Économie / Monde

La chute du «roi du bon temps» indien, symbole du capitalisme de connivence

Vijay Mallya, jadis roi de l’alcool, de la bière et du transport aérien en Inde, a longtemps bénéficié d’un soutien aveugle de la part des banques publiques. Sa déroute illustre les dérives d’un système où les hommes d’affaires richissimes et politiquement bien connectés peuvent –presque– tout se permettre.

Vijay Mallya à Mumbai le 4 février 2016 | STRDEL/AFP
Vijay Mallya à Mumbai le 4 février 2016 | STRDEL/AFP

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Non, ne dites pas que Vijay Mallya, le flamboyant homme d’affaires empereur (enfin, de moins en moins) de l’alcool et de la bière en Inde, a fui le pays. S’il est parti la veille du jour où ses banques créancières demandaient à la justice de saisir son passeport, c’est simplement parce que ses affaires l’obligent à voyager beaucoup. Et s’il n’est pas rentré en Inde vendredi 18 mars pour répondre à la convocation de l’Enforcement Directorate, agence de l’État indien spécialisée dans la lutte contre la criminalité financière, c’est parce qu’il avait d’autres obligations pressantes. Mais c’est promis, il reviendra bientôt, dit-il, pour répondre à toutes les questions qu’on veut lui poser et régler ses affaires en suspens.

Bien peu de gens, en fait, parieraient sur son retour rapide au pays. Dur, dur pour celui qui symbolisait voici encore peu l’Inde triomphante et les rêves de consommation de ses classes moyennes émergentes, celui qui était autant courtisé par les banquiers, qui lui prêtaient sans compter, que par les milieux politiques. Connu pendant les années fastes comme le «roi du bon temps» («King of Good Times»), sa chute fracassante prend aujourd’hui des allures de symbole du «capitalisme de connivence» qui sévit en Inde.

Dans son malheur, Vijay Mallya va quand même souffrir un peu moins que l’exilé moyen. On le croit réfugié en Grande-Bretagne, où il possède des résidences de grand luxe à Londres et dans la campagne anglaise, sans compter, dit-on, un château en Écosse. Ses autres domiciles incluent New York, San Francisco, Le Cap et l’île Sainte-Marguerite, en face de Cannes. Selon les sources, on lui attribue entre quinze et vingt-cinq résidences de rêve autour de la planète, dont plusieurs en Inde, inaccessibles provisoirement –et peut-être définitivement, puisque les créanciers veulent les vendre.

Afficher une richesse extravagante était pour l’homme d’affaires plus qu’un goût personnel: une obligation professionnelle. Le coup de génie de Mallya a été d’incarner la soif de consommation et les rêves d’enrichissement des Indiens des années 2000. Et de bâtir son image personnelle au service de ses principaux produits, la bière et l’alcool, des secteurs où il dominait le marché indien avec ses 1,3 milliard d’habitants. En buvant une bière Kingfisher, le consommateur pouvait s’imaginer partager un brin de son incroyable train de vie –et tant pis si les esprits grincheux trouvaient scandaleux un tel étalage de richesse dans un pays où des centaines de millions de personnes ne se nourrissent pas correctement.

Allures de playboy

Pour alimenter cette machine à rêve, le «roi du bon temps», 60 ans, qui arbore un diamant à l’oreille, n’a reculé devant aucun sacrifice. Outre ses résidences des mille et une nuits, Mallya s’est doté d’une flotte de jets personnels, d’un yacht de 95 mètres de long, de la meilleure écurie de chevaux de course d’Inde, etc. Il s’est offert une équipe de cricket de premier plan et possède près de la moitié de l’écurie indienne de Formule 1 Sahara Force India. Une écurie dans laquelle il faut souligner que Mallya est le partenaire le plus respectable: son copropriétaire, Subrata Roy Sahara, est en prison depuis deux ans pour des fraudes financières massives.

