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Non, Hillary Clinton ne va pas planter sa campagne

L’élection ne va pas se jouer sur des maladresses ou des questions de personnalité.

La candidate à la primaire démocrate Hillary Clinton lors d’un meeting à San Francisco, le 26 mai 2016 | JOSH EDELSON/AFP
La candidate à la primaire démocrate Hillary Clinton lors d’un meeting à San Francisco, le 26 mai 2016 | JOSH EDELSON/AFP

Temps de lecture: 6 minutes

En 2012, la gauche américaine craignait de voir Barack Obama céder l’élection à Mitt Romney. «Aux cents derniers jours de la campagne présidentielle, les deux questions les plus crispantes de la politique américaine sont sans doute: comment Obama peut-il perdre? et comment peut-il gagner?» écrivait Drew Westen, consultant démocrate, dans une chronique du Washington Post. Une angoisse qui n’épargnait pas la base du parti.

Le temps aura fait mentir ces démocrates affolés, mais leur préoccupation initiale était tout à fait sensée. En 2012, globalement, l’économie oscillait entre reprise paresseuse et nouvelle récession, la cote de popularité d’Obama était dans les choux et l’électorat blanc se dissociait majoritairement de sa présidence. À la veille de l’élection, Mitt Romney pouvait compter sur 59% d’opinions favorables  chez les blancs, quasiment autant que Ronald Reagan en 1984. Même si un contexte relatif était susceptible d’être favorable au président –ce qu’il a été–, le sentiment était palpable et généralisé: Obama pouvait perdre, et perdre salement. 

Quatre ans plus tard, Obama termine son second mandat en président bien apprécié d’un pays économiquement vaillant. Le Parti démocrate s’apprête à lui choisir pour successeur une femme qui fut son adversaire lors de la primaire de 2008, avant de rejoindre son cabinet comme secrétaire d’État. Et, le 16 mai, le Washington Post titrait sur les douze raisons d’une éventuelle défaite d’Hillary Clinton.

Comme toutes les peurs, elles n’ont rien d’absurde. Sauf qu’elles semblent aussi proliférer chez les libéraux américains qui comprennent que l’élection présidentielle se joue davantage sur la démographie et des dynamiques économique –les fondamentaux– que sur les caractéristiques particulières de tel ou tel candidat. C’est idiot. Il est temps que les gens appliquent ce qu’ils savent à cette élection, et cessent de plier l’échine devant leurs possibles craintes.

Mais, auparavant, il convient de s’arrêter un moment sur les motifs de ces préoccupations. Dans le Post, James Hohmann énumère les problèmes de Clinton et de son entourage. Elle est sujette aux fautes directes, comme lorsqu’elle promet, au détour d’un débat public sur les énergies renouvelables, de mettre aux chômage les mineurs de Virginie-Occidentale. Elle n’est pas une «politicienne née» –c’est sa formule– et elle n’a pas le pouvoir d’inspiration qu’on pourrait attendre de ceux qui ambitionnent la plus haute fonction étatique. Elle a un penchant pour le secret qui ne lui est pas d’un grand secours, un ancien président de mari qui aura fait autant de mal que de bien à sa campagne et une expérience gouvernementale qui relève autant du minimum syndical –la première femme à pouvoir briguer la Maison Blanche doit être du sérail– que du gros boulet, à l’heure du populisme réactionnaire et de la «révolution politique». Et, si cela n’était pas suffisant, elle fera partie des candidats les plus impopulaires à remporter la primaire d’un grand parti.

Forces structurelles

Ces angoisses sur la faiblesse de la candidate Clinton ne risquent pas d’être apaisées par le choix (ou, soyons moins charitables, la capitulation) des Républicains: Donald Trump, une star de la téléréalité et magnat de l’immobilier devant sa victoire à une rhétorique nativiste et un projet dispendieux visant à expulser les immigrés illégaux et interdire de territoire les musulmans. Trump est issu des dynamiques et des dysfonctionnements du Parti républicain contemporain et huit mois de sondages ont présagé sa victoire. Reste qu’il donne l’impression d’être une force imprévisible –un Loki capable de fléchir et de braver les «règles» de la politique américaine.

Si les enjeux de l’élection de 2012 étaient élevés –s’y jouaient l’avenir de la gouvernance démocrate et le legs historique du premier président américain noir–, aujourd’hui, ils crèvent le plafond. Pour qui est ce pays? Vivons-nous dans une nation expérimentale faite d’inclusion multiraciale et multiethnique? Ou dans une démocratie suprématiste –un pays pour les blancs, et personne d’autre?

Il faut des événements d’envergure –des guerres ou des récessions– pour voir ébranlées les vieilles habitudes électorales

Face aux terribles conséquences d’un Trump président, les angoisses de voir Clinton trébucher et tomber sur son tapis de casseroles s’amplifient d’autant plus. Dire que les libéraux et les démocrates n’ont pas à s’en faire serait exagéré. Mais il convient d’insister sur un point qu’on ne pourra jamais trop répéter: que la victoire de Trump soit une réalité mathématique n’en fait pas pour autant une perspective probable. Nous ne vivons pas dans un monde chaotique aux possibilités infinies. Les élections présidentielles sont toujours mues par des forces structurelles et ce sont celles-ci –pas la magie noire de Trump ou le David Brentisme d’Hillary Clinton– qui pèseront le plus lourd dans la bataille.

