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Accuser Schengen des failles de la lutte antiterroriste est trop facile

L'espace de libre circulation semble être à la fois la victime et le vecteur du terrorisme. Une analyse un peu rapide.

À Jeumont, à la frontière franco-belge, le 16 novembre 2015. VIRGINIE LEFOUR / BELGA / AFP.
À Jeumont, à la frontière franco-belge, le 16 novembre 2015. VIRGINIE LEFOUR / BELGA / AFP.

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Dans cet article publié le 5 février 2016 sur le site The Conversation, le chercheur Pierre Berthelet analysait le statut de Schengen dans l'actuel débat autour de la lutte antiterroriste. Une analyse plus que jamais d'actualité alors que des attentats ont fait au moins 29 morts à Bruxelles, mardi 22 mars, poussant notamment la France à renforcer ses contrôles aux frontières et le ministre français de l'Intérieur Bernard Cazeneuve à déclarer à l'Assemblée nationale: «Le système d’info Schengen doit être systématiquement examiné, le fichier Schengen connecté aux autres fichiers, car des milliers de passeports ont récupérés par Daech.»

«Si nous voulons éviter que Schengen ne s’effondre, dans un contexte où les menaces sur la libre circulation se font de plus en plus entendre, compte tenu de la situation migratoire et du danger terroriste, il faut agir vite, très vite, et ne pas avoir la main qui tremble.» Les récents propos du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, sonnent comme un avertissement et illustrent la détermination du gouvernement face au péril que fait peser le terrorisme non seulement sur la France, mais aussi sur Schengen.

Schengen, en tant qu’espace de libre circulation, semble être à la fois la victime et le vecteur du terrorisme: victime car le rétablissement des contrôles aux frontières de manière durable signerait la «mort de Schengen», vecteur car cet espace de libre circulation permettrait une mobilité accrue des terroristes. Dans ce contexte, une question mérite d’être posée: Schengen est-il compatible avec la lutte antiterroriste?

Peur sur la France et sur l’Europe

«La France a peur», pour reprendre la célèbre phrase d’ouverture du JT prononcée il y a près de quarante ans par le présentateur Roger Gicquel. Touchée à deux reprises par des attaques terroristes, en janvier et novembre 2015, elle est profondément préoccupée par la recrudescence des attentats sur son sol. La décision de prolongation de l’état d’urgence est d’ailleurs validée par le Conseil d’État, lequel estime, pour reprendre les termes de l’arrêt, que «le péril imminent justifiant l’état d’urgence n’a pas disparu». Il légitime par la même occasion le maintien des contrôles aux frontières avec les pays voisins.

Il faut dire que l’heure est grave, nous dit-on. Le ministre de l’Intérieur précise le 24 janvier, soit trois jours avant la décision des juges du Palais Royal, que onze attentats ont été déjoués au cours de l’année 2015. De son côté, le directeur d’Europol, inaugurant le Centre européen pour la lutte antiterroriste (ECTC), déclare le 25 janvier que Daech envisage de nouveaux attentats en France et qu’il faut s’attendre à une attaque de grande ampleur. L’insécurité semble être également ancrée dans les esprits.

Un sondage Eurobaromètre publié en décembre révèle que le terrorisme fait partie des principales préoccupations des Français et un autre pour le Figaro/RTL, réalisé une semaine après les attentats de novembre, indique que 84% des Français sont d’accord pour accepter une limitation de leurs libertés pour davantage de sécurité.

Un territoire européen prétendument ouvert aux quatre vents

Un constat s’impose d’emblée. C’est désormais un lieu commun d’affirmer que Schengen, en tant qu’espace sans frontières intérieures, c’est-à-dire un espace au sein duquel les contrôles entre les États membres ont été démantelés, est ouvert aux quatre vents. Ainsi, il est courant de lire ou d’entendre qu’il s’agit d’un territoire dans lequel les terroristes et autres délinquants circulent aisément. Ce territoire, dépourvu de frontières intérieures, est entouré de frontières extérieures elles-mêmes poreuses. L’Union européenne est dépeinte, pour sa part, comme une passoire, terroristes et migrants y pénétrant sans difficulté.

La liberté de circulation offerte aux citoyens européens constituerait une menace à la sécurité de la France

À son corps défendant, le choix de la France semble faire écho à cette vision. Le rétablissement des contrôles aux frontières au nom de l’état d’urgence s’inscrit dans la logique de combler un déficit de sécurité provoqué par le décloisonnement de l’espace européen. Concrètement, il est question d’empêcher, avec un succès très relatif, les terroristes de fuir à l’étranger et de filtrer les flux entrants, en vue d’identifier les éléments dangereux susceptibles de commettre un attentat dans l’Hexagone.

