Économie

Les «Panama Papers» sont un camouflet pour les services fiscaux

Pourquoi les experts des services fiscaux échouent-ils face à une fraude que la presse internationale révèle?

Panama City. RODRIGO ARANGUA / AFP.
Panama City. RODRIGO ARANGUA / AFP.

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La presse internationale est-elle devenue plus efficace que tous les experts des services fiscaux des États pour débusquer les opérations d’évasion fiscale et de blanchiment de capitaux? C’est le constat que l’on peut tirer des révélations qui, après les scandales LuxLeaks et SwissLeaks, met aujourd’hui en cause le Panama grâce, en France, au journal Le Monde et à l'émission Cash Investigations. Et il aura fallu cette médiatisation à propos d’un pays pourtant connu de longue date pour être un paradis fiscal pour que la justice française ouvre, le 4 avril, une enquête préliminaire pour «blanchiment de fraudes fiscales aggravées».

Comme si les fins limiers de Bercy dont c’est la spécialité –et leurs homologues dans d’autres pays– avaient échoué à découvrir le pot aux roses. Ou plutôt, comme si on les avait privé des moyens de mener leurs investigations.

Le Panama, un paradis trop vite blanchi?

Pourtant, le Panama est bien connu des services de lutte contre l’évasion fiscale. Il figura même longtemps sur la liste noire des paradis fiscaux établie par l’OCDE afin de s’attaquer à ce fléau qui mine les démocraties. Le Groupe d‘action financière intergouvernemental (Gafi), réunissant 37 pays membres dans le monde, l’avait également intégré dans sa liste des paradis fiscaux.

Mais suite aux engagements pris par ces territoires opaques pour introduire de la transparence dans leurs pratiques et procéder aux échanges d’informations fiscales requis par les membres du G20, le Panama fut sorti de la liste de l’OCDE avec 37 autres juridictions. De sorte qu’aujourd’hui, les derniers récalcitrants ayant décidé de se plier aux nouvelles règles, «il n’y a plus actuellement aucune juridiction dans la liste des paradis fiscaux non coopératifs du Comité des affaires fiscales de l’OCDE», conclut l’organisation internationale. Et au Gafi, un communiqué de février dernier confirme que le Panama a été blanchi suite aux efforts accomplis pour sortir de l’opacité.

Quant à la liste des paradis fiscaux retenue par la France, si elle comporte encore quelques territoires exotiques (Bostwana, Brunei, Guatemala, Îles Marshall, Nauru et Niue), elle ne comprenait plus, jusqu'à il y a encore quelques jours, le Panama même si, en décembre dernier, Bercy avait souligné qu’il resterait en 2016 très attentif à l’évolution des échanges avec cet Etat. Une réserve bien insuffisante au regard de l’apparent manque de coopération du Panama: pour que Bercy lance une enquête et annonce le retour du Panama sur la liste des paradis fiscaux, c’est bien que ses limiers n’avaient pas eu accès aux informations des «Panama papers» qui la justifient aujourd’hui.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi les lanceurs d’alerte préfèrent livrer leurs informations au Consortium international pour le journalisme d’investigation (ICIJ), fort d’une centaine de titres dans le monde, plutôt qu’à des services d’Etat, afin que leurs révélations ne risquent pas d’être enterrées. Car même si le Panama a acquis une virginité nouvelle au regard des critères officiels, l’opacité n’a manifestement pas disparu.

Deux pas en avant, un pas en arrière

Malgré tout, depuis plus de quinze ans que l’OCDE dénonce l’existence des paradis fiscaux et lutte contre l’évasion fiscale, des progrès ont été réalisés. Un tournant a été pris au G20 de 2009, mais c’est surtout depuis 2010, après la pression mise par les Etats-Unis (avec la loi Fatca) relayés par l’Europe, que la lutte contre les paradis fiscaux a marqué des points.

