Monde

Nous ne devons pas laisser le terrorisme envahir nos imaginaires

Réagir aux attentats de Bruxelles en augmentant les niveaux d'alerte, en conseillant aux gens de d'annuler leurs voyages et en tirant sur la corde du mélodrame médiatique rend l’État islamique bien plus dangereux qu'il ne l'est en réalité.

Bruxelles le 27 mars 2016 I PATRIK STOLLARZ / AFP
Bruxelles le 27 mars 2016 I PATRIK STOLLARZ / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

Le schéma est désormais par trop familier. Un attentat terroriste survient dans un lieu très éloigné d'une zone de guerre, un endroit où la violence extrême est rare et inattendue. Ce peut être à Paris, en Californie, à Londres, à Oslo, Boston, Madrid, Jakarta ou Ankara. Le monde se fige dans l'horreur et la commisération, qu'importe que le nombre de victimes soit très faible par rapport au bilan des guerres, des accidents de la route, des catastrophes naturelles, des pandémies ou même des maladies évitables. Les médias se goinfrent de catastrophisme et les sempiternels experts se tirent la bourre. D'opportunistes politiciens surgissent à point nommé et soulignent combien cette dernière tragédie confirme ce qu'ils peuvent dégoiser depuis des lustres, souvent à grand renfort de déclarations tonitruantes et fausses de long en large.

C'est toujours la même logique depuis le 11-Septembre et à ce stade, comme tant d'autres, je n'ai pas grand-chose de nouveau à dire. Reste que si vous avez été attentifs, certaines vérités devraient désormais relever de l'évidence, des vérités qui, peut-être, méritent d'être répétées encore une fois. À savoir:
 

1.Une sécurité totale est impossible

Et ce même quand vous vivez dans une société rigide, autoritaire et extrêmement contrôlée. De la sorte, abandonner nos libertés et nos valeurs traditionnelles ne nous garantira pas une existence significativement plus sûre. J'ai déjà détaillé cet argument voici quelques années, mais il n'a pas encore été complètement intégré. Des attentats terroristes ont eu lieu en Europe, en Amérique, en Russie, en Chine, en Arabie saoudite, en Turquie, entre autres et nombreux endroits, et aucun degré de surveillance, de présence policière, de contrôles aux frontières, de frappes de drones, d'assassinats ciblés ou de techniques d'interrogation musclées ne pourra intégralement les empêcher. Même en imaginant la protection absolue et parfaite d'un type de cible, d'autres resteront vulnérables.

Ce premier point, évident, n'est en rien un argument hostile à la lutte contre le terrorisme. Je ne dis pas qu'il faudrait arrêter de vouloir déjouer les attentats, démanteler les réseaux ou chercher à discréditer l'extrémisme. Mais croire que nous pourrions éliminer totalement le danger est aussi réaliste que de voir dans un meilleur système de santé l'assurance de la vie éternelle. Pour cette raison, condamner les gouvernants qui n'auraient pas réussi à éviter tel ou tel attentat est contre-productif –si ce n'est dangereux– tant cela risque d'inciter les politiques à pourchasser coûte que coûte cette illusion d'une sécurité totale et à gâcher du temps et de l'argent qui seraient bien plus utiles s'ils étaient investis ailleurs. Pire encore, s'ils craignent d'être critiqués parce qu'ils n'en ont «pas assez fait» certains dirigeants pourraient prendre des décisions qui ne feront qu'aggraver le problème –comme bombarder des pays lointains– uniquement pour avoir l'air coriaces et déterminés.

Le terrorisme est une tactique utilisée en général lorsqu'on est trop faible pour réaliser ses objectifs par n'importe quel autre moyen

Qu'on s'y acclimate: la mondialisation permet à des acteurs, par ailleurs faibles et marginaux, de mener des actions isolées et violentes loin de leur propre pays. Au XIXe siècle, à l'apogée de l'impérialisme européen, les Indiens, Kenyans ou Vietnamiens ne pouvaient pas facilement passer leur colère en attaquant des civils à Londres ou à Paris. Aujourd'hui, des Tchétchènes peuvent faire sauter un métro à Moscou et des musulmans irascibles peuvent attaquer une salle de concert à Paris ou un aéroport à Bruxelles. Leurs homologues xénophobes et d'extrême droite peuvent commettre des actes similaires à Oklahoma City ou à Oslo. Que des petits groupes soient susceptibles de mener des actions terroristes dramatiques en de nombreux endroits ne relève pas d'une menace existentielle (Cf. infra), il s'agit d'une caractéristique spécifique et durable de notre monde moderne.

