Culture

Cannes, jour 10: les Dardenne, Mendoza et Mungiu nous dessinent une grande image

«La Fille inconnue», «Ma’ Rosa» et «Baccalauréat», films profondément différents, posent pourtant les mêmes questions essentielles.

Jaclyn Jose dans "Ma' Rosa" de Brillante Mendoza
Jaclyn Jose dans "Ma' Rosa" de Brillante Mendoza

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C’est une vertu des grands festivals de susciter des échos entre des films conçus dans des contextes très différents, mais qui, grâce à des artistes en phase avec leur époque, dessinent ensemble une plus grande image. Ainsi, par exemple, après Sieranevada de Cristi Puiu et I Daniel Blake de Ken Loach en début de manifestation, le film belge La Fille inconnue, le film philippin Ma’Rosa et le film roumain Baccalauréat.

Du premier, on a souligné combien il formule avec rigueur une interrogation morale de principe, quitte à sacrifier au passage une bonne part des atouts romanesques et sentimentaux qui d’ordinaire aident à  séduire les spectateurs. Il faut y ajouter l’inscription dans une réalité «documentaire» –l’état des rues, des bâtiments, des services sociaux, des rapports humains– qui donne son sens et son urgence à la méditation philosophique et éthique qui porte le film. Celui-ci tourne autour des exigences éventuellement contradictoires de la loi et de la morale –la loi étant incarnée par des policiers «qui font leur travail», ni héros ni ripoux.

On retrouve, différemment, des ingrédients similaires dans le film de Mendoza et dans celui de Mungiu.

Ma' Rosa ou la loi de la survie

Le cinéaste philippin, renouant avec la veine qui l’a fait connaître au débuts des années 2000 (John John, Tirador) suit une poignée de personnages de fiction dans l’environnement on ne peut plus réaliste des quartiers pauvres de Manille.

La dimension documentaire, qui tient tout autant aux méthodes de tournage accueillant l’omniprésence de la foule, du bruit, des objets et des mots saturant tout l’espace, l’emporte sur l’intrigue. Mais le documentaire ne fait pas disparaître l’intrigue pour autant: selon un alliage particulier, celle-ci devient un révélateur des rapports humains existants dans cette mégapole et dont témoigne celui-là.

Ici, l’énergique Ma’Rosa et sa petite famille tiennent une échoppe où on vend des bonbons et de la drogue –jusqu’à la descente de police qui envoie la matrone et son junkie d’époux au commissariat, et les enfants dans la rue réunir par n’importe quel moyen la somme conséquente réclamée par les flics pour les relâcher.

Dans un environnement où la corruption fait partie de la règle, la loi est un moyen de prévarication de ceux qui ont fonction de la défendre, au détriment des autres, qui entretiennent une relation tout aussi dépourvue de principe avec le droit, ou d’ailleurs toute autre notion.

Monde tour à tour brutal et chaleureux, monde de la survie à tout prix, l’univers de Ma’ Rosa est pourtant décrit avec une sorte d’affection, une manière sans complaisance mais sans moralisme de prendre acte d’un état d’urgence où il serait obscène de se poser en donneur de leçons. Mais sans faire l’impasse sur le caractère sans issue qui résulte de cet état des choses.

Baccalauréat, examen de conscience sur fond de catastrophe

A mi-chemin entre la société qui se croit en conformité avec la loi (chez les Dardenne) au prix d’une myopie morale que rompt obstinément l’héroïne et celle où d’autres règles prévalent absolument (Mendoza), Cristian Mungiu décrit un monde où règnent simultanément un certain code de la vie commune et des pratiques généralisées d’arrangements et de combines.

La toile de fond de Baccalauréat, c’est l’échec de la génération qui a tenté d’améliorer la situation du pays après la chute du régime Ceausescu. La génération du médecin Romeo et de sa femme la bibliothécaire Magda, revenus de l’étranger en 1991 pour construire une Roumanie moderne et démocratique toujours hors de portée. Pour leur fille, ils n’envisagent désormais d’autre avenir qu’un départ vers des études en Europe de l’ouest, «dans le monde normal».

Adrian Titieni et Maria Dragus dans Baccalauréat de Cristian Mungiu.

Mais pour cela elle doit passer son bac, formalité devenue problématique après qu’elle ait été agressée, et que tous les équilibres (psychologique, familial, sentimental, social) s’en soient trouvés déstabilisés. Les manœuvres du père lui faire obtenir le diplôme s’entremêlent bientôt avec un écheveau d’autres intrigues, conjugales, affectives, professionnelles, qui ensemble menacent de pulvériser tout ce qui ressemblait à une forme de vivre ensemble –menacé d’emblée par ce caillou dans la fenêtre à valeur de signe divinatoire.

Ici aussi, des représentants de la loi, policiers et procureurs, viennent manifester diverses manières de respecter et de faire respecter les contraintes de la vie en collectivité. La virtuosité de la construction narrative et de la réalisation de Mungiu, signataire des mémorables 4 mois, 3 semaines, 2 jours (Palme d’or 2007) et Au-delà des collines, engendre une prolifération de questions très concrètes, et très ancrées dans un environnement physique et humain, qui toutes font jouer la même interrogation éthique.

A nouveau, le cinéaste ne juge ni n’édicte. Il prend acte des espoirs et des angoisses de chacun, des faiblesses et des forces de chacun de ses protagonistes. Lui aussi, avec beaucoup de force et une grande émotion qui peu à peu s’installe à mesure qu’on accompagne ces protagonistes dans la toile d’araignée de leur quotidien, donne à éprouver les exigences et les incertitudes de la morale.

Ensemble, ces trois films travaillent à la fois la réalité de la différence entre bien et mal et la difficulté de s’y retrouver dans les tumultes de l’existence. Ensemble aussi, ils témoignent avec un réalisme exigeant, jamais gratuit, jamais complaisant, d’états matériels de ce monde.

Et ainsi participent de ce que le cinéma peut faire mieux qu’aucun autre moyen de montrer et de raconter: donner corps et matière à des idées, être à la fois saturé de réalité (corps, voix, langues, visages, objets, couleurs, rythmes…) et travaillé par de nécessaires interrogations.

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