Économie / France

La «violence économique», comme le terrorisme, va encore durer longtemps

Les Français affrontent crânement et relativement unis le terrorisme. Il n'en va pas de même pour les défis sociaux et économiques qui forcent, eux aussi, à l'adaptation. On espère encore le retour au monde d'avant.

<a href="https://www.flickr.com/photos/kjarrett/15504797114/in/photolist-pC791b-6UJQP-hSeH4e-81B6HY-7XdcTr-8FC6RA-9yw5R3-81AWmb-6UyVK2-5M7bds-7X7mJL-7WHMvx-qHfXHP-6UCYFN-d9r3k-nNpVEz-6UyVCv-uW1c8-5NEPw1-7WHKPP-4FFbyX-7Yp52C-hSfeVA-73Z34w-xX4SU-on6uCz-eWBkWc-6UJWx-xX4N2-tCMZ-DMLjKn-xX4GC-4YDm1-5Z1v1N-7YNcRC-5Mjd6L-jSp7K6-D8mazq-7YzCNf-9QUZV-nLTsa-7YuTM2-dYUAaM-51WpK-4Cuxu5-k2raie-7YwqZY-34to4q-8oBxiA-dCkxr">Le terrorisme force à l’adaptation, l’économie n’y parvient pas</a> | Kevin Jarrett via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a>
Le terrorisme force à l’adaptation, l’économie n’y parvient pas | Kevin Jarrett via Flickr CC License by

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Les Français, pour l’instant, refusent d’avoir peur face au terrorisme. Au contraire de la division que Daech essaie de créer entre eux, ils continuent de montrer une union somme toute solide et une résistance fière. Crânement, ils acceptent de continuer de vivre avec. Curieusement, il en est tout autrement devant les défis sociaux et économiques qui, eux aussi, viennent bouleverser les façons de vivre.

Le terrorisme force à l’adaptation, l’économie n’y parvient pas. Les manifestations contre la réforme du Code du travail montrent, après toutes les autres depuis vingt ans, un refus de voir la «violence économique» telle qu’elle est, le chômage plus élevé que chez nos voisins et la bipolarisation du marché du travail entre «in» et «out». Le modèle français est cassé mais il faut vivre comme si l’on pouvait et devait revenir à l’époque d’avant. Le terrorisme ne terrorise pas les Français, l’avenir économique si.

L’explication de cette différence vient de la pédagogie politique. Le terrorisme tue depuis déjà quinze ans, depuis les tours de Manhattan mais le pouvoir ne cache pas que «cela va durer encore longtemps». Il certifie: «nous gagnerons la guerre». Et, si beaucoup critiquent les moyens ou les manques de tel ou tel pays, personne ne doute qu’en effet la guerre finira par être gagnée aussi bien ici que là-bas, au Moyen-Orient. En tout cas, le futur violent est admis et éclairé.

Personne n’annonce en revanche que la guerre économique sera, elle aussi, gagnée. «L’inversion de la courbe du chômage», espérée par François Hollande comme par tous ses prédécesseurs, est une promesse de retour au doux monde d’avant: croissance stable, plein emploi, ascenseur social pour tous.

Silence coupable

Le pouvoir ne dit pas que le monde est en pleine transformation violente et que «cela va encore durer». Il fait silence sur le monde réel. La classe politique n’a pas de pédagogie sur les deux facteurs de cette révolution, la mondialisation et les technologies. Ce silence coupable remonte déjà à très loin, à 1973, selon Marcel Gauchet. Depuis cette époque de la fin des Trente Glorieuses, où commence la montée du taux de chômage, ni la gauche ni la droite françaises n’ont été capables d’en prendre acte, de dire cette violence du monde et de se donner les armes de la victoire. Il n’est toujours que de minorer la transformation économique et de promettre un retour possible aux Trente Glorieuses.

Tous les pays développés souffrent des deux mêmes maux: une croissance faiblarde et une croissance devenue non inclusive. Il en résulte partout une atrophie de la classe moyenne, la fin de l’ascenseur social pour tous et le retour de mécanismes de reproduction de classes sociales. Ce dont il est question est un changement de modèle. La radicalité des transformations économiques est maintenant admise aux États-Unis, elle est au cœur du débat sur les inégalités engagé dans la campagne pour l’élection présidentielle. En France, nous n’en sommes pas là. Peut-être est-ce parce que les indices de Gini (mesurant les inégalités) restent beaucoup plus stables qu’ailleurs grâce aux impôts. Le débat porte ici plutôt sur les avantages sociaux. Mais, sur le fond, le mal français est identique à celui de tous les autres pays capitalistes avancés.

La droite par gêne, la gauche par paresse, les partis politiques refusent de nous parler de l’avenir qui vient. Ils croient pouvoir attendre que ça s’arrange tout seul

Que la droite se taise sur ce monde qui vient est plus compréhensible. Ce n’est pas son rôle que de vouloir transformer la société, elle la prend comme elle est. Elle est surtout très mal à l’aise devant beaucoup des phénomènes qui arrivent. De la mondialisation, elle admet facilement les échanges de biens mais difficilement l’immigration et la mixité des cultures. Des technologies, elle redoute naturellement une transformation de l’homme, contraire à ses racines chrétiennes.

La gauche est, elle, muette pour une raison beaucoup plus simple: elle hait «l’horreur économique» qui vient. La social-démocratie a tiré tant de profits intellectuels et politiques des Trente Glorieuses, le fameux «compromis fordien» d’après-guerre (les grandes entreprises paient bien les ouvriers pour qu’ils achètent leurs produits), qu’elle est désemparée devant la rupture du gagnant-gagnant capital-travail, l’instabilité, le précariat, la baisse des salaires médians et devant la transition rapide vers une économie de services, où les conditions de travail sont nécessairement diversifiées. Elle ferme les yeux et se réfugie dans le passé.

La droite par gêne, la gauche par paresse, les partis politiques refusent de nous parler de l’avenir qui vient. Ils croient pouvoir attendre que ça s’arrange tout seul. Ils espèrent que le monde va revenir très vite à la normale et que leur travail se limite à faire d’ici là des petites adaptations et à apporter des petites réparations.

Cette cécité ou ignorance sur l’entrée de l’économie dans un nouveau modèle de croissance est le drame de la France. Parce que, comme le terrorisme, cela va durer encore longtemps. Les forces de la «violence» –concentration des richesses, homogamie des classes sociales, professionnalisation des métiers politiques– sont encore en pleine action. Les forces de stabilisation –réforme radicale de l’école, aides à la mobilité, coopération fiscale mondiale– sont à peine engagées. La France est, elle, bloquée dans le monde d’avant. Terrorisée, elle regarde en arrière. Le monde qui vient la blesse quotidiennement; à le nier encore, il va la meurtrir.

Cet article a été initialement publié dans Les Échos.

 

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