Culture

Beyoncé a changé: il n'y a qu'à lire ses nouveaux auteurs de chevet

La bibliothèque de Queen Bey doit être assez géniale, à en juger par ses choix de sampling littéraires.

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Temps de lecture: 5 minutes

Beyoncé lit le Figaro. Du moins dans son nouvel opus Lemonade, un chef-d’œuvre mi-album mi-film, qui mélange blues, hip-hop, slam et cinématographie pour relater les déboires conjugaux de la star texane. Le quotidien français fait une apparition éclair dans le clip de la ballade «Sandcastles»: joli coup de pub, que la chanteuse en soit réellement une lectrice avide ou non.

Seulement voilà: malgré mon respect pour la presse écrite émanant de l’Hexagone, Le Fig’ est loin d’être la meilleure recommandation de lecture de Queen Bey. Celle-ci fait des choix littéraires remarquables. Lemonade en constitue la dernière preuve en chanson.

La poétesse somali-britannique Warsan Shire est ainsi la première créditée à la fin de ce nouvel album cinématique pour «adaptation visuelle et poésie». En plus de s’être alliée, entre autres, à Diplo, Jack White, The Weeknd, Ezra Koenig des Vampire Weekend, les Yeah Yeah Yeahs ou Kendrick Lamar pour la musique, Beyoncé lit plusieurs vers de Shire, soit composés pour l’occasion, soit de recueils préexistants, entre les chansons de Lemonade. Un coup de projecteur pour une jeune artiste, dont le talent a été célébré par plusieurs prix internationaux, mais qui, comme tout poète qui se respecte, reste relativement méconnue du grand public.


 

«Pour les femmes qu’il est difficile d’aimer»

Dès les premières minutes de l’album, la diva américaine récite plusieurs passages (parfois remaniés, rallongés ou mis à la première personne) de «For Women Who Are Difficult To Love» («Pour les femmes qu’il est difficile d’aimer»), «The Unbearable Weight of Staying» («L’insoutenable pesanteur de devoir rester»), «How to Wear Your Mother’s Lipstick» («Comment porter le rouge à lèvres de sa mère»), ou de «Nail Technician as a Palm Reader» («Manucure devenue diseuse de bonne aventure») (traductions approximatives, car il n’en existe pas encore d’officielle).

 «J’ai essayé de changer
Fermé ma bouche plus souvent
Essayé d’être douce
Plus jolie
Moins éveillée …
On ne peut faire d’êtres humains notre foyer.»

«Je ne sais pas quand l’amour est devenu insaisissable
ce que je sais, c’est que je ne connais personne qui le possède
les bras de mon père autour du cou de ma mère
un fruit trop mûr pour être mangé…
je considère les amants comme des arbres qui poussent de l’un à l’autre
l’un vers l’autre, cherchant la même lumière.»

Pourquoi enseignons-nous aux filles à aspirer au mariage, alors qu’on n’enseigne pas la même chose aux garçons?

Chimamanda Ngozi Adichie

«Tu trouves le tube noir dans son ancienne malle de maquillage…
tu veux désespérément lui ressembler
tu ne ressembles en rien à ta mère
tu ressembles en tout à ta mère
comment porter le rouge à lèvres de ta mère
tu vas dans la salle de bain pour mettre le rouge à lèvres
un endroit où personne ne peut te trouver
tu dois le porter comme elle porte la déception sur son visage
ta mère est une femme et les femmes comme elle ne peuvent pas être contenues.»

« La manucure repousse mes cuticules
vers l’arrière, tourne ma main
tend la peau sur ma palme
et dit je vois tes filles.
Cette nuit-là, la première fille émerge
d’une coupure dans mon estomac. La blessure se soigne
en un sourire.  L’homme que j’aime enlève les points de suture
avec ses ongles. On laisse de fils noirs
recroquevillés sur le bord de la baignoire.
Je me réveille alors que la seconde fille rampe
la tête la première en haut de ma gorge
une fleur, qui éclot
du trou dans mon visage.»

«Nous devrions tous être féministes»

Ce n’est pas la première fois que Beyoncé sample le travail d’un écrivain qu’elle admire dans sa musique. Dans son cinquième album studio, le morceau «Flawless» est co-signé par la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, auteure des fabuleux Americanah et L’Autre moitié du soleil. Cette fois-ci, le featuring consiste simplement à sampler plusieurs extraits d’un discours prononcé par Adichie lors d’une conférence TED : «Nous devrions tous être féministes».

