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En RDC, on offre des voitures aux joueurs de foot mais jamais rien aux victimes de viol

Dix ans après le verdict qui lui ordonnait de dédommager les victimes d'un viol de masse, le gouvernement congolais ne leur a toujours pas versé un centime.

Monica Tamary, 30 ans, une des victimes des viols collectifs du village de Luvungi, en République démocratique du Congo, prise en photo chez elle le 3 septembre 2010, là où elle s’est fait violer devant son enfant de 3 mois par deux soldats hutus des Forces démocratiques de libération du Rwanda et des milices congolaises Maï Maï le 30 juillet 2010 | MARC HOFER/AFP
Monica Tamary, 30 ans, une des victimes des viols collectifs du village de Luvungi, en République démocratique du Congo, prise en photo chez elle le 3 septembre 2010, là où elle s’est fait violer devant son enfant de 3 mois par deux soldats hutus des Forces démocratiques de libération du Rwanda et des milices congolaises Maï Maï le 30 juillet 2010 | MARC HOFER/AFP

Temps de lecture: 8 minutes

En vingt ans de guerre en République démocratique du Congo (RDC), les viols de masse sont devenus un phénomène cruellement commun –tout comme l’absence de justice à laquelle se heurtent les femmes violées. Dès lors, la décision rendue en 2006 par un tribunal d’Équateur, une province du nord-est du pays, concernant les réparations à verser aux victimes d’un viol de masse survenu à Songo Mboyo avait été accueillie par beaucoup comme une excellente nouvelle.

Mais ce qui, au départ, semblait pouvoir offrir une chance de guérison véritable à un pays où les plaies physiques et psychologiques sont profondes allait finalement relever d’un cas de publicité mensongère de la pire espèce.

La nuit du 21 décembre 2003, d’anciens soldats des forces rebelles en passe d’être intégrés dans l’armée nationale réclament leur solde et se mutinent. Les ex-rebelles iront piller les maisons de Songo Mboyo et de Bongandanga, un village voisin, et agresser les femmes qui s’y trouvent. On dénombrera pas moins de 119 femmes violées, et quelques cas de viols d’enfants.

«Ils étaient armés jusqu’aux dents», témoignera une survivante devant le Panel du Haut Commissariat aux Droits de l’homme des Nations unies portant sur les moyens de recours et de réparation pour les victimes de violences sexuelles en RDC. Elle poursuit:

«Je les ai suppliés de ne pas me tuer. Ils m’ont ordonnée d’ôter mes vêtements. Mon fils pleurait. Ils m’ont jetée sur le lit et m’ont arraché tous mes vêtements. J’étais nue et ils ont commencé à me violer. Ils sentaient l’alcool. Ils avaient bu. Ils ont fait beaucoup de choses épouvantables. Je ne sais pas combien il y en avait. Ils étaient si nombreux. Lorsqu’ils ont commencé, je savais qu’ils étaient trois, puis j’ai perdu conscience. Il y avait une autre femme, et ils la violaient. Elle était enceinte de deux mois et, après le viol, elle a perdu son bébé. Toutes les femmes du village subissaient la même chose au même moment. Un soldat m’a dit de m’enfuir. Il a dit que, si je restais, ils me tueraient».

Après plus de trois ans de procédure, un tribunal militaire condamnera sept hommes à la prison à perpétuité pour les viols commis à cette date. Ce jugement fut le premier de l’histoire à reconnaître des soldats congolais coupables de crimes contre l’humanité, tels que le définit le Statut de Rome.

Dans cette affaire, pour les victimes, les bonnes nouvelles ne s’arrêtaient pas là: le tribunal avait aussi ordonné le versement de dommages et intérêts à 29 des 119 femmes –un phénomène des plus rares en RDC. Chacune devait recevoir 5.000 dollars. Le double fut accordé à la mère d’une victime, morte après son viol et enceinte de huit mois au moment des faits.

Reste que, dix ans plus tard, les violées de Songo Mboyo n’ont toujours pas reçu le moindre centime.

Plus grave encore, qu’importe que d’autres tribunaux aient statué de réparations financières pour des victimes de viol, aucune n’a été dédommagée nulle part en RDC.

Justice inappliquée

Au Nord et au Sud-Kivu, deux autres provinces de l’est de la RDC, des décisions de justice ont aussi été rendues en 2012 pour obliger à une réparation financière des victimes, explique Julienne Lusenge, directrice de la SOFEPADI (Solidarité féminine pour la paix et le développement intégral), une ONG rassemblant plusieurs associations congolaises de défense des droits des femmes. Mais les ministères du Budget, des Finances et de la Justice –où les dédommagements doivent être officiellement avalisés avant de pouvoir être versés– traînent des pieds, soit en exigeant des copies supplémentaires des ordonnances judiciaires, soit en contestant leur véracité, précise Lusenge. Du côté des ministères du Budget et de la Justice, on a même affirmé ne pas disposer d’un budget suffisant pour s’acquitter des sommes dues, laissant les victimes seules avec des décisions de justice inappliquées. Comme le disait si laconiquement une participante, lors d’une table-ronde de Physicians for Human Rights organisée en 2014, «les jugements, ça ne se mange pas».

