC | MANDEL NGAN/AFP
Garry Kasparov, président du Human Rights Foundation's International Council, témoigne devant la commission sénatoriale des affaires étrangères au sujet de l’«Agression russe en Europe de l’Est: où ira Poutine après l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie?», le 4 mars 2015 à Washington, DC | MANDEL NGAN/AFP

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New York

Dans la salle où je rencontre Garry Kasparov: un billard. Pour un joueur d’échecs aussi emblématique, c’est inattendu. Le lieu de l’interview est lui-même incongru. Kasparov reçoit dans une sorte de salon de réception d’hôtel, une suite luxueuse mais anonyme, où personne ne semble réellement habiter. Et pourtant, c’est là, dans ce bel immeuble de Broadway, à New York, que vit le plus célèbre dissident russe. «Ici, aux États-Unis, je me sens un peu plus en sécurité», me dit Kasparov qui insiste sur les mots «un peu plus». Il sait qu’il est devenu l’ennemi public numéro un de la Russie de Poutine.

«En 1989, lors de la chute du communisme, ou encore en 1990-1991, avec Gorbatchev et Eltsine, au moment de la fin de l’URSS, personne n’aurait imaginé, et surtout pas moi, que nous assisterions un jour au retour du KGB, de la police politique et des opérations secrètes. Et pourtant, c’est précisément cela, la Russie d’aujourd’hui. C’est une dictature», commente Kasparov. Qui ajoute: «C’est le KGB qui gouverne. Poutine est un ancien responsable du KGB et nous sommes revenus au point de départ, comme si la chute du communisme n’avait jamais eu lieu.» Notre entretien restera sur cette tonalité et c’est aussi la ligne générale du nouveau livre de Garry Kasparov, traduit en français en janvier 2016 sous le titre Winter is coming. Stopper Vladimir Poutine et les ennemis du monde libre (aux éditions Michel Lafon).

Avant d’atterrir dans cette suite anonyme, Garry Kasparov m’a donné rendez-vous au croisement de deux rues sur Broadway. L’adresse de son appartement est confidentielle. Le joueur d’échecs le plus primé au monde n’est pourtant pas paranoïaque. Et s’il n’a plus sur le sol américain les gardes du corps qui ne le quittaient pas en Russie, il reste inquiet pour sa sécurité. Il sait qu’il est une sinon «la» cible du régime. Il prend ses précautions. À juste titre.

À l’entrée de l’immeuble, un concierge le salue. Kasparov reçoit chez lui mais il donne ses rendez-vous dans la rue. On ne sait jamais. «Je n’ai commis aucun crime. Je suis seulement menacé pour ma liberté de parole parce que je critique Poutine.»

On avait laissé le joueur d’échecs à Rome en jean et fringues casual; à New York, il est bien sapé et en veste de costume. En apparence, il s’est assagi; pourtant sa virulence est intacte, bien que feutrée, comme le tapis vert de la table de billard près de laquelle nous discutons.

Il faut dire que Kasparov revient de loin. Au temps de l’URSS, le teenager joueur d’échecs a flirté avec les jeunesses communistes. Il a même été élu du Komsomol –comme tous les ambitieux et toutes les jeunes stars soviétiques. Avec la Perestroïka et Gorbatchev, il bascule précocement libéral et démocrate, et se met à rêver pour son pays; dès que la chute du communisme est actée, il se range du côté de Boris Eltsine. Il le reconnaît dans son livre; la déception viendra bien vite. Garry Kasparov est viscéralement démocrate et il ne cessera de militer pour le pluralisme, la liberté d’association et la liberté de la presse, changeant à l’occasion de parti et de poulain, mais restant ferme sur ses convictions démocratiques.