 

«Nous enseignons aux filles à se rétrécir, à se diminuer. Nous disons aux filles, vous pouvez avoir de l’ambition, mais pas trop. Vous devriez projeter d’avoir du succès mais pas trop de succès, sinon vous pouvez menacer l’homme. Parce que je suis de genre féminin, je suis censée aspirer au mariage. Je suis censée faire mes choix de vie en gardant constamment à l’esprit que le mariage est la chose la plus importante. Un mariage peut apporter de la joie, de l’amour, du soutien mutuel mais pourquoi enseignons-nous aux filles à aspirer au mariage, alors qu’on n’enseigne pas la même chose aux garçons? 

Nous élevons les filles dans l’idée qu’elles doivent se voir l’une l’autre comme des compétitrices. Non pas dans le travail, ou dans leurs réussites, ce qui, à mon avis, pourrait être une bonne chose,  mais en relation aux hommes. Nous enseignons aux filles qu’elles ne peuvent pas être des êtres sexuels de la manière dont le sont les hommes.

Féministe: une personne qui croit à l’égalité sociale et économique des genres.»

Encore une fois, une excellente recommandation de lecture pour ses fans, mais pas que.

«La personne la plus négligée en Amérique est la femme noire»

Les choix littéraires de Beyoncé s’inscrivent dans une réflexion, de plus en plus mûrie, sur le statut de la femme noire aux États-Unis et ailleurs, dont Lemonade est l’exemple le plus personnel, et le plus abouti.

Née au Kenya de parents somaliens, Shire a décrit son travail dans une interview comme étant centré sur «le surréalisme de la vie quotidienne d’un immigrant»

Dans le morceau «Don’t Hurt Yourself», elle cite Malcolm X :  

«La personne la moins respectée en Amérique est la femme noire, la personne la moins protégée en Amérique est la femme noire, la personne la plus négligée en Amérique est la femme noire.»

Plus loin, elle chante sa douleur entourée de femmes dont le visage peint en blanc évoque les traditions Yoruba. Celles-ci sont ensuite habillées comme les esclaves créoles «libérées» et placées dans la maison de leurs maîtres blancs au XIXe siècle. Parmi la longue liste de figurants –tous noirs– les mères de Trayvon Martin, Eric Garner et Michael Brown, trois hommes noirs tués par des policiers blancs, devenus l’emblème du mouvement Black Lives Matter. Loin de l’époque où elle se déhanchait sur «All the Single Ladies», Beyoncé exige maintenant la parole et s’engage pour défendre de ses pairs.

Dans cette perspective, Chimamanda Adichie et Warsan Shire sont deux des voix féministes, et noires, les plus respectées dans le monde littéraire anglo-saxon. Dans son roman le plus récent, Americanah, Adichie explore l’identité afro-américaine du point de vue d’une femme «noire  non Américaine», Nigériane, comme elle. De la force politique d’une afro, à l’idée de «white privilege» (privilège blanc), en passant par l’élection d’Obama, un président noir marié à une femme noire (Michelle compte autant que son mari), elle analyse les contradictions, les frustrations, les désirs d’une communauté qui a longtemps été réduite au silence.

Retour aux origines

Au-delà de ses poèmes d’amour, Warsan Shire écrit aussi au sujet des réfugiés. «Home» a même été cité dans un éditorial du New York Times sur la crise des migrants. Née au Kenya de parents somaliens, Shire a décrit son travail dans une interview comme étant centré sur «le surréalisme de la vie quotidienne d’un immigrant: un jour tu es dans ton pays, tu t’amuses, tu bois du jus de mangue et le lendemain tu es dans le métro londonien et tes enfants te parlent dans une langue que tu ne comprends pas».

Un besoin de retour aux origines que l’on ressent de plus en plus dans le travail de Beyoncé, qu'elle rend plus émouvant et profond à travers ses vers.

Espérons que la pop star américaine ne s’arrête pas en si bon chemin, et continue de nous faire découvrir les auteurs qu’elle admire. Et qu’elle continue de lire la presse française, bien entendu.  

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