Après des années de négociations pour que les survivantes de Songo Mboyo reçoivent au total 155.000 dollars, les réparations sont approuvées en septembre 2014. Et elles allaient être versées aux mauvaises personnes

La suite est encore pire.

À Kinshasa, après des années de négociations avec les ministères de la Justice et des Finances pour que les survivantes de Songo Mboyo reçoivent au total 155.000 dollars, les réparations sont enfin approuvées en septembre 2014.

Et elles allaient être versées aux mauvaises personnes.

Selon les informations de Track Impunity Always (TRIAL), une ONG basée à Genève et luttant contre l’impunité des auteurs de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et autres infractions les plus graves, un avocat, Maître Paulin Kamba, qui n’avait jamais travaillé auprès des victimes de Songo Mboyo, falsifie des documents afin de faire croire que ces dernières lui ont donné procuration et qu’il est leur représentant légal. Trente fausses «victimes» font ainsi le déplacement pour obtenir «leur» chèque du gouvernement –et personne, semble-t-il, ne bronche en voyant que toutes ont perdu leur carte d’identité.

Que cet argent ne soit jamais parvenu à ses bénéficiaires prouve peut-être l’incompétence du système judiciaire congolais. Mais l’affaire reflète aussi et surtout le manque total de considération que le gouvernement congolais manifeste pour les victimes de ses guerres. Un gouvernement qui, s’il tarde à faire cas des survivantes de viol et affirme bien souvent ne pas être en mesure de les aider financièrement, aura étrangement dépensé sans compter pour se donner bonne contenance aux yeux du monde.

Prenez le cabinet de Jeanine Mabunda, conseillère spéciale du président Joseph Kabila en matière de lutte contre les violences sexuelles et le recrutement d’enfants, qui refuse de répondre à des questions précises sur l’affaire Songo Mboyo. Gladys Mambulu, porte-parole de la conseillère, se contente de dire que le paiement des réparations «est une question sur laquelle nous nous sommes engagés» et ajoute «notre cabinet œuvre à résoudre les nombreux problèmes logistiques et bureaucratiques soulevés par les réparations». 

Reste que, si le cabinet de Mabunda n’a pas garanti le moindre versement aux victimes de viol, il aura trouvé les moyens de payer une agence en relations publiques de Washington, KRL International, pour qu’elle la représente pendant trois mois en 2015. Le prix de ce dorage de blason aux États-Unis, couplé à l’inaction la plus complète quant au sort des victimes de viol au pays? 20.000 dollars d’avances sur honoraires et 20.000 dollars supplémentaires de défraiement, selon les archives de la Foreign Agents Registration Act exhumées par Jason Stearns, ancien membre du Groupe onusien d’experts sur la RDC. Pour une somme inconnue, le cabinet de Mabunda se sera aussi offert les services d’une rutilante agence américaine de relations publiques, Crescent Consultants, pour qu’elle le représente durant un an, à compter de la mi-2014. En 2009, alors ministre des Entreprises nationales, Mabunda avait déjà engagé Crescent Consultants à hauteur de 290.000 dollars par an, selon un contrat obtenu par Stearns.

Des Congolaises victimes de viol attendent d’être soignées le 7 novembre 2003 à l'hôpital Panzi de Bukavu, en RDC | GIANLUIGI GUERCIA/AFP

Visiblement, tout le travail réalisé par Crescent Consultants pour Mabunda se sera limité à des contacts pris avec les agences de presse au moment de sa nomination, la rédaction de quelques communiqués et le fait de se rendre disponible pour des «requêtes médiatiques». Quand j’ai demandé au fondateur de l’agence, Joel Frushone, combien il avait été payé pour représenter le cabinet de Mabunda, il a refusé de me répondre, tout en soulignant que son contrat avec le gouvernement congolais avait pris fin «mi 2015».

Mission impossible

Là n’est pas le seul exemple d’excès de dépense acceptés par ce même gouvernement qui se dit trop pauvre pour verser leurs réparations aux survivantes de viol. En février 2016, pour les remercier d’avoir battu le Ghana lors de la finale du Championnat d’Afrique des nations, Kabila offrait une Toyota Land Cruiser Prado à chacun des joueurs de l’équipe nationale de football. Selon la BBC, un seul de ces véhicules se négocie autour de 60.000 dollars sur le marché automobile de Kinshasa, ce qui nous donne un cadeau total avoisinant les 2,16 millions de dollars.

