Culture

Les jeux vidéo, un terrain d'expérimentation pour «l'art total»

Si pour beaucoup, le jeu vidéo ne bénéficie pas du même statut que le cinéma, la peinture ou la musique, de plus en plus d'artistes investissent ce champ. Au point que cette industrie est devenue un lieu d'exploration les plus passionnants du moment.

Derrière «Type:Rider», un artiste: Théo Le Du Fuentes I Capture d'écran
Derrière «Type:Rider», un artiste: Théo Le Du Fuentes I Capture d'écran

Temps de lecture: 7 minutes

Le jeu vidéo est-il un art? Vous auriez posé la question du temps de Pong, on vous aurait ri au nez. Mais depuis les Final Fantasy et autres Assassin's Creed, le sujet est de plus en plus pris au sérieux. La querelle entre Anciens et Modernes version numérique n'en finit plus et certains défenseurs de «l'art total» du XXIe siècle illustrent leurs arguments lors d'expositions au MoMA, au Grand Palais ou plus récemment à Art Ludique-Le Musée. Derrière cette bataille sémantique et idéologique, il y a surtout des artistes de jeu vidéo qui agissent et s'emparent de ce nouveau moyen d'expression pour créer en toute liberté.

Si pour les joueurs, c'est un bon moment de détente ou une belle histoire, pour les artistes, le jeu vidéo, «c'est un vrai bac à sable, assure Lucie Minne. C'est peut-être le domaine où il y a le plus de possibilités et ça mêle toutes les disciplines.» La sculptrice exposée à Art Ludique pour son travail sur Dishonored 2 (2016) en parle avec d'autant plus d'assurance qu'«à la base, je faisais partie des gens réfractaires aux outils numériques».


Sa conversion a commencé par sa rencontre avec l'équipe artistique d'Arkane dirigée par Sébastien Mitton. Après avoir collaboré avec le studio lyonnais sur la suite du jeu d'aventure, la sculptrice et illustratrice s'est fait une nouvelle image du jeu vidéo. «J'aimais le contact de la terre et j'avais du mal à imaginer comment un ordinateur pouvait remplacer ça. En fait, je me suis rendu compte que c'était une nouvelle palette d'outils super géniaux pour s'amuser.» Et c'est encore plus drôle quand il y a d'autres personnes avec lesquelles jouer.

Je voulais faire du jeu vidéo la continuité de ce que je faisais en bande dessinée

Benoît Sokal

En se servant des compétences en modelage acquises dans son école de dessin académique, elle a donné forme aux portraits dessinés par Cédric Peyraverney et Sergey Kolesov avant de les voir prendre vie sur l'écran des modélisateurs 3D. Du crayon au numérique en passant par l'argile, c'est toute une équipe qui a été mobilisée dans un seul but: «Immerger le joueur dans une grande œuvre d'art.» Pour une artiste habituée à la solitude de l'atelier, c'est grisant.

Raconter des histoires avec des images

Benoît Sokal a perçu le pouvoir de fascination qu'exerce le jeu vidéo sur les artistes depuis bien longtemps. Le père de l'inspecteur Canardo est un des premiers à avoir saisi le potentiel de ce média qu'il a vu naître. À la fin des années 1980, quand le monde de la bande dessinée se demandait quelle étape graphique allait pouvoir être facilitée par l'informatique balbutiante, lui, s'initiait déjà à la modélisation et à la 3D dans le but de devenir «un auteur de jeu vidéo»:

«Je voulais faire du jeu vidéo la continuité de ce que je faisais en bande dessinée. Les gens du jeu vidéo en étaient un petit peu à leur début eux-aussi et ils avaient un peu plus d'expérience que moi, mais la différence n'était pas énorme. Au début, ils me voyaient comme un ovni, mais ils se disaient: “La BD n'est pas si éloignée du jeu vidéo, c'est toujours raconter des histoires avec des images.» 

En l’occurrence, des images de synthèse qui fascinent Benoît Sokal depuis la sortie de Jurassic Park en 1993.