Personne n’aurait imaginé, et surtout pas moi, que nous assisterions un jour au retour du KGB, de la police politique et des opérations secrètes. Et pourtant, c’est précisément cela, la Russie d’aujourd’hui. C’est une dictature

Garry Kasparov

C’est tout naturellement qu’il trouve sur sa route Vladimir Poutine. Le doute est manifeste mais la haine, viscérale, pas immédiate. L’homme du KGB inquiète mais il a encore ses mystères. Mais le pire ne tarde guère. «Poutine a très vite penché du côté de la dictature», résume-t-il.

Échiquier politique

Usant de sa popularité, avec ses 250.000 amis sur Facebook et ses 160.000 fans sur Twitter, Kasparov prend bientôt la tête des manifestations contre le nouveau tsar russe. Homme de droite, certes, si ce qualificatif partisan a un sens dans la Russie post-communiste, il devient le porte-parole du Front civique unifié et, bientôt, il est l’un des animateurs du mouvement L’Autre Russie, qui dénonce frontalement Poutine. Voici celui qui a dominé l’échiquier noir et blanc durant des années qui s’engage inexorablement sur un tout autre échiquier politique.

Arrêté à plusieurs reprises (lors d’un court séjour en prison il reçoit le soutien inattendu de son opposant de toujours, Anatoly Karpov), Kasparov commence à comprendre la dure loi du FSB, la nouvelle police politique russe qui n’est autre que l’ancien KGB. Il choisit de se protéger, recrute des gardes du corps et cesse de voyager sur la compagnie nationale Aeroflot –tant il craint d’être assassiné.

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Était-il écrit que le «fou voudrait devenir roi», pour paraphraser le titre d’un de ses livres d’échecs? Toujours est-il qu’il se retrouve propulsé en 2008 candidat de l’opposition à la présidentielle, contre Poutine, avant de devoir renoncer en milieu de campagne à cause de la forte censure de la presse et de menaces et intimidations répétées. Kasparov découvre que la vie politique n’est pas une partie d’échecs. En tout état de cause, il vient de perdre la première manche. Ce qui ne lui ressemble guère.

Amer et menacé, convaincu que la démocratie n’existe pas en Russie, Garry Kasparov choisit l’exil. Et puisque les Américains lui accordent la Green Card, il vivra donc aux États-Unis. Exil de luxe, a-t-on pu dire. Reste que Kasparov est aussi, à sa façon, placé par Moscou en résidence surveillée à Manhattan. Car ses faits et gestes sont surveillés, même ici à New York, par le FSB.

Poutine a fait ses classes dans les services secrets russes et il sait édicter ses décrets et surtout ses oukases. L’homme fort du Kremlin aurait même téléguidé une campagne diplomatique, appuyée par les chancelleries russes, pour marginaliser Kasparov dans les instances internationales des jeux d’échecs, en particulier la Fédération internationale des échecs (ce que tend à confirmer une enquête fouillée du New York Times).

Si Garry Kasparov a une double nationalité, il n’est pas américain. Pour des raisons de sécurité politique, et parce qu’il craint que son passeport russe ne lui soit un jour retiré, il a obtenu en 2014 la citoyenneté croate en plus de celle de son pays. Le voici donc citoyen européen. Poutine, qui en fait une affaire personnelle, s’est moqué de lui pour être de ceux qui préfèrent parler anglais que russe.

«J’ai toujours un passeport russe mais le problème pour moi ce n’est pas seulement de rentrer en Russie. C’est plutôt, si je reviens à Moscou, de pouvoir en ressortir», me dit Kasparov. Lequel n’oublie pas qu’une partie de sa famille vit toujours à Moscou –et d’abord sa mère, Klara Kasparova, dont il a repris le nom, et qu’il rencontre de temps en temps dans un pays voisin, comme par exemple dernièrement en Croatie. En revanche, ses deux derniers enfants, Aida et Nickolas, sont nés aux États-Unis. Ils vivent avec lui, ici, sur Broadway.

