France

En expulsant Finkielkraut, Nuit Debout tombe dans le piège du déjà vu

Quoiqu'on pense de ses prises de position, ce qui est arrivé au philosophe place de la République samedi soir rappelle la violence politique exercée par les maos après Mai 68.

Image d'archive de la place de la République dans la nuit du 15 au 16 avril 2016. THOMAS SAMSON / AFP.
Image d'archive de la place de la République dans la nuit du 15 au 16 avril 2016. THOMAS SAMSON / AFP.

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En 1969, au temps du Président Mao, des enragés locaux avaient coiffé d’une poubelle le philosophe Paul Ricoeur, doyen de la faculté des lettres de Nanterre. Cet existentialiste chrétien avait pourtant défendu l’éruption de Mai 68, «une révolution culturelle propre aux sociétés industrielles avancées en proie à une perte de sens», mais la perte de sens s’était retournée contre lui, pas assez rouge pour les temps nouveaux. Les véritables révolutionnaires le harcelaient donc et jusque dans son bureau, jusqu’à l’outrage physique.

Le gugusse anonyme qui a craché à la figure d’Alain Finkielkraut samedi soir, quand le philosophe mécontemporain était expulsé de l’utopie de Nuit Debout, ignore certainement tout de Paul Ricoeur, des lyncheurs du siècle précédent, des lâchetés qui accompagnaient les utopies d’alors, quand on pouvait violenter un prof au nom de la jeunesse. Sait-il, le zouave, qu’il est l’avatar délavé des étudiants gauchistes d’antan, qui eux-mêmes n’étaient que des copies pâlichonnes des gardes rouges de Mao, lesquels jouissaient d’humilier publiquement les rats puants de l’ordre ancien?

Ça a existé. C’est toujours là. On va en faire des tonnes dans les médias et les réseaux sociaux, sur l’expulsion de Finkielkraut; on se partagera entre les tenants du «Il l’a cherché» (ce néo-réac complice de l’islamophobie ambiante espérait quoi en allant provoquer la contestation?) et ceux du «On vous l’avait bien dit» (que Nuit Debout n’est qu’une agression bête et brutale, à l’opposé de l’image de tolérance que les médias véhiculent?). Chacun choisira. On prendra soin de ne pas jeter la contestation avec l’eau du bain? Mais les utopistes de la place de la République, dotés d’un service d’ordre manifestement inadéquat, tombent en tous cas dans tous les pièges et les déjà vus. La semaine dernière, c’était le joyeux happening devant la maison de Manuel Valls. Cette semaine, Finkielkraut, que Valls était allé entendre, au fait, lors de son intronisation à l’Académie française… Les lyncheurs y verront une lumière.

Les faits. Finkielkraut était venu regarder un mouvement qu’il ne sentait pas forcément, lui qui en tient pour la transmission et la hiérarchie du savoir. «Je n’allais pas me laisser emprisonner par mes préjugés», me dit-il dimanche matin, par téléphone. On le reconnaît, il dit qu’il n’a rien à dire, qu’il est venu entendre… Et puis cela part. Un type lui fonce dessus. Remous. On l’exfiltre. On le poursuit. Ils crient «facho», il dit «fascistes».

On a vu pire. En Mai 68, Pierre Grappin, doyen de Nanterre, prédécesseur de Ricoeur, ancien résistant, était traité de nazi dans son université –Cohn-Bendit s’en excuserait, des années après… Mais les mots ne sont rien. Un crachat part. On y est. Finkielkraut ne sera pas plus violenté que cela, il va bien, merci. Mais ce crachat, c’est exactement le moment où quelque chose se passe, que les gentils anarchistes qui agitent les mains en guise de bravo, parce que les applaudissements sont une violence, devraient considérer.

Un méchant a-t-il une âme?

Le corps de l’autre est-il sacré? Les souriants de la contestation, les gentils de la bande, dont on chante complaisamment l’utopie, sont-ils au net avec cette histoire? On ne parle pas des Blacks Blocs, encore une fois, pas des casseurs, mais de la petite offense, le rire frais qui enrobe la haine, les écorchures à la dignité. Un méchant, enfin, a-t-il une âme?

