France

Michel Thooris, l'homme qui veut faire voter les juifs pour Marine Le Pen

Ce syndicaliste policier a créé une association qui veut contester le monopole des intitutions représentatives et séduire «l'électorat juif» en vue de 2017.

Marine Le Pen, le 22 avril 2012. JOEL SAGET / AFP.
Marine Le Pen, le 22 avril 2012. JOEL SAGET / AFP.

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Nice (Alpes-Maritimes)

Dans une heure et demie, ce sera shabbat –le repos hebdomadaire chez les juifs– et je quitte Michel Thooris sur le quai de la gare de Nice. Je repars vers chez moi la tête chargée d’anecdotes, alors qu’il m’explique doctement sa position plutôt radicale sur le Grand Israël et la «Judée-Samarie» (expression employée par Israël pour désigner les territoires occupés alors que la communauté internationale utilise celle de Cisjordanie), qui lui a valu un coup de téléphone de Marine Le Pen en 2012:

«J’étais candidat aux législatives dans la huitième circonscription des Français de l’étranger, dont une partie touche Israël. En clair, elle m’a dit que je devais respecter la ligne du parti. Ça s’est bien passé, sans scandale, je n’ai pas été écarté manu militari. Je lui ai dit: “Moi, je suis un soldat, tu me mets où tu veux.” Du coup, je me suis présenté dans le Val d’Oise. C’était la circo de DSK, avec des quartiers difficiles, c’était un symbole.»

Ce syndicaliste policier –d’abord encarté au Syndicat national des policiers en tenue, à gauche, puis à Action Police CFTC, qu’il a contribué à fonder– y recueillera 2.298 voix (10,5%), performance honorable après une campagne expresse (le FN y avait plafonné à 4% en 2007). «L’accueil par les gens de la communauté juive était bon», assure-t-il. «Après, je n’ai pas pu entrer dans certains quartiers, qui sont des zones de non-droit.» Dès 2005, son organisation appelait de ses vœux une intervention de l’armée dans les banlieues.

Plutôt râblé, en polo baskets, tout de noir habillé et le crâne chauve, Michel Thooris affiche une allure débonnaire, quoiqu’un peu stressé et le ton saccadé. Conseiller municipal à Carros, près de Nice, une petite ville entre mer et montagne de 11.500 habitants, il n’est pas agressif, ni trop idéologue non plus: juste un bon soldat qui semble prendre au sérieux son rôle d’intermédiaire entre les politiques et la communauté juive. Voilà pour l’image. Une mère secrétaire médicale, qui a vécu à Oran, en Algérie, et une grand-mère qui lui parlait d’une époque où «tout le monde cohabitait», juifs et musulmans assis aux mêmes tables, partageant les mêmes plats.

À 35 ans, Thooris est un laïc. Il ne se rend pas à la synagogue, n’a pas été élevé dans le judaïsme mais se définit comme «juif culturel». Au syndicat de police, il fut l’un des seuls à défendre la communauté juive, jure-t-il, lorsque le drame Ilan Halimi eut lieu en 2006 dans le silence et parfois le déni le plus total –à l’époque, la dimension antisémite du crime de Youssouf Fofana (des jeunes Français massacrant un autre Français au prétexte que celui-ci était juif) était parfois reléguée au second plan et les rassemblements en mémoire de la victime surtout fréquentés par les Français de confession juive.

«Je viens d’une famille modeste parisienne. Ma grand-mère était pratiquante, puis elle a plus ou moins abandonné le judaïsme. Grâce à ma tante, qui est religieuse, j’ai eu accès à une culture.» On sent qu’il en garde sous la pédale, lui qui assure s’être fait «piéger» par les médias («C’est le jeu, je l’accepte», lâche-t-il), notamment sur la Ligue de défense juive (LDJ) et le Betar, deux organisations qui surveillaient des lieux de culte juifs et assuraient ainsi, selon lui, «une mission de service public» –la LDJ, qui a peu ou prou pris la suite du Betar, a été dissoute en 2003 et est interdite en Israël. Thooris, lui, estime qu’à une époque, l’Etat n’a pas fait son travail et que les synagogues devaient bien être protégées –qu’elles le soient par des extrémistes juifs fut un moindre mal, pense-t-il encore aujourd’hui. «Mais je ne souhaite plus m’exprimer sur ce sujet. On coupe mes phrases pour me faire dire autre chose.»