Joueur d’échecs précoce

Garry Kasparov (de son vrai nom Garik Kimovitch Vaïnstein) a joué sérieusement aux échecs dès l’âge de 7 ans. À 13 ans, il représentait déjà la Russie à l’international et en 1985, à 22 ans, sacré champion du monde, il est devenu une star globale. Né en Azerbaïdjan soviétique d’un père juif et d’une mère arménienne, son nom est encore aujourd’hui connu sur cinq continents. Ce succès lui est forcément un peu monté à la tête. Un ego «supersized»? Peut-être. Vaniteux? On le serait à moins.

Légende vivante, héros du «2K» et du «3K», Kasparov parle aux chefs d’État; il est attendu dans les aéroports comme Lady Gaga; il doit signer des autographes constamment et, depuis la généralisation des smartphones, il est contraint de faire des selfies à longueur de journée. Toute l’année, il donne des key notes speeches dans le monde entier –ce qui constitue son salaire régulier, ses honoraires de speaker global se montant en milliers de dollars. Il a publié un livre intitulé présomptueusement Gary Kasparov on Gary Kasparov. Narcissique, inévitablement égocentrique, le champion d’échecs a longtemps été, comme on le dit en américain, «self-centered».

J’ai toujours un passeport russe mais le problème pour moi ce n’est pas seulement de rentrer en Russie. C’est plutôt, si je reviens à Moscou, de pouvoir en ressortir

Garry Kasparov

Pourtant, il est rare pour une vedette de ce niveau de savoir mettre sa vanité de côté et de ranger son ego. Au lieu de ne penser qu’à lui, Kasparov s’est mis au service des autres. Et peut-être au service d’une cause perdue. C’est un courage rare; une mue plus rare encore –presque inédite.

Sa mue défie les lois les plus rationnelles. Pourquoi Kasparov a-t-il pris tant de risques? Pourquoi mettre sa vie en danger? Le joueur d’échecs aurait pu vivre paisiblement de son nom et de sa fortune et mener une vie insouciante et oisive, comme tant d’autres stars avant lui. Il aurait pu se taire et profiter, rentier ou dépravé, de sa gloire digne du premier homme qui a marché sur la lune.

Au lieu de quoi, Garry Kasparov a dit stop. S’est-il senti acculé à agir, comme dans le «zugzwang», où l’obligation de jouer est imposée même quand les conditions de l’action ne sont pas réunies? En tout cas, il est parti en guerre contre Poutine. Le champion d’échecs autocentré a choisi d’utiliser sa popularité pour défendre le projet démocratique russe. Le jeu en vaut-il la chandelle? Lui qui a si souvent gagné contre Anatoli Karpov, l’autre joueur légendaire russe, lui «l’occidental» contre le «stalinien», le voici entrant dans un jeu ou il n’est plus seulement question de jouer pour gagner ou perdre. Mais où il est question de mettre sa vie en jeu.

Il y a un côté Soljenitsyne chez Kasparov. Comme cet écrivain emblématique au tempérament de révolté, devenu en un seul livre, L’Archipel du Goulag, le plus «implacable antisoviétique de l’univers» sécrété par le régime soviétique (selon les mots de l’historien François Furet), Kasparov a une sorte de folie froide. Ses détracteurs diront qu’il est, dans cette opposition radicale à Poutine et dans cette prise de risque, encore question de soi. Mais c’est faire peu cas du risque physique pris, des douleurs de l’exil, du courage tout simplement. Un courage qui est de la trempe de ceux de Boris Pasternak ou Andreï Sakharov et donc de Soljenitsyne, autant de symboles de cette Russie qui a enfanté tant de dictateurs mais aussi tant de dissidents fameux.

En vie et en liberté

Garry Kasparov n’est pas le seul opposant à Poutine, mais c’est l’un des plus articulés et l’un des plus vocaux –et surtout, il est encore en vie et en liberté. Son camarade Boris Nemtsov, le célèbre blogueur et dissident politique, adversaire notoire de Poutine, a été assassiné de quatre balles dans le dos en février 2015, juste devant le Kremlin. Comme la journaliste Anna Politkovskaïa, dont la couverture du conflit tchétchène et les critiques violentes envers les autorités du Caucase, lui ont également coûté la vie.