Qu’on récapitule:

  • Les gagnants d’un championnat de foot: 2.160.000 dollars.
  • Les survivantes de viols de masse: 0 dollars.

L’absence d’exécution, par le gouvernement congolais, de décisions judiciaires ordonnant la compensation de victimes de viol va à l’encontre des normes internationales en matière de droits de l’homme. Des normes qui reconnaissent généralement le droit à la justice et à la réparation. Ce droit inclut les restitutions, indemnisations, réhabilitations, «formes de satisfaction et garanties de non répétition», détaille la FIDH dans un rapport de 2013. En d’autres termes, les victimes disposent de toute une gamme de droits réparateurs, conçus pour les aider à s’en sortir autant psychologiquement que financièrement. Mais, précise le rapport de la FIDH, «la réparation financière est la seule forme de réparation prévue en droit congolais. Il définit le droit des victimes à recevoir des dommages et intérêts pécuniaires, plus les intérêts pour compenser les dommages subis. Cette définition, monétaire et étroite, n’est pas conforme à la réparation telle que définie en droit international et à l’obligation de l’État de RDC d’assurer une réparation intégrale».

Et même en vertu de cette définition étroite, avant d’obtenir compensation, les victimes de viol en RDC font face à des obstacles énormes –tellement gigantesques qu’aucune victime n’a encore réussi à les franchir.

Le plus évident relève du conflit d’intérêts. Selon un rapport présenté au mois de mars au Conseil de Sécurité de l’ONU, des membres de la police, de l’armée ou des services de renseignement congolais ont été responsables de 31% des viols commis en 2014. En 2011-2012, la proportion atteignait les 50%. Pour le dire autrement, les victimes doivent obtenir compensation auprès du gouvernement qui est souvent directement responsable de leur viol. Et quand on voit par quelques extrémités ce gouvernement est passé pour éviter toute atteinte à sa réputation, y compris en engageant de dispendieuses agences de relations publiques américaines, on ne devrait pas être trop étonné de le voir ignorer les verdicts.

Les victimes doivent obtenir compensation auprès du gouvernement qui est souvent directement responsable de leur viol

Il y a aussi des barrières administratives. En RDC, même lorsqu’un tribunal a ordonné qu’elles soient indemnisées, les victimes de viol doivent en passer par des étapes supplémentaires pour obtenir la somme qui leur a été accordée. Selon un rapport publié en novembre 2015 par un consortium d’ONG, dont TRIAL et Physicians for Human Rights, les victimes doivent «demander la notification du jugement et remettre ce dernier au ministère de la Justice». Ensuite, elles sont «obligées de payer des frais excessifs et sont souvent invitées à payer des pots de vin». Selon Daniele Perissi, conseillère juridique de TRIAL, la procédure est «une sorte de mission impossible».   

Hélas, en RDC, tout cela n’a sans doute rien de choquant. On parle d’un endroit où, selon une enquête menée en 2012, quasiment un tiers des hommes estiment que les femmes «ont parfois envie d’être violées et que lorsqu’une femme est violée, parfois, cela lui plaît». En 2014, la DRC était listée 137e sur les 188 pays intégrés dans l’Indice d’inégalités de genre. «C’est un pays où les femmes ne sont vraiment pas en sécurité», résume Irma van Dueren, conseillère principale pour la protection de la femme de la Monusco.

Pour les survivantes de violences sexuelles, les complications sont nombreuses. Elles sont susceptibles d’être abandonnées par leur famille et leur époux, à cause du soi-disant déshonneur qui les frappe. Pour s’occuper de leurs enfants, ces femmes sont souvent laissées à elles-mêmes, sans le moindre soutien financier. Des réparations matérielles seraient d’une grande aide pour ces femmes, tout comme le seraient les autres formes d’assistance que garantissent désormais les normes internationales. En l’absence de dédommagements, rien n’incite non plus les victimes à vouloir poursuivre leurs agresseurs et accepter le laborieux processus qu’exige l’obtention de la justice.

Récemment, au sein du gouvernement congolais, il a été question d’ériger un monument en mémoire des 400 ou presque victimes des viols de masse commis en août 2010 à Walikale, ville de la province du Nord-Kivu, durant quatre jours consécutifs. Mais pour les femmes qui, après avoir vu leur vie si brutalement bouleversée, n’ont pas reçu la moindre compensation, tout cela n’est qu’un symbole. Et pour faire écho aux paroles de cette survivante intervenant auprès de Physicians for Human Rights: les symboles, ça ne se mange pas.

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