Deux grandes mesures marquent une réelle avancée: l’échange automatique d’information et l’obligation pour les entreprises d’un reporting pays par pays afin que les impôts et taxes soient effectivement payés dans les pays où les chiffres d’affaires sont réalisés. Mais entre les grandes ambitions et leur concrétisation dans les réglementations, il y a un fossé dénoncé par les ONG, qui soulignent les manœuvres des lobbies et de certains États pour vider les décisions de leurs substances.

Ces organisations ont ainsi pointé du doigt le plan d’action de l’OCDE d'octobre dernier pour contraindre les multinationales à se plier aux réglementations fiscales nationales. Car s’il va dans la bonne direction, ce plan ne s’attaque pas suffisamment aux différentes méthodes qui permettent de contourner ces réglementations. «L’évasion fiscale a encore de beaux jours devant elle», insiste l’organisation CCFD–Terre solidaire, qui fait partie de la plateforme Paradis fiscaux et judiciaires

La Commission européenne a aussi engagé un programme contre l’évasion fiscale qu’elle a défendu en janvier dernier, mais en se calant sur le plan de l’OCDE dont la teneur est critiquée. Elle a présenté une directive destinée à mettre fin à des pratiques abusives de certains Etats, qui profitent de la concurrence fiscale au sein de l’Union. Mais l’exercice a bien peu de chance de déboucher rapidement sur une forme d’harmonisation tant l’intérêt est grand pour certains États à maintenir des fiscalités attractives pour attirer les entreprises multinationales.

En fait, face à la lutte contre l’évasion fiscale, les États sont schizophrènes, à la fois victimes et coupables dans un processus que la création de monnaie, la mondialisation et les nouvelles technologies ont favorisé.

Ainsi, toute avancée est difficile, comme l’a démontré en décembre dernier un vote à l’Assemblée nationale qui devait permettre aux députés français de se prononcer en faveur du reporting public des entreprises pays par pays. Mais pour que les grands groupes ne tournent pas le dos à la France, le gouvernement est intervenu au cours d’une séance de nuit afin que l’amendement qui aurait instauré ce reporting public ne soit pas adopté!

Le shadow banking continue de progresser

Compte tenu des enjeux, s’ils se disent engagés dans la lutte contre l’évasion fiscale, aucun des États ne veut essuyer les plâtres tant que les autres ne suivent pas. Ce qui risque de faire perdre beaucoup de temps, et donne aux opérateurs de la finance grise –dont la créativité semble sans bornes– la possibilité de s’adapter et de créer de nouveaux réseaux d’évasion.

C’est la raison pour laquelle la route vers le Panama, comme vers d’autres paradis fiscaux un peu trop vite blanchis, n’a pas été fermée malgré les soupçons d’évasion. Il est vrai que des dispositions trop coercitives auraient été fort mal perçues tant que les États-Unis et l’Europe n’avaient pas balayé devant leur porte. Et le ménage est encore loin d’être total, dans la mesure où, bien qu’elle choque les opinions publiques, l’évasion fiscale n’est pas toujours formellement illégale lorsqu’elle est assimilée à une «optimisation»… même si la frontière est ténue. On comprend mieux les obstacles que rencontrent les limiers des administrations fiscales et le choix des lanceurs d’alerte pour médiatiser leurs informations.

Rappelons que, selon le Conseil de stabilité financière, le shadow banking (système bancaire parallèle), qui sert notamment de support à l’évasion fiscale, a globalement triplé dans le monde en une dizaine d’années et a été évalué à 67.000 milliards de dollars en 2011 et probablement 74.000 milliards en 2013. Il y circule aujourd’hui la moitié des actifs qui passent par le système bancaire traditionnel. C'est à dire que toutes les grandes banques dans le monde (environ 4.000) sont concernées.

Un tel niveau d’opérations financières qui échappent à tout contrôle fait évidemment courir un risque énorme à l’économie mondiale. Et pour un pays comme la France, le manque à gagner de  l’évasion fiscale, qui porte sur 60 à 80 milliards d’euros par an, est forcément compensé par la fiscalité qui pèse sur les particuliers et les entreprises qui ne se dérobent pas à l’impôt. Un fléau pour la démocratie, comme dans les autres pays: l'Islande en fait la démonstration.

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