Culture

La fabuleuse histoire de Souza-Cardoso, artiste-explorateur

Peu d'artistes auront laissé, en une vie si courte, aussi forte empreinte: le génial Amadeo de Souza-Cardoso, mort à 30 ans, est le «Secret le mieux gardé de l'histoire de l’art» du XXe siècle. Le Grand Palais lui consacre une rétrospective, dont Slate est partenaire: l'occasion de découvrir une œuvre inouïe et méconnue.

Portrait d’Amadeo de Souza Cardoso | Avec l’aimable autorisation de la Fondation Calouste-Gulbenkian
Portrait d’Amadeo de Souza Cardoso | Avec l’aimable autorisation de la Fondation Calouste-Gulbenkian

Temps de lecture: 5 minutes

On le sait, les Portugais sont des explorateurs dans l’âme. Ils furent les premiers Européens à s’élancer sur l’océan Atlantique à la recherche de nouveaux territoires. À la fin du XVe siècle, quand Christophe Colomb accoste aux Bahamas en pensant avoir atteint le Japon, eux sont déjà bien en place: leur route commerciale longe la côte ouest-africaine et se poursuit en Inde. Certains historiens leur prêtent la découverte de l’Amérique avant même que Colomb ne se trompe de porte.

Amadeo de Souza-Cardoso a l’infortune de naître en 1887: il ne reste plus rien à découvrir. Âgé de 18 ans, il décide d’étudier le droit –puis lui préfère l’architecture. Né dans un milieu aisé, on devine qu’il n’était pas trop pressé par son paternel de gagner sa vie; il quitte son pays natal pour Paris, dans le but d’y poursuivre ses études d’architecture, mais oublie son projet initial pour adopter la très hasardeuse carrière d’artiste. C’est précisément le 6 janvier 1907, dans un restaurant du quartier latin, que se joue son destin. Souza-Cardoso s’amuse à caricaturer les convives du dîner au dos du menu. Il est formidablement doué pour croquer l’instant et les visages: une semaine plus tard, le dessin est publié dans les pages du quotidien portugais O Primero de Janeiro.

Grâce à la fortune de son père –gentleman farmer qui pourtant éduquait ses neuf enfants dans un esprit «no nonsense» mais devait avoir un faible pour ce bel enfant effronté–, le jeune homme installe son atelier à la Cité Falguière, à Montparnasse, où Gauguin l’avait précédé en 1877.

Au centre, Amadeo de Souza-Cardoso, à la Cité Falguiere | Avec l’aimable autorisation de la Fondation Calouste Gulbenkian

On y croisera Modigliani, Brancusi, Soutine, Foujita... L’atelier d’Amadeo de Souza-Cardoso est un lieu de rencontres avant-gardistes, joyeuses, débraillées.

Il se décide peintre. Le jeune Portugais est fasciné et stimulé: Paris vit au rythme de la foisonnante aventure de la «première école de Paris»; Gertrude Stein (femme de lettres américaine, collectionneuse visionnaire, «entremetteuse» d’artistes –c’est elle qui présente Matisse à Picasso) et Hemingway côtoient Chagall, Picasso, van Dongen, Kisling, Zadkine.

Technique impeccable

En 1908, Amadeo prépare les Beaux-Arts et se présente à la réputée Académie Viti, dont le directeur, Camarasa, est un peintre catalan proche de Modigliani. Visiblement doué, le jeune homme absorbe l’air du temps qu’il restitue à merveille –mais manque encore de personnalité. Ses premières œuvres sont d’inspiration impressionniste; les périodes suivantes seront expressionnistes, futuristes, cubistes... La technique est impeccable, certes, mais le style n’est pas encore forgé, pas assez personnel. On compare ses œuvres graphiques, à l’encre sur papier, à celles du sulfureux Aubrey Beardsley.

La détente du cerf, encre sur papier (1912) d’Amadeo de Souza-Cardoso | Avec l’aimable autorisation de la Fondation Calouste Gulbenkian

Mais être comparé à de géniaux artistes ne fait pas pour autant de vous un génie.

Il échoue partout et retourne, piqué au vif, au Portugal. Il mûrit sa réflexion et son style sous le soleil portugais. Le temps d’explorer de nouvelles pistes d’expression artistique et de rencontrer sa future femme, et le voilà de retour à Paris en 1910. En 1911, Modigliani et Amadeo exposent ensemble leurs œuvres dans un atelier, près du quai d’Orsay; le livre d’honneur est signé par Picasso, Apollinaire, Max Jacob et Derain.

Être comparé à de géniaux artistes ne fait pas pour autant de vous un génie

Au Salon des indépendants, il sympathise avec d’autres exposants: Delaunay, Gris et Brancusi deviennent des amis. Grâce à Sonia et Robert Delaunay, il connaîtra les peintres Picabia, Chagall, Klee.

L’événement, qui existe depuis 1884, est un «salon de peintres pour les peintres», évoque le peintre Fernand Léger[1], dont le «renouvellement éternel fait sa raison d’être. Ici, il doit y avoir la place pour les chercheurs et leurs inquiétudes». C’est un salon d’amateurs, d’inventeurs, d’explorateurs de styles comme Souza-Cardoso. Mais c’est du sérieux, précise Léger –qui l’est toujours, faisant mentir son patronyme:

«Les bourgeois qui viennent rire de ces palpitations ne se douteront jamais que c’est un drame complet qui se joue là, avec toutes ses joies et ses histoires. S’ils en avaient conscience, car au fond ce sont de braves gens, ils entreraient là avec respect, comme dans une église.»