Soutenu par son éditeur Casterman et associé au studio Microïds, l'auteur a finalement réussi à concevoir sa première œuvre vidéoludique, L'Amerzone –dont le nom et l'univers font directement référence au 5e tome de Canardo– en 1999. Ce baptême du jeu lui a permis de s’immerger encore plus dans la conception de Syberia, un point-and-click qui a rencontré le succès en 2002 (le 3e opus est prévu cette année). Ce titre lui a valu plusieurs récompenses, dont celui de «personnalité de l'année» lors des Phénix awards 2002, et la reconnaissance du milieu. Car, avec son œuvre, il a contribué à faire du jeu vidéo autre chose qu'un simple divertissement. «Mon but, ça a toujours été de dire que le jeu vidéo devait devenir un moyen d'expression à part entière et pas seulement une bonne affaire commerciale, parce que ça véhicule des idées, des émotions en accord avec son époque.»

 

Aujourd'hui, ce précurseur voit les nouvelles générations prendre en main l'outil qu'il a façonné avec d'autres artistes et s'émerveille devant ce qu'elles arrivent à réaliser dans des jeux comme Assassin's Creed

«La 3D est un outil formidable qui est arrivé dans les mains des créateurs d'aujourd'hui et de demain», pour produire des œuvres capables de toucher un public de plus en plus exigeant: «Flaubert, quand il écrivait, il pouvait, en quelque lignes, faire s'évanouir ses jeunes lectrices. Aujourd'hui, plus personne ne tombe en pâmoison devant un livre parce qu'il y a d'autres armes pour raconter une histoire, et elles ont une puissance d'évocation largement supérieure.»

Je défends ça depuis des années, la musique peut-être active dans le jeu vidéo et ne pas juste faire de l'illustration

Olivier Derivière

Si certains grands cinéastes ont su s'en emparer, Benoît Sokal espère maintenant que les artistes vont leur emboîter le pas pour devenir des «réalisateurs de jeux vidéos, comme il y a des réalisateurs de films. Car aujourd'hui, il n'y a pas de Scorsese du jeu vidéo».

Faire comprendre le jeu vidéo aux artistes et l'art aux développeurs

Il n'y a peut-être pas de Scorsese, mais s'il continue comme ça, Olivier Derivière pourrait bien devenir le Hans Zimmer des consoles. Depuis son travail sur ObsCure en 2004, ce jeune compositeur français met sa formation classique et ses idées originales au service du jeu vidéo. «J'ai toujours voulu en faire et c'est par la musique que j'y arrive.» Cela fait maintenant douze ans qu'il compose pour des créations «indies» ou pour les gros titres comme Alone In the Dark, Remember Me ou Assassin's Creed IV: Black flag – le prix de la liberté. 


Son succès, il le doit à son talent, mais surtout à son credo: la musique n'est pas là que pour faire joli. «Je défends ça depuis des années, la musique peut-être active dans le jeu vidéo et ne pas juste faire de l'illustration, explique le gameur musicien. Elle a un rôle qui intègre le joueur: on peut baser la musique sur un rapport qui va totalement changer son état d'esprit et de façon dynamique.»

Pour obtenir ce résultat, Olivier Derivière ne se contente pas d'envoyer un petit thème «8-bit» quand le héros sauve la princesse. Du classique à l'électronique, il mélange tout et fait même intervenir le chœur d'enfants de l'Opéra de Paris ou le Mystère des voix bulgares dans ses créations. «Il n'y a que dans le jeu vidéo que l'on voit ça. C'est un média jeune, il se permet tout car il se cherche encore.» Pour ce passionné, le jeu vidéo est une vraie terre d'exploration artistique: «Quand je joue, c'est le rêve, c'est l'imaginaire, c'est l'exploration. Eh bien, pour la musique, c'est pareil, si on est un peu explorateur, on peut trouver son compte dans le jeu vidéo.»


Le problème, c'est que pour jouer les avant-gardistes, il faut convaincre. Et si certains nourrissent des a priori vis-à-vis du jeu vidéo, les développeurs, eux, ont parfois du mal à voir l'intérêt d'impliquer un compositeur dans le processus de création. «Ils peuvent parfois s'imaginer que la musique c'est quelque chose qui est livré comme ça, sous forme de fichier MP3, ironise Olivier Derivière. En fait, ils sont sensibles à la musique, mais ils ne savent pas jusqu'où on peut aller avec. C'est pour ça que je fais des conférences pour expliquer comment ça marche, pourquoi c'est un élément qualitatif du jeu et pourquoi, ça a un coût.» 