«Association de patriotes de confession israélite»

Assis chez le fabriquant de sandwichs Paul, sous le soleil niçois, il m’explique pourquoi il vient de lancer l’Union des patriotes Français juifs (UPJF), une association indépendante du Front national mais suivie de près par Marine Le Pen et son compagnon, Louis Aliot, lui même fils d’une mère pied-noire et partisan d’une ouverture vers ce qu’ils appellent bizarrement «l’électorat juif»: «On veut défendre les Français juifs en tant que Français juifs, pas en tant que juifs», plaide-t-il, légèrement sur le fil. «Il ne s’agit pas d’un collectif mais d’une association de patriotes de confession israélite qui existait déjà en 2012 et dans laquelle Michel Thooris avait déjà des responsabilités», a rappelé Marine Le Pen, qui se tient au courant de toutes les avancées de l’UPJF. Quelle différence y’a-t-il entre cette association et celles qui se revendiquent communautaires, alors que le FN prétend défendre la vision d’une communauté nationale qui ne fait pas de distinctions entre les religions? «Aujourd’hui, la France est multiculturelle et multireligieuse», poursuit Thooris. «Il y a des noirs, des juifs, des bouddhistes... Tout ce que vous voulez. Ce qui compte, c’est que tous adhèrent aux valeurs patriotiques. On est pas sur une mosaïque de communautés, comme à Londres, où les religions sortent du cadre institutionnel pour, par exemple, créer une police de la charia.»

J’ai beau faire un effort, je ne vois pas la différence entre le modèle anglais communautariste et celui proposé par Thooris, à ceci près que le sien l’arrange: il voit des juifs là où d’autres ne voient que des Français de confession juive. Longtemps, la France s’est construite sur un modèle assimiliationniste qui arrachait les vagues d’immigrés à leur culture d’origine, repoussant la religion dans le domaine privé pour apparaître comme un citoyen comme un autre dans l’espace public. Depuis que la Révolution française leur avait donné, la première, la citoyenneté française, les juifs furent longtemps les champions de ce système. Avant que Vichy ne vienne rafler des juifs, quel que soit leur degré d’intégration. C’est parce que la France a trahi sa vocation qu’une partie de la communauté juive s’est soit détournée de son pays, en s’exilant ailleurs, notamment en Israël, soit en abandonnant une partie de sa judéité, comme l’ont fait certains rescapés de la Shoah, soit en se repliant sur une identité juive beaucoup plus assumée, notamment sous l’impulsion des vagues de séfarades venus d’Afrique du Nord dans les années 60, qui apportaient avec eux un judaïsme plus solaire, plus expansif et plus... visible!

Derrière la théorie, la pratique. En France, deux grandes institutions sont chargées de représenter les juifs: le Consistoire –qui régit le culte et gère à ce titre le casher et les rites religieux, bar-mitsva et mariages– et le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), qui est la voix de la société civile. La première est alignée sur les positions du gouvernement israélien et manifeste une vision orthodoxe du culte et des valeurs d’une société conservatrice, où les femmes et les hommes ne prient pas ensemble à la synagogue. La seconde, plus ouverte idéologiquement, penche sincèrement à gauche et s’ouvre même au libéralisme religieux, qui permet entre autres aux femmes de devenir rabbins, une hérésie pour les orthodoxes. Les deux institutions sont plutôt opaques et leur représentativité largement contestée par la communauté juive.

«Ce qui me choque surtout, c’est qu’une majorité des dirigeants du Crif appartient au JCall, et relaie ainsi la politique de la gauche israélienne en France», estime Thooris. Jcall est l’acronyme de «European Jewish Call for Reason», un réseau associatif lancé en 2010 à Bruxelles et qui défend l’idée d’une réconciliation entre Isréaliens et Palestiniens sur la base du «deux peuples, deux Etats». Ses adversaires lui reprochent de se concentrer en grande partie sur les responsabilités de l’état d’Israël dans l’échec du processus de paix. 

Nouveau discours de Marine Le Pen

Avec ses amis, Thooris veut faire entendre un autre discours. Plus radical. Moins conciliant pour les Palestiniens. En somme, plus à droite. Beaucoup plus à droite. Mais, promet-il, qui pousse les juifs et les arabes vers la réconciliation et la paix, en Israël et en France. «Le Crif, c’est 60 associations, dont deux tiers sont plus que limitées en termes d’adhérents. La plupart des associations qui décident sont des filiales israéliennes et américaines. Quand Roger Cukierman a dit que Marine Le Pen était “irréprochable“ sur la Shoah, on sait que que les gens du JCall lui ont mis la pression. Il avait parlé avec son cœur. Il voulait parler juste.»