Profitons de la Nuit Debout. Regardons mieux la violence qui naît de l’utopie. Il est ainsi un doux Belge qui depuis des années s’octroie une célébrité facile chez les ravis du progressisme en expédiant des tartes à la crème à la figure des «pompeux cornichons» –ainsi parle Noël Godin. A l’arrivée, ce bonhomme a été vu, pour la dernière fois, copinant avec Jean-Marc Rouillan, ancien leader d’Action directe; ci-devant assassin politique, non repenti, jamais repenti, bien fier de lui, toisant le capitalisme. Godin et Rouillan, tous les deux héros d’un road movie contestataire. La tarte à la crème à la gueule de BHL et les balles dans le corps de Georges Besse, ensemble pour soutenir les zadistes de Notre-Dame-des Landes! Le film a été salué par la presse et célébré en septembre dernier à Toulouse, dans un festival du film engagé placé sous les auspices de l’émission Groland, et tout le monde –Benoit Délépine, Benoît Poelvoorde, l’ex-syndicaliste Xavier Mathieu–, trouvait ça tellement fun et révolté, d’accompagner un ancien guerillero urbain…

Sérieux les enfants? Rouillan? La tarte à la crème? La guerre civile demain? On tuera qui, alors? Plus personne? Juste un crachat? Ou bien une chemise déchirée sur un cadre d’Air France, comme jadis on bastonnait les agents de maîtrise, «la maîtrise fasciste» qui, dixit les maos, opprimait le prolétariat? Ou bien un lynchage, comme au temps où, à Bruay-en-Artois dans les années 1970, les maoïstes de la Gauche prolétarienne décrétaient et écrivaient qu’un notaire, forcément, était violeur et assassin?

Il est curieux de voir des flammèches de haine jaillir de la gentillesse de la Nuit Debout. Quand on ouvre un peu la focale, on perd en naïveté, on ne s’en étonne plus. On peut même trouver les nuitdeboutistes parodiques et modérés. Ils le sont. On a tort de trop s’y attarder.

Après, on peut tout considérer, et aussi la violence des installés, et la violence qui naît des positions d’Alain Finkielkraut, sans cesse réitérées, contre une France volée à elle-même par l’époque, cette défense des «Français de souche» privés de leur pays par l’islam et l’immigration, ses considérations jadis sur l’équipe de France de football «black-black-black» ou l’accent des jeunes de banlieue… Cela existe. Contrairement à Ricoeur en son temps, Finkie n’apaise rien et ne tend aucune main, encore que…

D'une certaine façon, il reste soixante-huitard

Il y a aussi chez lui quelque chose de curieux, au sens propre du terme, des naïvetés qui échappent à ses violences, un refus de n’être que ce qu’il est devenu, le «bon client» des peurs gauloises et un antéchrist des progressistes, qu’il déteste tout autant. Lui souvent préfèrerait le débat, s’arrache à ses colères pour dialoguer et puis retourne, puni ou déconfit… Il allait à Nuit Debout sans autre intention que de voir, comme renouant avec les temps de sa jeunesse. Et si jamais c’était vrai?

«Vous aussi, vous avez été gauchiste, lui dis-je, et vous avez pratiqué l’intolérance en Mai 68?»

Il admet, mais plaide, baby-boomer invétéré.

«Après 68, c’était terrible. Mais à la Sorbonne, en 68, c’était vraiment un lieu de débat, tout le monde pouvait venir, tout le monde discutait.
–Et si des types d’Occident étaient venus regarder, franchement! Je ne compare pas!
–Occident, ils débarquaient avec les matraques et le crâne rasé! Ce n’est pas moi, qui vient avec ma femme pour regarder!»

Admettons. J’aime bien l’idée que le premier de cordée de la réaction reste en son cœur un soixante-huitard, même au lendemain d’un crachat, et que le rire d’avant persiste sous les âpretés d’aujourd’hui, et qu’il soit au fond un «facho imaginaire»... Ça ne retire rien à ses mots de trop. Mais «facho», c’est ce qu’ont toujours dit les jeunes cons aux vieux cons, sacré Brassens. Courez toujours, camarades, le vieux monde vous a déjà attrapés.

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