France

Si vous avez un job à la con, n'essayez pas de lui donner du sens

Les titres ronflants et les missions grandiloquentes ne font qu'enfoncer un peu plus les salariés dans l'abysse de vide qui les entoure.

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Le travail, c'est pas toujours le pied | Alle via Flickr CC License by

Temps de lecture: 2 minutes

On ne compte plus les prises de parole pour dénoncer, déplorer ou railler l’ennui au travail dans l’entreprise contemporaine. Le Monde a consacré un dossier aux «jobs à la con» qui proliféreraient aujourd’hui. En 2013, un article de David Graeber sur les «bullshit jobs» avait déjà eu un écho considérable.

C’est l’éclosion d’un «problème de société» ayant auparavant inspiré une grande variété de productions: filmsséries télévisées (The Office, Caméra Café, Trepalium…), performance et théâtre, fictions littéraires sérieuses (Thierry Beinstingel, Emmanuelle Heidsieck, Charlie Delwart, Michel Houellebecq…) ou satiriques, essais et pamphlets (Bonjour Paresse, L’Open space m’a tuer, Le Bore-out syndrom, Quand l’ennui au travail rend fou), bandes dessinées (Dilbert, Dans mon open space, Platon la Gaffe, Guide de survie en entreprise).

Les jobs pourris ne sont pas une nouveauté. Mais la dénonciation actuelle a quatre caractéristiques notables: elle vise plus les emplois «de bureau» que les emplois industriels; elle fustige davantage l’ennui que la pénibilité; elle décrit un ennui issu de l’absence de sens plus que de la monotonie; enfin –c’est le plus spectaculaire–, elle englobe les emplois de haut niveau de jeunes diplômés.

Cette plainte grandissante n’est-elle qu’un caprice d’enfants gâtés? N’est-il pas tentant de railler la naïveté de ces privilégiés lorsqu’ils s’émerveillent devant ces paradis du sens retrouvé que seraient l’artisanat (ah, être boulanger!), la création d’entreprise ou l’action humanitaire?

Ce serait pourtant manquer une occasion de réfléchir aux pratiques et discours de management contemporains.

Les nouveau monstres bureaucratiques

Tout d’abord, il est patent désormais que le développement des organisations a engendré des monstres bureaucratiques. Rien à voir avec les ronds-de-cuir courtelinesques et les fonctionnaires retranchés derrière leurs hygiaphones. Souriante et hyperactive, la bureaucratie managériale avancée est le produit des indicateurs et des technologies de l’information qui, dangereusement alliés, convergent vers une déréalisation du travail.

Les tâches concrètes sont transmutées en tableaux de chiffres ou de cases à cocher circulant d’écran en écran. Pour certains (au plus haut niveau, d’ailleurs), c’est même là tout ce qu’ils voient: des écrans. Ceux qui sont aux prises avec des humains, des objets ou de la matière voient leur travail leur échapper dans cette transformation en un irréel électronique qui vivra sa vie propre dans les systèmes de suivi, de pilotage, de reporting, d’évaluation, d’audit, de certification, d’habilitation, etc.

Ensuite, par une convergence surprenante entre les tenants et les adversaires du capitalisme libéral, s’est imposée l’idée que le travail devait être porteur de sens. Non pas le sens minimal du quotidien (soit l’absence d’incohérence), mais le sens comme dans «sens de la vie». Il en résulte, dans l’univers des organisations, une envahissante grandiloquence. L’anecdote des tailleurs de pierre, si prisée des coachs et rappelée par Le Monde, est révélatrice dans son choix de la métaphore. Faut-il donc faire croire à l’équivalent contemporain du tailleur de pierre qu’il construit une cathédrale de yaourts ou de cosmétiques? Ne faudrait-il pas au contraire s’inquiéter s’il venait à le croire?

Grandiloquence managériale et déréalisation

Bureaucratisation et offre pompeuse de sens se combinent: le vide créé par la déréalisation est masqué par des discours de plus en plus emphatiques. Les mission statements affichés par toutes les entreprises, depuis la multinationale jusqu’à la pizzéria sous franchise, en donnent une preuve atterrante (voir ci-contre). Cette monnaie de singe du sens, répandue par d’innombrables vecteurs de communication interne et externe, réduit la soi-disant cathédrale à encore moins que la pierre que l’on taille: il n’en reste que la poussière.

Ne serait-il pas raisonnable de mettre un frein à l’escalade de la grandiloquence? S’il est évidemment souhaitable de limiter le nombre des emplois «à la con», il est manifeste qu’actuellement les entreprises ne sont pas à même de les supprimer, quand bien même elles le souhaiteraient. La bureaucratisation managériale avancée est un problème redoutable qui ne fait sans doute que commencer. Mais pourquoi s’acharner à masquer cette absence de sens derrière des discours qui ne trompent personne (du moins, jamais longtemps)?

J’ai proposé il y a déjà longtemps le concept (un peu ironique, certes) d’emplois «post-it», peu adhésifs, à engagement psychologique limité, facilement reconfigurables. Une simple affaire de contrat de travail, somme toute, contribution contre rémunération. Il y aurait, j’en suis sûr, des preneurs, prêts à s’ennuyer sans drame, sans déception, au lieu de s’évertuer, sans vraiment y croire, à construire une cathédrale de yaourts. Et si l’organisation a vraiment une cathédrale à bâtir, très bien! Mais qu’on ne la fasse miroiter qu’à ceux qui vont véritablement la réaliser.

 

Cet article a été publié le lundi 2 mai sur le site de The Conversation

 

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