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Pour éviter d'autres Fort McMurray, combattons le changement climatique

Avec la tragédie survenue en Alberta, le sujet devient encore plus important, et il faut l'aborder tout de suite.

À Fort McMurray, le 6 mai 2016.
À Fort McMurray, le 6 mai 2016.

Temps de lecture: 7 minutes

Ce mardi 10 mai marque le huitième jour de l'incendie gigantesque qui ravage la forêt boréale canadienne et a déjà anéanti une grande partie de Fort McMurray, en Alberta –une ville frontalière servant de base pour l'exploitation des sables bitumeux dans la région. La catastrophe est en passe de devenir l'une des plus coûteuses du Canada, en ayant exigé l'évacuation de tous les habitants de la ville, soit plus de 88.000 personnes. Dans un communiqué diffusé samedi soir, le gouvernement provincial de l'Alberta indiquait que le feu avait brûlé 200.000 hectares, soit près de vingt fois la superficie de Paris. Une situation qui pourrait à nouveau s'aggraver. «La bête est toujours debout. Elle encercle la ville», déclarait Darby Allen, le chef des pompiers, dans une vidéo postée le 5 mai.

Que le feu n'ait encore fait aucune victime tient du miracle, si vous croyez en ce genre de choses. Les images satellite de l'incendie font penser à une explosion. Dès mercredi, le feu commençait à créer son propre micro-climat, ses pyrocumulus générant des éclairs susceptibles d'alimenter encore un peu plus le brasier. Menacé par un foyer incontrôlable, l'un des principaux centres d'évacuation allait devoir lui aussi être évacué le 4 mai au soir. Au troisième jour de l'incendie, sa superficie avait déjà été multipliée par huit –elle avait été multipliée par quatre en une seule journée, la veille. Des convois de milliers de réfugiés ont été escortés par la Gendarmerie royale du Canada sur la seule route encore praticable de la ville. Et personne ne peut estimer le temps qu'il faudra pour venir à bout de ce sinistre.

Le feu fait partie intégrante de l'écosystème boréal, mais ce qui se passe aujourd'hui à Fort McMurray n'a rien de naturel. Un assemblage désordonné de facteurs –dont une mauvaise gestion des ressources forestières, un débordement rapide de la zone urbaine sur l'environnement alentour, une météo particulièrement stagnante, El Niño battant des records d'intensité et un changement climatique anthropique– aura transformé l'incendie en tragédie continue. Un dernier facteur –le changement climatique– qui aura suscité son propre déluge de commentaires.

«Nous avons tous contribué à cet enfer»

Pour beaucoup, il est scandaleux que le changement climatique ait été cité parmi les causes de cet incendie. Ce serait faire affront aux victimes que d'évoquer une question aussi politique en ce moment.

Je vais donc être clair: il est absolument nécessaire de parler du changement climatique alors qu'un désastre comme celui de Fort McMurray est en cours. On peut le faire avec tact, en constatant les souffrances des victimes et en ne les rendant pas responsables des épreuves qu'elles endurent. Reste qu'une perspective scientifique permet une réaction avisée et nous aide à comprendre comment un événement aussi terrible a pu survenir. Nous vivons aujourd'hui un temps où tous les phénomènes climatiques portent la trace de l'homme, fût-elle minime. Ou pour reprendre la formule d'Elizabeth Kolbert dans le New Yorker, «nous avons tous contribué à cet enfer». C'est un fait scientifique. Et dire ce que nous voulons faire avec de telles informations est une discussion nécessaire. Le changement climatique est un problème si pressant qu'il n'y a pas de meilleur moment pour l'avoir –car c'est un moment où nous pouvons, justement, assister aux conséquences de l'inaction.

Cette tragédie, à l'instar de toutes les autres, comporte des éléments polémiques et politiques. Débattre en temps réel des causes les plus probables et des facteurs qui y ont contribué peut nous aider à la surmonter, mais mieux encore, cela nous permet de trouver les meilleurs moyens d'éviter de futurs désastres. Si l'incertitude règne encore parmi ceux qui œuvrent à juguler l'incendie de l'Alberta, certains faits sont connus: depuis des années, des experts nous mettent en garde contre l'évolution des forêts de la région, une modification susceptible d’engendrer des «incendies catastrophiques». C'est quelque chose que nous savons. Dans la forêt boréale, lorsque la couverture neigeuse hivernale se met à fondre, elle dévoile des fourrés secs parfaits pour un départ de feu –ce qui explique pourquoi le printemps marque le début de la saison des feux de forêt. Encore quelque chose que nous savons. La sécheresse, des températures plus chaudes que jamais et un manteau neigeux très fin –autant de symptômes du changement climatique dans le Canada boréal– ont très probablement constitué des circonstances aggravantes. «Cet [incendie] concorde avec ce que nous attendons des conséquences du changement climatique anthropique sur notre régime naturel des feux», explique Mike Flannigan, de l'Université de l'Alberta.

Le 4 mai, Elizabeth May, présidente du Parti écologiste canadien, disait à peu près la même chose:

«Le fait que la saison des feux de forêt soit arrivée si tôt dans le nord de l'Alberta relève très probablement d'un événement climatique –le phénomène est très probablement lié à des températures extrêmement élevées, une humidité très basse, des précipitations très faibles. […] C'est un désastre. Mais c'est un désastre qui est très lié à la crise mondiale du climat.»

Un débat qui s'est politisé

Pourtant, malgré l'assise scientifique de cette déclaration, les propos de May ont déclenché un tollé dans tout le pays. Les faits sont peut-être scientifiques, mais nous avons perdu la capacité de les interpréter comme tels. Le changement climatique est désormais politisé et la situation nous prouve tout ce qu'il y a de problématique dans cette façon de voir les choses. 