Électeurs non blancs

Quelles sont ces forces? Elles sont démographiques. En 2012, Obama emportait 39% de l’électorat blanc, contre 59% pour Mitt Romney, avec des déficits criants dans certains États-pivots (Virginie, Floride), où il n’allait en recueillir que 37% (contre 61% pour Romney). Et pourtant: Obama l’a emporté au niveau national, avec une belle marge d’avance, et il est aussi arrivé premier dans ces États. La raison en est simple: les électeurs non blancs. En votant en bloc (ou presque), les Américains noirs, hispaniques et asiatiques ont fait résolument pencher la balance vers les Démocrates. À l’heure actuelle, rien ne dit que ces Américains aient disparu de l’électorat présidentiel et tout porte même à croire qu’ils reviendront en masse. Comment Trump va-t-il se débrouiller avec ces électeurs?

Selon les derniers sondages menés par YouGov et The Economist, 82% des noirs et 78% des hispaniques ont une opinion négative du candidat républicain. Ils sont 80% chez les moins de 30 ans. Chez les femmes, 66% ont une opinion négative de Trump. Personne dans la course présidentielle, y compris Clinton, n’est aussi impopulaire que Trump. Il est unique en son genre.

Et il y a d’autres forces. Prenez les lignes partisanes. Elles régissent le vote de la plupart des Américains, même chez les indépendants, qui votent systématiquement pour l’un ou l’autre des partis, même s’ils ne se définissent pas comme démocrates ou républicains. C’est cette logique qui explique que les Républicains fassent les yeux doux à Trump depuis qu’il a garanti sa nomination: maintenant, il est un des leurs, et c’est tout ce qui importe. C’est aussi grâce à cet esprit de parti –galvanisé par des leaders comme Barack Obama et Elizabeth Warren– que la majorité des Démocrates se rallieront, au final, à Clinton.

De fait, une fois la question des lignes partisanes prise au sérieux et vue comme un facteur d’importance des résultats électoraux, l’idée que Trump puisse rogner une part significative de l’électorat démocrate non blanc ou féminin (et même blanc) est ridicule. Il faut des événements d’envergure –des guerres ou des récessions– pour voir ébranlées les vieilles habitudes électorales et, même dans ce cas, les effets sont souvent modestes: John McCain, candidat dans l’ombre d’un président républicain aux échecs historiques, emportera 45% des voix au niveau national.

Étendard générique

Ce qui ne veut pas dire que la défaite de Clinton soit impossible. L’hypothèse est tout à fait plausible. Mais l’un des principaux effets des campagnes présidentielles, c’est qu’elles transforment les candidats en étendards génériques de leur parti, ce qui signifie que les élections présidentielles modernes se jouent sur des événements macroscopiques, pas sur des micro-caractéristiques.

Mitt Romney n’a pas perdu en 2012 parce qu’il était coincé, froid et distant, mais parce que l’économie reprenait suffisamment de couleurs pour que le président sortant en profite. Idem en 1992: avec ou sans Ross Perot, Bill Clinton aurait gagné, parce que la situation économique était vraiment mauvaise. À n’en pas douter, la campagne de Clinton promet des moments des plus embarrassants. Mais les maladresses ne font ni ne cassent les campagnes, comme les gadgets ridicules ne dégoûtent ni ne convainquent les électeurs. Dans un monde où le prix des campagnes atteint le milliard de dollars, où les publicités sont hyper-ciblées et l’esprit partisan plus qu’enraciné, cela n’importe même pas du tout.

Ce qu’on pourrait répondre, c’est qu’Hillary Clinton est un élément distinctif de la politique américaine, si spécifique qu’elle ne deviendra jamais une Démocrate générique. Ce qui est peut-être vrai. Mais, quoi qu’il en soit, on peut aussi appliquer l’observation à Trump. Et si Clinton n’est pas banale pour le meilleur comme pour le pire –une ex-First Lady devenue sénatrice devenue diplomate, un personnage impopulaire et clivant, la première femme aux chances réelles d’accéder à la Maison Blanche–, Trump est tout aussi spécial en ce qu’il balkanise et s’aliène de grosses parties de l’électorat. Au lieu de paniquer et d’angoisser sur l’équipe Clinton et son incapacité à éviter des erreurs de débutants, les libéraux américains et toute personne ayant un intérêt dans la défaite de Trump devraient plutôt réfléchir aux moyens de capitaliser sur sa spécificité à lui.

En d’autres termes: ne devenez pas trop accros au spectacle trumpien! Il pourrait vous prendre par le col et vous faire perdre de vue ce qui compte réellement dans cette élection. La politique n’est pas qu’un jeu de personnalité –un concours de petites phrases, à qui fera gagner le plus d’argent aux chaînes de télé. C’est une lutte de valeurs et d’intérêts, de groupes et de communautés. Au lieu de trembler pour Clinton, les Démocrates et leurs sympathisants devraient comprendre que l’avantage est de leur côté.

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