Les Pussy Riot, ces féministes punks déjantées qui ont ridiculisé Poutine, ont passé de longs mois en prison. Alexei Navalny, le blogueur anticorruption, a été victime d’une violente agression le 17 mai. Pavel Durov, le fondateur de VKontakte, le Facebook russe, a été débarqué de sa propre boîte et vit depuis en exil en Europe, en Asie et en Amérique, tel une sorte de «digital nomad».

Quant à Tanya Lokshina, infatigable militante des droits de l’homme en Russie, qui dirigeait le bureau de Human Rights Watch lorsque je l’ai interviewée à Moscou, elle me confiait: «La Russie est en train de prendre une très mauvaise direction. L’État de droit n’existe pas. On torture les activistes du Caucase du Nord. Les chaînes de télévision sont entre les mains du régime. L’Église orthodoxe a une influence anormalement puissante sur la politique du Kremlin. La justice n’est pas impartiale.» Depuis cet entretien, Lokshina, elle aussi, craignant pour sa vie, a dû fuir le pays.

Ceux qui dénoncent aujourd’hui, depuis Moscou, la guerre en Ukraine ou l’annexion de la Crimée, prennent de grands risques. La liberté d’expression se réduit comme peau de chagrin dans le système cynique et corrompu de Vladimir Poutine, étrange mélange de «soft» et surtout de «hard power»: la vodka, les oligarques du gaz, le Botox et le code nucléaire.

Naïveté de l’Europe

Mon premier entretien avec Garry Kasparov a eu lieu à l’automne 2015 à la Foire du livre de Rome. La légende vivante des échecs était venue promouvoir son nouveau livre, Winter is coming, traduit dans une quarantaine de langues. Déjà, lors de cette rencontre, Kasparov n’était plus le joueur génial ou le conférencier d’exception que j’avais imaginé, mais un politique. Il cherchait des arguments, des alliés, menait un combat –il n’avait pas l’insouciance de la plupart des écrivains présents. Et, déjà, il critiquait l’Europe.

Il est rare pour une vedette de ce niveau de savoir mettre sa vanité de côté et de ranger son ego. Au lieu de ne penser qu’à lui, Kasparov s’est mis au service des autres. Et peut-être au service d’une cause perdue

À New York, autour de la table de billard, son propos se radicalise. En fait, ce n’est plus à Poutine qu’il parle, puisqu’il n’attend rien de lui: Kasparov parle aux occidentaux et nous réserve ses critiques les plus amères. «Personne ne nous a écoutés. Les Américains, les Européens ont préféré continuer à dialoguer avec Poutine plutôt que de se rendre compte de la dictature qui se mettait en place. Business as usual!» Et à ceux qui, diplomates timides, intellectuels compliqués ou journalistes fact-checkers, n’arrivent pas à décrypter l’opacité du poutinisme, il oppose une analyse limpide. Que la guerre en Ukraine et l’annexion de la Crimée tendent à valider: elles donnent aujourd’hui raison à celui qui a longtemps prêché seul dans le désert de Sibérie.

Avec moi, Kasparov cite une nouvelle fois les noms de ses amis assassinés (Boris Nemtsov, Anna Politkovskaïa, etc.) et de ceux qui ont été forcés à l’exil. «Nous assistons à la mise en place d’une dictature d’un nouveau type. C’est une dictature plus agile, plus arbitraire encore que par le passé. La corruption est générale. Une propagande totale et très sophistiquée a été mise en place tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays», me dit-il.

Garry Kasparov agite maintenant les mains d’une manière rapide, comme s’il jouait devant moi une partie d’échecs en accéléré. Le regard du stratège se fixe, effroyable:

«Poutine est maître du jeu. À l’intérieur du pays, tout est contrôlé. La propagande est agressive et massive. Il surveille l’intégralité des médias. Internet est soigneusement verrouillé, de plus en plus censuré, avec des faux sites webs et des rumeurs omniprésentes. À l’extérieur, Poutine sait brillamment jouer avec les faiblesses des démocraties occidentales. Les démocraties sont fragiles et Poutine le sait.»