Malgré ce travail d'éducation, Olivier doit bien reconnaître que «le nombre de studios est limité et ceux qui ont un budget suffisant pour la musique est encore plus réduit». D'où qu'ils ne soient pas nombreux, en France, à se dédier à la musique de jeu vidéo. Et même lui, avec son CV bien rempli et les Awards qui vont avec, il doit continuer de se «battre comme si je débutais dans le jeu vidéo. Pour le commun des mortels, c'est quand même très difficile de rentrer dans les jeux vidéos.»

Certains croient qu'ils vont faire des Assassin's Creed chez Ubisoft, mais ce n'est pas ça

Pauline Gomy, école des Gobelins

L'école de l’interactivité

Une difficulté qui ne semble pas décourager les jeunes artistes venus se former à l'école des Gobelins. Depuis 2011, l'école de l'image a lancé un mastère spécialisé «Jeu vidéo et transmedia» –en partenariat avec la Cnam-Enjmin– et les premières petites promotions ont déjà lancé 49 diplômés sur le marché du travail. Si quelques-uns se sont illustrés grâce à des projets innovants comme Théo Le Du Fuentes et son Type:Rider, d'autres cherchent encore à faire reconnaître leurs talents.


«Le secteur des jeux vidéos pur et dur ne cherche pas d'artistes, mais des techniciens, et nous, ce n'est pas le profil que l'on forme», explique Pauline Gomy, la coordinatrice pédagogique. Une enquête du Syndicat national du jeu vidéo réalisée en 2012 montre effectivement que les postes de concept artist, par exemple, sont plus rares que ceux de programmeur. Ainsi sur l'échantillon d'une centaine d'entreprises étudiées, la première branche artistique représentait 20% des salariés contre 58% pour la seconde filière plus technique. 

Pourtant, les élèves de Pauline Gomy ne s'en tirent pas si mal. «Sur une période de six mois à un an après l'obtention des diplômes, on a des taux d'embauche qui varient de 75% à 100%», détaille-t-elle. C'est aussi parce que certains tentent de percer en freelance ou dans des studios moins cotés. «Ce n'est pas mal, mais ce n'est pas forcément ce dont ils rêvaient au début», explique la coordinatrice du mastère. «Certains croient qu'ils vont faire des Assassin's Creed chez Ubisoft, mais ce n'est pas ça... ça reste de l'entertainment, comme le cinéma, et travailler dans l'entertainment c'est difficile.»

Le jeu vidéo, c'est là où l'on apprend bien l'ergonomie, le design émotionnel et la manière d'engager les gens

Pauline Gomy, école des Gobelins

Expériences ludiques

Certains ont des rêves fous et puis d'autres, comme Céline, veulent tirer le meilleur du jeu vidéo pour se construire une carrière ailleurs. Après cinq ans à l'école des Beaux-Arts de Nancy, elle a intégré le mastère des Gobelins non pas pour créer le nouveau The Last of Us, mais pour apprendre à concevoir des projets qui soient le plus interactif possible. À terme, elle pourrait ainsi «réaliser des expériences ludiques, immersives, afin d’apporter la sensation de vivre un moment unique où l’on peut apprendre quelque chose. Et tout cela à travers, et grâce à différents médias qui viendront s’imbriquer, se complémenter pour vivre cette expérience, mais surtout en restant accessible.» Le genre d'expérience artistique qui peut révolutionner la scénographie d'une exposition.

Quelques promotions au-dessus d'elle, Benjamin Jaubert et François Amri ont tenté l'aventure. Via leur société, 2makesense, ces deux anciens des Gobelins ont travaillé sur un parcours ludique et interactif dans le cadre de «Futur l'Expo» au Futuroscope. 


Une excursion hors du monde vidéoludique qui n'étonne pas tellement Pauline Gomy: «Les artistes qui viennent dans notre master viennent pour se frotter à ce qui est le plus engageant en termes d'interactivité. Le jeu vidéo, c'est là où l'on apprend bien l'ergonomie, le design émotionnel et la manière d'engager les gens... Des compétences exportables dans d'autres secteurs.» Et qui permettent au jeu vidéo de se faire une place dans les musées, en passant par la petite porte.

En savoir plus
cover
-
/
cover

Liste de lecture