On y vient. Doucement, mais surement. Thooris rejette l’idée qu’on puisse «instrumentaliser» les juifs. Lui veut pourtant les guider vers le Front. «Je n’ai aucune volonté d’infiltration et je ne suis pas un prosélyte», se défend-t-il. «Je ne vais pas chercher les électeurs juifs un par un. Je donne une photographie de la société française aujourd’hui. Et je dis à mes compatriotes juifs “Attention, ça s’aggrave.”» Il apprécie l’attitude de Marine Le Pen, qui a fait amende honorable sur la Shoah et jurait même, en 2014, dans Valeurs Actuelles:

«Je ne cesse de le répéter aux Français juifs, qui sont de plus en plus nombreux à se tourner vers nous. Non seulement le Front national n’est pas votre ennemi, mais il est sans doute dans l’avenir le meilleur bouclier pour vous protéger face au seul vrai ennemi, le fondamentalisme islamiste.»

Selon des calculs effectués par l’Ifop en 2015, la présidente du Front aurait recueilli près de 13% du «vote juif» en 2012. Des chiffres qui doivent être relativisés, comme nous l’expliquions déjà à l’époque, dans un pays où les statistiques ethniques sont interdites. Et où l’identité juive, notamment religieuse, n’est pas le seul critère ni pour se définir comme juif, ni comme fondement du vote pour telle ou telle candidat.

Toujours est-il qu’avec son ami Gilles-William Goldnadel, avocat et fidèle de la cause israélienne, Michel Thooris veut montrer que les ennemis des juifs sont à gauche, et non pas à droite ou à l’extrême-droite. «À Nice, par exemple, Estrosi fait le boulot», constate-t-il. Quant à Marine Le Pen, elle n’a «pas joué de rôle dans cette création d’association», mais Michel Thooris étant membre du comité central du FN, il en a «naturellement discuté» avec elle. «Quand elle dit que la Shoah est le “summum de la barbarie”, je pense qu’elle est sincère. Elle le pense vraiment», explicite-t-il. «Son père disait l’inverse. À ce moment-là, elle n’est pas dans une logique de gagner des voix, elle veut juste s’opposer à son père. On ne peut pas accuser Marine de vouloir séduire l’électorat juif par ce type de propos.»

Passé de Villiers au FN

De 2002 à 2006, Michel Thooris a conseillé Philippe de Villiers sur les questions de police et de sécurité. Avec son camarade Guillaume Peltier, il a poussé le président du MPF vers la dénonciation de l’islam, sortant quelques infos du ministère de l’Intérieur pour garnir le livre du Vendéen sur les mosquées de Roissy. En 2005, il pousse pour que de Villiers aille au dîner du Crif. «Il a été très bien reçu», se félicite Thooris. «C’est le Crif qui a voulu l’inviter. Lui était ravi, il a fait un discours.»

Puis sa trajectoire s’est éloignée. En 2007, selon Thooris, qui est aux premières loges, Philippe de Villiers conclut un accord avec Nicolas Sarkozy, sous la pression de Guillaume Peltier, qui rejoindra ensuite l’UMP –il en est aujourd’hui porte-parole et chef de file dans la région Centre-Val de Loire. Le seigneur du Puy du Fou sait qu’il ne sera jamais président de la République, alors il préfère négocier un ministère. La Défense lui irait très bien. Le deal est passé avec Sarkozy, qui ne le respectera jamais. «C’était une énorme connerie», juge Thooris, qui l’avait dit à son mentor. «Il a abandonné une posture d’opposant en pensant qu’il aurait plus d’impact en étant avec Sarkozy. Mais Sarkozy a échoué. Il ne fallait pas être comptable de son bilan, qui est catastrophique, puisqu’il a supprimé des postes de fonctionnaires de police et a joué un rôle trouble en laissant le CFCM aux mains des Frères musulmans. Et il a même reconnu la Palestine à l’Unesco.»

À cette époque, Jean-Marie Le Pen est influencé par les thèses d’Alain Soral et prononce un discours à Valmy en forme d’appel du pied aux «Français d’origine étrangère», appelés à se «fondre dans le creuset national et républicain» tels «un Platini» ou «un Zidane». Soral pense que la «communauté organisée», comme il la qualifie dans un euphémisme transparent, tient la France entre ses mains et pousse les politiques à défendre Israël. Il guide Le Pen vers l’autre bord et n’oublie pas que l’ancien «Reagan français» appréciait Saddam Hussein. «Le Pen était même carrément pro-islamiste, avec un logiciel du passé dans la tête. Il croyait encore aux dictateurs nationalistes de pays arabes pour étouffer le fondamentalisme islamique», jauge Thooris. En contrepoint, Villiers combat l’entrée de la Turquie dans l’Europe. C’est carton plein. «On se faisait traiter d’islamophobes parce qu’on critiquait et combattait l’islamisme et les fondamentalistes. Au final, l’avenir nous a donné raison. Malheureusement...»