Dans cette perspective, Schengen semble radicalement en contradiction avec la lutte antiterroriste. La liberté de circulation offerte aux citoyens européens constituerait une menace à la sécurité de la France: si les honnêtes citoyens peuvent se mouvoir sans contrainte, les personnes mal intentionnées également. D’où la menace que ferait peser Schengen sur la sécurité de la France et sur l’efficacité de la lutte antiterroriste…

Pour finir d’instruire ce procès à charge, il serait possible d’ajouter les ratés de la sécurité européenne. Par exemple, Salah Abdeslam, le suspect numéro 1 des attentats du 13 novembre [depuis arrêté à Molenbeek le 18 mars, ndlr], est parvenu à sortir du territoire français. Repéré à Bruxelles, il avait été contrôlé auparavant par la gendarmerie de Cambrai. Il avait en effet été signalé par la police belge au Système d’information Schengen, mais pour des faits de droit commun. En conséquence, il a été libéré par les militaires au bout d’une demi-heure, les autorités belges n’ayant pas précisé la conduite à tenir. Cet incident viendrait apporter le dernier clou au cercueil en confirmant le fait que Schengen est, ou plutôt serait, purement et simplement inconciliable avec la lutte antiterroriste.

… ou (euro) compatible avec les impératifs de l’antiterrorisme?

Néanmoins, ce serait aller un peu vite en besogne d’affirmer que Schengen –symbole d’une liberté dévoyée– ne serait pas conciliable avec la lutte antiterroriste. Avant toute chose, il importe de lever une ambiguïté. Schengen est dépeint comme l’incarnation de la liberté. Toutefois, il n’est pas que cela. Historiquement, le traité de Schengen visait à créer un espace sans frontières intérieures entre les États membres de ce qui allait devenir, en 1992, l’Union européenne.

Or, la chute du mur de Berlin en 1989 et les craintes provoquées par l’effondrement du bloc soviétique deux ans plus tard ont conduit les ministres de l’Intérieur à adjoindre un volet sécuritaire. D’ailleurs, ces craintes –celles de la mafia russe en expansion et de l’immigration clandestine incontrôlée (déjà!)– allaient jeter les fondements d’une Europe de la sécurité. Autrement dit, cette Europe qui émerge au début des années 1990 succède, ou du moins, se superpose à celle de 1957 désireuse de créer un grand marché économique et de supprimer les contrôles vus comme des entraves injustifiées au commerce.

En d’autres termes, si Schengen représentait la liberté, il tend, depuis 1990, à incarner également la sécurité. C’est d’ailleurs précisément sur la base des mesures compensatoires au déficit de sécurité généré par la suppression des frontières dans un espace de libre circulation unifié que le Système d’information Schengen (SIS) a été instauré. Il s’agit d’une base de données regroupant des informations sur les personnes recherchées dans les différents États de l’Union, y compris les terroristes.

Signe des temps, les préoccupations sécuritaires n’ont fait que s’amplifier des années durant, si bien que la sécurité est devenue une préoccupation spécifique de l’Union. Après les attaques contre les tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001, la sécurité est désormais un objectif en soi et non plus une mesure compensatoire visant à combler ce déficit sécuritaire. Ces attentats sont alors l’occasion pour l’Union d’élever le niveau de sécurité, celle-ci étant devenue un objectif propre, un but autonome de la construction européenne, même si le chemin pour ce faire est long et surtout sinueux.

Les (in)succès sécuritaires de l’UE

Cet intérêt pour la sécurité de la part de l’Europe s’est accru régulièrement à la suite des attentats de Madrid de 2004 puis ceux de Londres en 2005. Les attaques de Paris de 2015, qu’il s’agisse de celles de janvier ou de novembre, alimentent toujours plus la dynamique de l’intégration européenne à l’œuvre depuis plus d’une décennie. Autrement dit, elles n’ont fait qu’accélérer le mouvement, par exemple en permettant à l’Union de se doter dans les temps de ce Centre européen pour la lutte antiterroriste (ECTC), plate-forme d’Europol visant à faciliter l’échange d’informations entre les services de renseignement, ou encore de la fameuse directive PNR. Ce texte, en passe d’être adopté définitivement par le Parlement européen, est l’illustration de ce tour de vis sécuritaire entrepris avec la bénédiction de la France. Même si l'efficacité du dispositif reste à démontrer, il est destiné à assurer une surveillance à l’échelle de l’Union des vols intracommunautaires.

Il reste beaucoup
à faire pour que l'Europe de l’antiterrorisme rattrape son retard sur l’Europe du terrorisme

Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres. Il reste, en effet, beaucoup à faire pour que l'Europe de l’antiterrorisme rattrape son retard sur l’Europe du terrorisme. Les avancées européennes sont parfois timides, voire balbutiantes. L’équipement de l’ensemble des postes-frontière d’un accès en temps réel aux bases de données de sécurité européennes se fait attendre, de même d’ailleurs que l’interconnexion de ces bases entre elles ainsi qu’avec le système d’Interpol destiné à identifier les faux documents.