À Rome, lors de notre premier entretien, Kasparov m’a parlé de Marine Le Pen. Il voulait savoir si elle avait une chance d’être élue en France. À New York, il revient sur le sujet, qu’il a depuis potassé: «Le Front national veut détruire l’Europe. L’extrême droite sait très bien ce qu’elle veut faire en France. Et Poutine le sait aussi. Il aide. Il connaît ses alliés en Europe.» Selon lui, la confrontation entre la Russie et l’Europe est «inévitable» tant «la brutalité du régime ne cessera de s’intensifier». Il me dit aussi son dégoût pour Nicolas Sarkozy dont les accointances poutiniennes le désespèrent.

Si Kasparov aime les parties d’échecs pour leurs règles, Poutine préfère, selon lui, le poker où l’on «bluffe» et où on ne respecte «aucune règle». Et la bagarre, la guerre peut-être, c’est, pense-t-il, «ce que Poutine veut». «Alors, il entretient des forces déstabilisatrices au sein des pays européens et ce n’est encore que le début.» Pessimiste et sombre, le joueur d’échecs est-il un Cassandre qui annonce des jours plus sombres encore? Il annonce «les dangers qui arrivent, ces forces du mal qui se nourrissent du statu quo». En Russie, une nouvelle guerre froide a commencé et comme l’indique le titre de son livre, «l’hiver approche».

Est-il par trop pessimiste? Paranoïaque? C’est ce que lui reprochent jusqu’à certains de ses amis dissidents. Ils le trouvent trop radical, trop manichéen. D’autres pensent au contraire qu’il a un temps d’avance. Que Poutine a trouvé en Kasparov son double stratégique toujours prêt à décrypter son coup d’après.

Partie revanche

Prochainement, Kasparov sera en Allemagne, en Espagne, en Israël et en France. Il est activiste à mi-temps et promoteur des jeux d’échecs le reste du temps. Bien sûr, il ne fait plus de compétitions officielles: il a cessé de jouer de manière professionnelle depuis 2005. Joue-t-il encore, pour le plaisir, en ligne, de manière anonyme. On le dit.

Officiellement, il se contente à travers sa fondation, Kasparov Chess Foundation, qu’il a créée aux États-Unis, de promouvoir l’éducation aux échecs et, lorsqu’il joue encore, tel un comédien à la retraite, c’est au bénéfice de fondations, d’actions éducatives ou de causes sociales. Généreux et soucieux de passer le flambeau, il a aussi entraîné en 2009-2010 Magnus Carlsen, l’actuel champion du monde des échecs. Et là encore il espère bien prendre sa revanche sur Poutine.

Le jeune prodige norvégien, Carlsen, devrait affronter en novembre 2016 à New York un certain Sergueï Kariakine. À 26 ans, ce dernier, né en Ukraine mais naturalisé russe, est en apparence un héritier de Kasparov. En apparence seulement. Car Kariakine est un affidé du Kremlin, dont il épouse les vues guerrières sur la Crimée ou les préjugés homophobes; il est un fan inconditionnel de Poutine, comme en atteste ses comptes Twitter ou Instagram.

Certains pensent que Poutine a trouvé en Kasparov son double stratégique toujours prêt à décrypter son coup d’après

Ce faisant, la partie à venir entre Kariakine, soutenu par Poutine, et Carlsen, entraîné par Kasparov, pourrait être un remake des grandes parties d’échecs des années 1980 entre Kasparov et Anatoli Karpov et, plus encore, un affrontement par jeu interposé, entre Kasparov et Poutine.