Naissance «épileptique» du cubisme

En 1912, il publie un carnet de vingt dessins puis participe au Salon d’Automne, au Grand Palais. Peu de retombées encore, sinon une certaine reconnaissance de ses pairs. Le tournant tant attendu arrive l’année suivante, en 1913, quand il présente huit œuvres à L’Armory Show, à New York.

En 1912, Marcel Duchamp peint son Nu descendant un escalier, œuvre précurseuse et majeure dans laquelle le mouvement est décomposé par un jeu de superposition d’images. Le cubisme et né, et ne va pas tarder à faire trembler les murs.

Procession Corpus Christi (1913),  huile sur bois et huile, 29 x 50,8 cm. Centro de Arte Moderna – Fundação Calouste Gulbenkian, Lisbonne | Avec l’aimable autorisation de la Fondation Calouste-Gulbenkian

L’Armory Show (International Exhibition of Modern Art) se tint à New York dans une caserne à l’angle de Lexington Avenue et de la Vingt-cinquième rue. Entre le 17 février et le 15 mars 1913, 300.000 visiteurs viennent parcourir les allées de l’exposition –qui allait s’avérer un des plus retentissants scandales de l’histoire de l’art.

L’idée d’une exposition d’art moderne était née d’une collaboration entre la richissime Gertrude Vanderbilt-Whitney, le photographe et galeriste Alfred Stieglitz, les peintres Claude Monet, Odilon Redon ou encore Renoir et le marchand de tableaux Ambroise Vollard. L’avant-garde européenne était inédite aux États-Unis; sur 1.600 œuvres exposées, environ 500 étaient européennes. Révolutionnaires, elles déclenchent la fureur des visiteurs et critiques, et la salle des cubistes se voit affublée du surnom de «Chambre des horreurs». Theodore Roosevelt grommelle: «Ce n’est pas de l’art!»

«J’avais l’idée totalement démodée que les portraits devaient représenter leur modèle, les marines la mer et les paysages la nature», se moque le critique d’art Julian Street dans Evervbody’s Magazine. Pour lui, le Nu descendant un escalier de Duchamp, la toile la plus remarquée, ressemble à une «explosion dans une fabrique de tuiles».

«Guitares et violons brisés, constructions prismatiques, déchirure du tissu spatial traditionnel avec la volonté de rendre visible aussi bien la vitesse que la quatrième dimension» seront, comme la peinture de Matisse, jugés indécents voire «épileptiques».

Décompositions cocasses

L’Armory Show voyage à Boston et à Chicago, où des étudiants en art brûlent des copies d’’uvres de Brancusi et de Matisse pour manifester leur rejet de cette nouvelle vague artistique. 
Il y aura dans l’histoire de l’art un «avant» et un «après» l’Armory show.

Pour Souza-Cardoso, qui expose juste à côté des cubistes, c’est une aubaine. Ses guitares décomposées et ses titres cocasses (Fraise avant-garde, Trou de serrure, Guitare en train d’accoucher, Bon ménage) qui ont dû ravir Duchamp. Amadeo n’est pas loin du surréalisme, qui fera sienne la phrase d’Isidore Ducasse (alias le comte de Lautréamont): la beauté peut naître de «la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie».

Au Portugal, on préfère la peinture académique à l’avant-garde. Il pousse le concept plus loin, adopte le cubisme, tente les collages et s’essaie à de multiples formes d’expression plastique

Sept de ses huit œuvres seront achetées, dont trois par Arthur Eddy, un critique d’art apprécié.

Poème peint | Avec l’aimable autorisation de la Fondation Calouste-Gulbenkian

Souza-Cardoso rencontre Otto Freundlich à Berlin, puis devient à Barcelone ami avec Gaudí, qu’il rejoint à Madrid. La Première Guerre mondiale éclate et il se réfugie au Portugal. En 1916, les 114 tableaux accrochés à l’occasion de l’exposition «Abstraccionismo» à Porto puis à Lisbonne font scandale. Au Portugal, on préfère la peinture académique à l’avant-garde. Son travail n’est pas «commercial»? En voilà, un encouragement! Il pousse le concept plus loin, adopte le cubisme, tente les collages et s’essaie à de multiples formes d’expression plastique.
Le 25 octobre 1918, Amadeo de Souza-Cardoso succombe à l’épidémie de pneumonie (ou de «grippe espagnole») qui ravage l’Europe.

En collaboration avec la prestigieuse Fondation Calouste-Gulbenkian, qui avait déjà célébré en 1987 le centenaire de la naissance de ce génie de l’art moderne qui aurait pu faire de l’ombre à Picasso, le Grand Palais lève le voile sur la formidable et protéiforme production d’Amadeo de Souza-Cardoso. Vous avez jusqu’au 18 juillet pour courir l’admirer, sans vous priver d’éventer ce «secret».

1 — Fernand Léger, Fonctions de la peinture, éditions Gonthier,‎ 1965 Retourner à l'article

 

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