 

2.Le terrorisme contemporain n'a pas qu'une seule cause

Depuis très longtemps, on recherche la panacée contre la violence terroriste, mais la quête est absurde. Le terrorisme est une tactique que plusieurs groupes ont utilisée par le passé et que d'autres utiliseront à l'avenir, en général lorsqu'ils sont trop faibles pour réaliser leurs objectifs par n'importe quel autre moyen. De même, il n'y a pas de potion magique pour stopper le terrorisme, car ses motivations sont extrêmement diverses. Parfois, le terrorisme naît de la colère et de l'opposition à une occupation étrangère ou à une intervention perçue comme une ingérence extérieure –comme on peut et on a pu le voir avec les Tigres tamouls, l'IRA, Al-Qaïda, le Hezbollah ou encore le Hamas. 

Dans d'autres cas, le terrorisme découle de l'opposition à une élite corrompue et honnie. Et les deux vont parfois ensemble: Oussama ben Laden en voulait autant aux nations «croisées» qui interféraient avec le monde musulman qu'aux gouvernements arabes qui, croyait-il, étaient leurs vassaux et complices. En Occident, les envies de carnage de terroristes locaux comme Anders Breivik ou Timothy McVeigh sont suscitées par des systèmes politiques dans lesquels ils voient (à tort) des traîtres aux valeurs nationales fondamentales. Parfois, le terrorisme germe sur des croyances religieuses dénaturées. Dans d'autres cas, l'idéologie motivatrice est parfaitement séculière. Parce que tant de griefs différents peuvent inciter des individus ou des groupes à employer des méthodes terroristes, il n'existe aucune réponse politique unique capable de faire disparaître le problème pour toujours.
 

3.Le problème est grave, mais il n'est pas –répétez: il n'est pas– une menace vitale

Comparé à d'autres risques susceptibles de menacer la vie et le bien-être humains, le terrorisme international contemporain demeure un problème des plus mineurs. Les individus tués ou blessés dans un attentat terroriste sont indéniablement les victimes d'une tragédie, et nous devons être de tout cœur avec eux, leur famille et leurs amis. Mais comme ne cessent de le répéter les experts, le véritable danger de la violence terroriste reste astronomiquement bas (par exemple, pour la plupart d'entre nous, le risque d'être tué par un terroriste est annuellement inférieur à une chance sur un million). Ou pour le dire autrement: la semaine dernière, l’État islamique tuait 32 personnes à Bruxelles, mais, le même jour, dans toute l'Europe, plus d'un demi milliard d'individus allaient parfaitement bien. Donc quand le gouvernement britannique relève son «niveau d'alerte» et conseille à ses ressortissants de ne pas se rendre à Bruxelles autrement que pour des «déplacements nécessaires», il fait montre d'une panique décidément bien peu churchillienne. Sans compter qu'un tel affolement est précisément ce que veulent provoquer des groupes comme l’État islamique.

Le même cocktail politico-médiatique toxique auquel on doit la candidature de Donald Trump rend quasiment impossible toute évaluation rationnelle du terrorisme

Idem pour la récente alerte du Département d’État américain quant aux voyages en Europe, qui expire le 20 juin 2016: je parie qu'elle aura suscité quelques cris de joie dans les cuisines de Racca.

Malheureusement, le même cocktail politico-médiatique toxique auquel on doit la candidature de Donald Trump rend quasiment impossible toute évaluation rationnelle du terrorisme. Après les attentats de Bruxelles, la machine à peur a encore tourné à plein régime dans les rédactions. Les journaux, radios, chaînes de télé et autres sites web vivent littéralement pour ce genre d'événements et savent que jouer la carte du danger leur amènera des lecteurs, des auditeurs, de l'audimat et des clics. L’État islamique et ses partenaires ne pourraient rêver meilleurs alliés, parce qu'un tel emballement médiatique fait passer ces groupes pour bien plus puissants qu'ils ne sont en réalité et contribue à faire croire à l'opinion que le risque qu'ils représentent est bien plus élevé qu'il ne l'est dans les faits. Tant que les médias continueront à faire à l’État islamique et al-Qaïda une publicité aussi gratuite qu'efficace, pourquoi ces groupes abandonneraient-ils le terrorisme comme tactique, vu que la tactique marche?

 

4.Les terroristes ne peuvent pas nous vaincre: nous ne pouvons que nous battre nous-mêmes

Ce point est quasiment un truisme, mais il n'en est pas moins valide ou important. L’État islamique n'aurait pas recours au terrorisme s'il était assez fort pour faire avancer sa cause par des moyens normaux ou si son message était suffisamment attractif pour grossir ses rangs d'individus bien plus nombreux que la minuscule fraction de la population mondiale (pas plus d'ailleurs que de la population musulmane) qu'il réussit aujourd'hui à séduire. Parce qu'il n'a pas de ressources abondantes et parce que son message est odieux aux yeux et aux oreilles d'à peu près tout le monde, l’État islamique doit s'en remettre aux attentats-suicides et aux vidéos de décapitations et autres atrocités pour nous effrayer et nous pousser à faire quelque chose de stupide. 