L’islam. On y est. C’est le point convergent. Le nerf de cette guerre d’idées qui agite actuellement la France, et notamment la gauche. «Au nom de la non-stigmatisation, on a refusé de combattre les salafistes», juge Thooris. Or, pour lui, l’antisémisme le plus violent et le plus radical est «islamiste»: «En tout cas, c’est celui qui est le plus violent car il veut exterminer les juifs. Son objectif final est le remplacement de la civilisation judéo-chrétienne par la charia.»

Quand De Villiers quitte peu à peu la scène politique, Thooris se retrouve sans parti. Il gravite autour du Front entre 2007 et 2011, l’année où il s’encarte via le Rassemblement Bleu marine. Il trouve chez la nouvelle présidente du FN un discours qui lui plaît. La jonction se fait grâce à Louis Aliot, qu’il a rencontré à la sortie d’une émission de Radio Courtoisie, où Thooris est parfois invité à débattre face à des personnalités clairement antisémites. «On échangeait sans pour autant se foutre sur la gueule», résume-t-il aujourd’hui. Ses réseaux sont appréciés au Front. Il faut dire que depuis l’âge de 19 ans, où il est entré dans la police après une année de droit à Assas, il a grimpé, s’est frotté aux réseaux sarkozystes qui lui ont, juge-t-il, «cassé» son syndicat. C’est lui qui a sorti l’histoire de l’utilisation de l’ADN dans l’enquête sur le vol du scooter des fils Sarkozy: «Je connaissais le policier en charge du dossier. On trouvait ça scandaleux que l’analyse ADN soit demandé pour une affaire mineure comme celle-là. C’était un privilège inacceptable.»

«Effet de mimétisme»

Opportunisme ou sincérité, impossible de mesurer. Thooris joue en tout cas les agents au service du Front. Il n’aurait pas été ici du temps de Jean-Marie Le Pen. Il croit dans une «réconciliation» des juifs et des musulmans, malgré «l’apartheid social et ethnique» qui règne en France, comme l’a expliqué Manuel Valls. «J’ai des collègues musulmans patriotes qui ont une pratique de l’islam conforme aux lois de la République. On ne demande rien d’autre.» Et puis, en renonçant aux théories fumeuses de son père sur les chambres à gaz, Marine Le Pen tente aussi de se rapprocher des élites juives et de ceux qui représentent la communauté au niveau institutionnel: 

«Je pense qu’il y a un effet de mimétisme. Si les responsables communautaires sont derrière un candidat, alors les juifs voteront plutôt pour lui. C’est ce qu’il s’est passé avec Sarko. Aujourd’hui, la principale préoccupation des patriotes juifs, c’est qu’on assure leur sécurité. Point.»

Lors des attentats perpétrés par Mohammed Merah en 2012, les Français de confession juive ont déploré l’absence de manifestations à travers la France. Et si, en janvier 2015, les terroristes n’avaient touché que l’Hyper Cacher, que se serait-il passé? Charlie Hebdo a aimanté le rassemblement du 11 janvier, dont les slogans principaux parlaient de défense de la liberté d’expression. Sauf qu’à l’Hyper Cacher, on ne s’attaquait pas à cette liberté, mais à celle d’être juif. «Quand le terrorisme touche la communauté juive, le Français moyen ne se sent pas concerné», estime Michel Thooris. «On pense encore que les juifs ne sont pas des Français comme les autres.» Comme beaucoup de Français juifs, Thooris vante les discours de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, mais désespère de voir ces mots mis en œuvre. «Où est l’action?», s’interroge-t-il.

Thooris veut aller plus loin. Séduire les juifs. Mais aussi les maintenir dans un carcan identitaire qui les associe à Israël. Montrer également qu’après avoir été trahis par la gauche et la droite, accusés d’avoir abandonné les juifs par bien-pensance ou par volonté de condamner Israël, les juifs n’ont rien à craindre de l’extrême-droite. Comme toujours, c’est sur la faiblesse des partis traditionnels que le FN espère prospérer. Y compris sur cette nouvelle question juive qui traverse le paysage politique français.

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