Sports

De l'Euro aux JO, le pouvoir monte à la récupération

Quoi de mieux que des compétitions sportives pour tenter de rebondir dans une conjoncture difficile? Au risque de s'aventurer sur un terrain qui n'est pas le sien...

Manuel Valls, le 14 juin 2015. BERTRAND GUAY / AFP.
Manuel Valls, le 14 juin 2015. BERTRAND GUAY / AFP.

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C’est, en principe, une parenthèse enchantée qui s’ouvrira le 22 mai et se refermera le 21 août, avant une rentrée sous le signe de la précampagne présidentielle et notamment de la primaire à droite. Du 22 mai au 21 août, le sport occupera l’attention collective, du coup d’envoi du tournoi de Roland-Garros à la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Rio en passant, bien sûr, par l’Euro de football, disputé dans l’Hexagone entre le 10 juin et le 10 juillet, sans omettre l’immuable Tour de France, qui sent si bon les vacances au mois de juillet.

Pendant trois mois sans interruption, les Français, au moins une grande partie d’entre eux, seront rivés devant leurs écrans et concernés par les résultats des uns et des autres pour peu qu’ils portent en plus un maillot aux couleurs bleu-blanc-rouge. Et le pouvoir en place, sans vraiment s’en cacher, entend bien profiter de ce long répit politique sur le plan médiatique pour desserrer (un peu) l’étau qui l’étreint en tentant de capitaliser sur une moisson de succès sportifs qui pourraient redonner le moral aux Français. Combien de médailles au Brésil? Combien de Marseillaises entendues de l’autre côté de l’Atlantique?

Président de la République, Premier ministre, ministres ne manqueront pas de tenir les comptes en donnant écho à tous ces résultats, un à un, par le biais de leurs réseaux sociaux dédiés. Pour François Hollande comme pour Manuel Valls, il sera question, en filigrane, de redonner de la confiance et de la fierté à un pays qui broie résolument du noir.

Evidemment, parce que le football est le sport roi et parce que cette discipline est capable, seule comme aucune autre, de fédérer tout un peuple, l’Euro sera le temps fort principal de cette séquence qui sera à la fois un enjeu pour les hommes de Didier Deschamps, mais aussi pour le gouvernement en raison du poids énorme de l’organisation, notamment en termes de sécurité après les attentats de masse du 13 novembre et du 22 mars. Si les Bleus réussissaient par enchantement à triompher dans la compétition européenne, à domicile comme en 1984, et si ce championnat se déroulait sans aucun incident majeur, il est probable que dans l’euphorie générale, la France retrouverait de l’optimisme et que les hôtes de l’Elysée et Matignon gagneraient quelques points dans les sondages et en tireraient profit sur le plan politique.

Interventionnisme

Peut-être faut-il voir d’ailleurs dans l’interventionnisme actif de Manuel Valls au sujet de l’équipe de France de football une tactique non dénouée d’arrières pensées. Le Premier ministre ne veut clairement pas de Karim Benzema au sein de cette sélection. Au lieu de se déclarer incompétent sur le sujet, Manuel Valls, communicant de formation et donc capable d’avoir une opinion à tout propos, continue de jouer bruyamment sa petite musique sur cette question «primordiale» en insistant lourdement sur le devoir d’exemplarité des sportifs.

Karim Benzema est devenu, en quelque sorte, le Nicolas Anelka des temps nouveaux, celui qu’il conviendrait de ne pas inviter à la fête pour prévenir toute «catastrophe» comme celle survenue à Knysna lors de la Coupe du monde 2010. En résumé, le personnage trop clivant qu’il ne faut pas voir sur la photo dans l’hypothèse d’un scénario idéal. «Un grand sportif doit être exemplaire [...] S’il ne l’est pas, il n’a pas sa place en équipe de France», a affirmé Manuel Valls sur Europe 1 en décembre avant de reprendre la même antienne en mars sur les antennes de BFM TV:

«Par rapport à la jeunesse, un grand sportif doit être exemplaire. Je ne suis ni le président de la FFF, ni Didier Deschamps. Et c'est au sélectionneur de constituer la meilleure équipe possible. Mais je pense que les conditions ne sont pas réunies pour que Karim Benzema revienne en équipe de France, il est toujours mis en examen et on sent bien qu’il y a eu quelque chose. Le foot n’est pas quelque chose à part, qui intéresserait seulement les amateurs de sport. Le foot, c’est notre patrimoine. Tous les gestes, tous les choix ont leur importance

Au lieu de laisser libre cours à la justice dans les affaires qui touchent actuellement l’attaquant du Real de Madrid, Manuel Valls, relayé par Patrick Kanner, le ministre de la Ville et de la Jeunesse et des Sports, a déjà tranché la question depuis longtemps. Malgré les observations agacées de François Hollande, il fait clairement pression sur le sélectionneur de l’équipe de France qui statuera, avec la FFF, sur le cas du joueur avant le 15 avril. Manuel Valls, même s’il fut délégué adjoint interministériel aux JO d'Albertville de 1991 à 1993, joue sur un terrain sportif qui n’est pas le sien.