L’État islamique ne peut pas conquérir l'Europe et imposer sa version loufoque de l'islam aux 500 millions et plus d'individus qui y vivent. Le meilleur qu'il puisse espérer, par contre, c'est inciter les pays européens à s’autodétruire en croyant réagir au terrorisme. De même, ni Al-Qaïda, ni l’État islamique, ni n'importe quel autre groupe extrémiste ne peuvent directement détruire l'économie, rabaisser l'armée ou affaiblir la détermination américaines, mais ils ont sans conteste atteint certains de ces objectifs en nous provoquant à envahir l'Irak et lorsque deux présidents en sont venus à verser des milliards de dollars dans le tonneau des Danaïdes afghan.

Pour le dire en deux mots: le problème, ce n'est pas vraiment le terrorisme, mais la manière dont nous y réagissons. Quand j'ai appris pour les attentats de Bruxelles, la première chose à laquelle j'ai pensé –pardon– c'est au «Brexit». En d'autres termes, ce qui m'a le plus préoccupé dans cet acte de violence, c'est qu'il puisse irrationnellement apporter de l'eau au moulin de ceux qui voudraient voir la Grande-Bretagne quitter l'Union Européenne, ce qui infligerait un nouveau coup dur à cette expérience d'ores et déjà chancelante. L'attentat pourrait être aussi de bonne augure pour les xénophobes d'autres pays occidentaux, ce qui empoisonnerait encore un peu plus le climat politique européen.

Quelle chance pour le monde qu'en un temps où ces grandes épreuves s'abattirent sur lui, il existât une génération qui ne pouvait être ni conquise par la terreur ni assujettie par la violence

Winston Churchill

Aux États-Unis, Donald Trump et Ted Cruz, candidats à l'investiture républicaine, n'y sont d'ailleurs pas allés de main morte en matière de propositions stupides (comme les patrouilles de police dans les quartiers musulmans, suggérées par Cruz). Autant de développements qui, s'ils risquent d'offrir à l’État islamique une nouvelle victoire sur le plan de la propagande, seraient entièrement de notre fait. Nous ne pouvons nous en prendre à personne d'autre qu'à nous-mêmes si nous cherchons à combattre l'extrémisme en abandonnant nos propres valeurs et en imitant les extrémistes.

Par le passé, confrontées à de graves difficultés, les sociétés occidentales allaient mettre en avant les leaders que furent Franklin D. Roosevelt, Winston Churchill, George C. Marshall ou Charles de Gaulle. S'ils n'étaient pas sans défauts, aucun n'était enclin à la panique et tous comprenaient la valeur du calme et la détermination face au danger ou à l'adversité. Aujourd'hui, les difficultés que représente le terrorisme ne font visiblement pas ressortir le meilleur de l'Occident –mais le pire. En lieu et place du courage et de la résolution, nous avons des gorilles qui se frappent sur le torse et des rhéteurs prompts à l'hyperbole. Au lieu d'une évaluation mesurée des menaces, d'une patiente et méticuleuse réflexion stratégique et d'un discernement réaliste entre possible et impossible, nous avons des effets de manche, des postures politiciennes et l'abandon de nos propres principes.

Alors, qu'est-ce que Churchill pourrait dire? Le 6 septembre 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, il déclarait: «Quelle chance pour le monde qu'en un temps où ces grandes épreuves s'abattirent sur lui, il existât une génération qui ne pouvait être ni conquise par la terreur ni assujettie par la violence.» Voici précisément le genre d'attitude que nous devons cultiver aujourd'hui et, la bonne nouvelle, c'est que faire face à l’État islamique ou d'autres extrémistes ne demandera pas les mêmes sacrifices que les générations antérieures ont dû endurer. 

Ou, devant un tel danger, comment réagiraient des adultes comme Marshall ou Dwight D. Eisenhower? À n'en pas douter, ils y verraient un grave problème, mais quand vous avez été témoin du carnage d'une guerre mondiale, ce ne sont pas des flambées sporadiques de violence extrémiste qui peuvent vous intimider, qu'importe qu'elles nous soient aujourd'hui intolérables. Ils pointeraient du doigt les marchands de peur et ils ne rateraient jamais une occasion de nous rappeler combien le danger n'est pas aussi grave qu'il en a l'air, combien nous ne devons ni ne pouvons vivre dans la crainte perpétuelle de la moindre petite ombre, ni sous la coupe de monstres que nous avons nous-mêmes imaginés. Ils nous encourageraient à vivre comme nous avons toujours vécu, en nous fiant à la force et à la résilience de nos sociétés et en sachant qu'elles survivront facilement aux groupes, faiblards et timorés, qui tentent de nous perturber.

Et puis, l'été venu, ils partiraient en vacances en Europe.

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