À qui la faute? Au premier chef, aux États eux-mêmes. Un rapport du Coordinateur européen pour la lutte antiterroriste publié peu après les attentats de novembre souligne que, concernant le fichier d’Europol rassemblant les informations sensibles sur les candidats au djihad désireux de partir au Moyen-Orient, 50% des données étaient fournies par seulement cinq États membres.

Sans réelle implication de leur part, le Centre européen pour la lutte antiterroriste, inauguré en grande pompe, risque de connaître le même destin. Les services de sécurité des États, principaux pourvoyeurs d’informations de ce centre ne disposant pas de capacités de collecte en propre, sont les artisans de son succès (ou de son échec). Dans une certaine mesure, ils sont tels des imperators romains qui, face au vaincu demandant grâce, tiennent son sort entre leurs mains.

«Les discours officiels relèvent ici de la vieille fable de la paille et de la poutre»: les propos de cet éminent spécialiste de Schengen, le professeur Labayle, illustrent toute l’ambiguïté des États vis-à-vis de ce dispositif et de l’Europe. Schengen est accusé de laxisme alors que l’UE, taxée d’inefficacité, ferait, pour sa part, montre d’attentisme. Il s’agit alors de brusquer cette Europe léthargique. Invitée à «se reprendre», elle apparaît comme faible face au terrorisme, et fragile à l’égard des crises qui la secouent, alors que Schengen se présente comme un espace vulnérable, inadapté à l’évolution de la menace. Pourtant, l’image véhiculée sur Schengen par les politiques au plan national est purement et simplement fausse, comme le rappelle avec justesse le chercheur Yves Pascouau, car elle oblitère le volet sécurité mis en place depuis 1990.

La symbolique d’un intérieur douillet et sécurisant

Ce discours, vilipendant une Europe impuissante sommée de se ressaisir, s’inscrit en contrepoint d’un autre, présentant l’État comme fort car doté de frontières robustes. En dépeignant un couple Europe/État de manière duale, fort/faible, actif/passif, résolu/hésitant, il permet de sortir du dilemme auquel les dirigeants politiques nationaux sont confrontés: préserver la souveraineté nationale tout en luttant efficacement contre le terrorisme. La solution consiste, dès lors, à opter en faveur de l’affirmation de l’autorité nationale.

Cette affirmation, que l’on retrouve par ailleurs en matière pénale, d’un État intransigeant mettant définitivement un terme à un prétendu laxisme à l’égard de la délinquance, met en scène une autorité soucieuse de répondre aux inquiétudes de la population, notamment en rétablissant les contrôles à des frontières nationales vouées aux gémonies. Fermer les frontières est un acte aussi inefficace qu’il est visible. Il s’agit d’un geste politique doté d’une symbolique puissante, donnant le sentiment d’un cocon préservé d’un extérieur dangereux.

Les hommes politiques sont enclins à rejeter toute contre-performance sur d’autres, l’Europe
ou Schengen
au premier chef

La stratégie est donc double. Il est question, d’une part, de prendre des mesures frappant les esprits et immédiatement applicables, à la fois autant sécurisantes qu’insécurisantes –ce qui, au demeurant, fait écho à la politique de la peur si bien décrite par Corey Robin. Il est question, d’autre part, de s’assurer d’une forte présence médiatique à travers des déclarations politiques, par exemple en enjoignant publiquement à l’Europe de prendre des décisions qui s’imposent et qu’elle tarde pourtant à prendre.

Une volonté des États compatible avec la lutte antiterroriste?

Le courage politique est une denrée rare à l’heure où l’opinion publique juge les hommes politiques par les résultats, ces derniers étant enclins à rejeter toute contre-performance sur d’autres, l’Europe ou Schengen au premier chef. Les États n’hésitent pas à marteler dans les textes juridiques que les États sont, en tout état de cause, les seuls et uniques responsables de la sécurité, mais leurs dirigeants cèdent bien volontiers aux sirènes d’une rhétorique bien connue du «C’est pas moi, c’est eux», en considérant que c’est à l’Union européenne de mettre un terme à ses atermoiements facteurs d’une insécurité généralisée. «C’est la faute à l’Europe, c’est la faute à Schengen!» Les bons mots d’un grand nom du droit européen, Denys Simon, reflètent bien la posture dans laquelle se trouve la France. Une France qui, sous état d’urgence, ne pourrait probablement pas adhérer à l’Union européenne.

Le courage politique est d’être aussi une force de proposition. Par exemple, quand la France se résoudra-t-elle à prendre l’initiative de suggérer l’idée une «fiche S» harmonisée à l’échelle européenne pour éviter des dysfonctionnements comme celui de Cambrai? Beaucoup de chemin reste à faire. Finalement, plutôt que de se demander si Schengen est compatible avec la lutte antiterroriste, ne pourrait-on pas s’interroger si la volonté des États et de leurs dirigeants est réellement compatible dans la lutte antiterroriste?

The Conversation

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