Incroyable stratège

En attendant le match emblématique de l’automne, Kasparov continue son chemin. Il multiplie les conférences sur la stratégie et «comment prendre rapidement des décisions» (il est l’invité de Vivendi en France par exemple du 8 au 10 juin). Les petits et les grands patrons sont avides de ses conseils qu’ils écoutent avec religion. Parmi ses sujets les plus prisés, ceux qui tournent autour de «l’homme et la machine».

Dans l’histoire, Kasparov restera d’ailleurs comme un incroyable stratège capable de tenir tête aux machines. En 1999, il a joué sur internet contre 50.000 joueurs de soixante-quinze pays –et a gagné en soixante-deux coups. Parallèlement, il s’est confronté aux supercalculateurs en les affrontant les uns après les autres au fur et à mesure de leur perfectionnement informatique: il a gagné face à des ordinateurs fonctionnant avec des centaines de processeurs avec une puissance de calcul de près de 100 millions de positions de jeux (Deep Thought, Fritz 3 ou Deep Blue). Il a fait, par la suite, match nul contre Deep Junior ou X3D Fritz avant d’être finalement battu par des versions logicielles améliorées comme Chess Genius 2.9 ou Deeper Blue: la machine a eu raison de son intelligence de jeu.

Il n’empêche: les entreprises du monde entier continuent à raffoler de ses conseils stratégiques et ses ouvrages échiquéens sont, aujourd’hui encore, des best-sellers globaux. Son style de jeu, où il s’est fait un nom par des combinaisons uniques où il acceptait de cruels «sacrifices» (ses sacrifices de tours sont légendaires), reste commenté dans le monde entier. Il est encore aujourd’hui perçu comme un intellectuel des échecs, pas seulement comme un joueur: un théoricien qui a révolutionné les règles du jeu.

Garry Kasparov me raccompagne tranquillement dans le hall de son immeuble. Il me montre en passant la salle de sport luxueuse où il fait son work-out, un patio intérieur fleuri et ensoleillé où il peut faire tranquillement la sieste sur des chaises longues, et salue à nouveau le portier par son prénom. Il y a chez lui une sorte de folie rentrée, quand celle d’un Soljenitsyne était exacerbée ou celle d’un Sakharov calculée et patiente. J’ai devant moi un géant des échecs reconverti en géant de la politique. Son engagement pour les droits de l’homme, son amour pour la Russie, sa passion pour la liberté et pour la vérité forcent le respect. On l’admire déjà pour cela. Mais peut-être que Kasparov-le joueur d’échecs entrera dans l’histoire une seconde fois pour son œuvre politique.

Peut-il gagner face à Poutine? Probablement pas à court terme. Et à dire vrai, ni l’un, ni l’autre, ne sont beaux joueurs. L’ancien espion du KGB n’a pas plus l’intention de perdre que le joueur d’échecs de le laisser gagner.

En le quittant, je pose une dernière question à cet homme de presque 53 ans, à cet homme inquiet de perdre une partie importante, et je lui demande combien de temps, selon lui, Poutine va encore rester au pouvoir. Et Kasparov de me lancer d’un air sévère, terrible: «Poutine ne croit pas aux élections. Il ne quittera jamais le pouvoir. C’est un dictateur. Il est président pour la vie.»

Pour aller plus loin:

Winter is coming, Stopper Vladimir Poutine et les ennemis du monde

de Garry Kasparov ​​​​​​

éd. Michel Lafon (21 janvier 2016)

378 pages

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Dans la tête de Vladimir Poutine

de Michel Eltchaninoff

éd. Actes Sud (4 février 2015)

171 pages

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The Red Web

d’Andrei Soldatov et Irina Borogan

Public Affairs (8 septembre 2015)

384 pages

non traduit

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Être opposant dans la Russie de Vladimir Poutine

de Françoise Daucé

Éd. Le Bord de l'eau (9 février 2016)

152 pages

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Désirs de révolution

de Nadejda Tolokonnikova

éd. Flammarion (16 mars 2016)

200 pages

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