Le Premier ministre Justin Trudeau s'est joint à la curée contre May: «Avec les changements climatiques, il va y avoir des événements extrêmes. [...] Mais tirer un lien direct entre n'importe quel feu ou inondation et les changements climatiques est un pas plus loin que ce qui est utile, qui ne sert pas nécessairement les conversations que nous devons avoir», a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse. 

Certes, des deux côtés du spectre politique canadien, le vitriol ne cesse de voler dès qu'il est question de changement climatique, ce qui ne sert évidemment pas à grand chose. Chez les écolo-extrémistes, on a pu se réjouir du sort d'une communauté construite autour de l'extraction de combustibles fossiles. En face, une tribune du Calgary Sun offrait un «majeur dressé aux twittos du climat» pour s'être gorgé dans le «on vous l'avait bien dit».

Un tohu-bohu qui n'épargne même pas les journalistes mesurés. Brian Kahn, journaliste spécialisé dans le climat, a qualifié de «choquantes» les réactions négatives à son article parfaitement sensé et bien intentionné sur Fort McMurray. Ce qui l'aura contraint à se rapprocher de chercheurs en sciences humaines et autres experts en communication pour trouver la perspective idéale à adopter lorsqu'on veut parler du changement climatique quand une catastrophe est en cours –à supposer qu'une telle perspective existe. A tout le moins, il voudrait ne plus recevoir d'emails qui le traitent de «déchet humain!!!!» juste parce qu'il a rendu compte de la réalité.

Mon propre article a lui aussi visiblement touché une corde sensible chez certains lecteurs. On m'a dit que relier l'incendie au changement climatique alors que le sinistre n'était pas encore maîtrisé était une «combine de connard», «dégueulasse» et que «le karma n'allait pas être tendre» avec moi.

Et ce juste avant que j'apparaisse en TT du Twitter canadien:

Communication scientifique et le "Je vous l'avais bien dit"

C'est là que j'ai réalisé que le problème était encore plus grave que je ne le pensais. Pourquoi le Canada est-il si prompt à vouer aux gémonies des gens comme moi, Elizabeth May et autres observateurs de la science climatique? Déjà, parce que les propos de Trudeau semblent justifier leur rage. Un climatologue de l'Université d'Ottawa, Robert Way, estime que Trudeau a raté l'occasion d'expliquer le lien entre les feux de forêt boréale et le changement climatique, à un moment où son pays était tout ouïe. 

«La communication scientifique et le "Je vous l'avais bien dit", ce n'est pas la même chose», a-t-il écrit sur Twitter. «Pour éviter le second, Trudeau a foutu en l'air la première.» Au téléphone, Way précise: «Même s'il faut faire attention à la façon de mener cette conversation, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas l'avoir.»

A mon avis, la corde sensible est à chercher du côté de la situation politique spécifique du Canada, pays à la fois producteur d'énergies fossiles et nation aux premières lignes du changement climatique. Ces dix dernières années, grosso modo, le Canada est devenu un producteur de premier plan (grâce notamment à l'Alberta) et les récentes fluctuations du cours du pétrole ont généré un contexte politique semblable à celui d'une pétromonarchie. De fait, avec la chute des prix, les caisses de l'Alberta n'ont cessé de se vider et son gouvernement a fait le choix d'économiser sur la prévention des feux de forêt, ce que révélait Reuters le 5 mai. La juxtaposition de cet environnement politique et d'un désastre touchant le cœur pétrolier du pays aura incité à museler le débat. A l'heure actuelle, Trudeau cherche à ménager la chèvre et le chou. Ce qui ne pourra pas continuer éternellement. Un jour, il devra choisir. Les habitants de l'Alberta le savent et sont légitimement inquiets pour leur avenir.   

Au-delà des raisons politiques qui expliquent pourquoi le changement climatique est devenu un sujet si chargé, les sciences sociales peuvent nous aider à comprendre pourquoi tant de gens ont tant de difficultés à l'accepter: admettre la menace du changement climatique, c'est admettre que notre mode de vie, et même nos moyens de subsistance, ne sont pas tenables. Accepter les enseignements de la science climatique, c'est comprendre que la subsistance que nous nous sommes choisie est impossible. En d'autres termes, accepter la science climatique peut menacer le cœur même de notre identité. Et on comprend pourquoi tant de gens réagissent avec peur, colère et même amertume et malveillance. Ce qui ne veut pas dire que le changement climatique n'est pas en train de se produire et que nous ne devons pas le prendre au sérieux. Cela veut simplement dire que l'avenir présage de sacrifices personnels d'envergure. Ce qui n'est pas une mince affaire.   

Comme l'écrit Jen Gerson dans le National Post, «ce qui arrive à Fort McMurray n'est pas la faute de ses habitants». Dans l'ici et le maintenant, alors que l'incendie fait toujours rage, mentionner le rôle du changement climatique est certes quelque peu absurde. Le feu est là. Mais Fort McMurray peut avoir des émules: San Diego; Colorado Springs, dans le Colorado; San Antonio; Austin, au Texas; San Bernardino, en Californie; Anchorage, en Alaska. Toutes ces villes sont susceptibles de connaître un super-incendie ces prochaines décennies alors que le changement climatique et d'autres facteurs humains pousseront le risque d'un désastre vers le haut. Il ne faut pas ignorer cette menace. Nous le devons à leurs habitants, comme aux futurs habitants de Fort McMurray.

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