Dans un article passionnant publié sur La Vie des Idées, «Sports populaires, sportifs impopulaires, L’"affaire Benzema" remise en perspective», deux sociologues donnent leur lecture détaillé du cas du footballeur madrilène et écrivent:

«Il est clair que ce socio-drame de Knysna continue de hanter aussi bien l’inconscient collectif que le monde des journalistes sportifs, dont certains se posent en prescripteurs légitimes d’une morale qui dicte le comportement des sportifs. Il en résulte un fait majeur: les joueurs de football internationaux (et par extension les footballeurs professionnels) sont, depuis, sous haute surveillance, médiatique et politique, épinglés dès qu’ils s’écartent un peu trop de ces normes de comportement. C’est plus particulièrement le cas des joueurs issus de l’immigration post-coloniale (désignés comme "Noirs" et "Arabes"), que les entrepreneurs de morale nationale suspectent aujourd’hui constamment, de manière explicite ou larvée, d’un manque de loyauté nationale.»  

Souvenir de 1998

Depuis quand le sport est-il «récupéré» ou «orchestré» de la sorte par les politiques? Au fond, Manuel Valls a toutes les raisons, plus que d’autres, de retenir comme référent la date du 12 juillet 1998, jour de la victoire de la France lors de la Coupe du monde, moment historique qui, c’est vrai, a tout changé lorsque la France s’est déversée par millions de citoyens dans les rues dans des scènes jamais vues depuis la Libération. Ce jour-là, au cœur d’une nation loin d’avoir la culture des Anglo-Saxons dans ce domaine, le sport est devenu comme par miracle un fait de société sur lequel les politiques devaient désormais avoir un avis, même sans être des spécialistes.

De 1997 à 2001, Manuel Valls était le responsable de la communication de Lionel Jospin à Matignon et il sait que le rapport de force au sein de la cohabitation a changé justement à partir du 12 juillet 1998, par le biais justement de la communication qui a permis à Jacques Chirac, marginalisé depuis quelques mois et la dissolution ratée, de reprendre la main. Chirac, maillot n°23 des Bleus sur le dos, a alors vu sa cote de popularité reprendre un élan spectaculaire en se montrant nettement plus habile que Jospin, peut-être mal «coaché» par Valls. Il y a eu comme un basculement presque irrémédiable. A l’Elysée, ce Mondial 1998 avait été géré comme un dossier politique quand il avait été probablement sous-estimé par Jospin, et donc Vallsn qui a retenu la leçon depuis.

Valls, qui n’était plus auprès de son mentor Jospin à Matignon, n’a pas oublié non plus comment le Premier ministre de l’époque, son mentor politique, s’était raté en octobre 2001 lors d’un match France-Algérie au Stade de France, où La Marseillaise avait été conspuée, le terrain envahi et le match interrompu à jamais. «Je reste persuadé que cet épisode a marqué le début du chemin de croix de Jospin jusqu’à son élimination de la présidentielle le 21 avril 2002, a dit Jean-François Lamour, ancien ministre des sports, dans le livre Sarkozy, côté vestiaires. Ce match a largement concouru à sa perte de crédit.»

Pour le gouvernement, l’Euro de football est donc une affaire de première importance susceptible d’avoir un impact, même relatif, sur la suite des événements. L’image comptera grandement, y compris dans la perspective de la candidature de Paris pour l’organisation des Jeux olympiques de 2024, qui ne se cache pas non plus vraiment derrière le mobile politique qui l’a déclenchée, au-delà des banalités habituelles sur l’espérance offerte à notre jeunesse à travers ce projet. «La France a besoin de rêves», a dit en septembre Manuel Valls, suivi récemment par Thierry Braillard, son secrétaire d’état aux Sports («La France a besoin de la fête des Jeux»), sans que le pays, préoccupé par d’autres problèmes, souscrive réellement à cette impérieuse nécessité. Lors des Jeux de Rio, il s’agira pour le pouvoir politique de le marteler urbi et orbi pendant 17 jours, puisque communiquer est devenu un vrai sport national.

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