À cela s’ajoutent tous les éléments d’une vie glamour qui le fait figurer depuis des années à la une des pages people de la presse indienne: soirées somptueuses sur son yacht ou dans ses villas, où on le voit au bras de stars de Bollywood, collections en tous genres… Mallya, qui proclame haut et fort sa fierté d’être indien, a même dépensé des millions de dollars pour racheter à l’étranger des objets emblématiques comme l’épée de Tipu Sultan, héros de la lutte contre les Britanniques au XVIIIe siècle, ou des reliques du Mahatma Gandhi. Et sa passion pour les petits plaisirs de la vie n’empêche pas la spiritualité: aucun avion de sa compagnie n’entrait en service sans avoir survolé le temple de Tirupati, qu’il vénère particulièrement, pour s’attirer la bienveillance des dieux.

La liste des délits suspectés est longue: fraude fiscale, blanchiment d’argent, chèques sans provision, diversions illégales de fonds entre compagnies...

Appuyé sur cette stratégie marketing personnalisée, Vijay Mallya a édifié un véritable empire. À partir du relativement modeste groupe de spiritueux UB Group hérité en 1983 à l’âge de 28 ans à la mort de son père, Mallya, redoutable homme d’affaires sous ses dehors de playboy, a réalisé une spectaculaire croissance. En trente ans, sa production d’alcool a été multipliée par trente-cinq. Propulsée par un endettement massif, sa stratégie agressive lui a permis de réaliser de très grosses acquisitions comme, en 2007, le whisky Whyte & Mackay pour 1,2 milliard de dollars. À la fin des années 2000, Mallya dominait largement le marché indien de l’alcool avec United Spirits et celui de la bière avec United Breweries (bière Kingfisher entre autres).

Cette impressionnante «success story» aurait pu continuer de plus belle si l’homme d’affaires indien n’avait pas voulu imiter de trop près son «modèle»: Richard Branson, le Britannique qui lui aussi a bâti ses affaires autour d’une personnalité extravertie, se passionne pour la F1... Voilà donc qu’en 2005, comme Branson, Mallya se lance dans le transport aérien. Il crée Kingfisher Airlines, qu’il positionne comme une compagnie haut de gamme offrant un service de première classe sur un marché aérien indien encore balbutiant qui impose des tarifs faibles. Gérée en dépit du bon sens, la compagnie perd très vite beaucoup d’argent. Fin 2012, Kingfisher interrompt ses vols, qui ne reprendront jamais. La compagnie laisse des impayés vis-à-vis de tout le monde: ses salariés, les constructeurs d’avions, les aéroports, le fisc, les compagnies pétrolières, et surtout les banques.

Tycoon déchu

Pour financer son aventure aérienne, Mallya a en effet multiplié les lignes de crédit et les octrois de garanties par les compagnies saines de son groupe et par lui-même personnellement. Au point de mettre tout l’ensemble en danger. Le tycoon déchu doit alors céder son empire pan par pan. United Spirits, le joyau du groupe, est aujourd’hui contrôlé par le britannique Diageo, tandis que United Breweries l’est par Heineken.

Simultanément, les enquêtes sur ses activités se multiplient. Une fois dans les lieux, Diageo charge la firme d’audit PriceWaterhouse d’analyser les transactions opérées au sein du groupe Mallya. Estimant que de l’argent a été détourné vers d’autres entités du groupe, Diageo demande à Mallya de quitter la présidence de United Spirits, qu’il avait conservée. Plus grave, toutes les autorités indiennes possibles et imaginables ouvrent des enquêtes: cela va de l’Enforcement Directorate au fisc en passant par la tutelle boursière ou les diverses brigades financières de la police. La liste des délits suspectés est longue: fraude fiscale, blanchiment d’argent, chèques sans provision, diversions illégales de fonds entre compagnies, etc. Les mouvements de fonds à destination d’entités étrangères du groupe suscitent notamment l’intérêt des enquêteurs.

Parmi les nombreuses questions posées par le scandale, l’attitude des banques publiques indiennes est l’une des plus explosives. Celles-ci ont prêté massivement à Mallya alors même que sa compagnie aérienne était déjà en grande difficulté. Une banque nationalisée, IDBI, a par exemple octroyé l’équivalent de 130 millions d’euros supplémentaires contre l’avis de son comité de crédit et en infraction avec les règles internes de la banque. Un consortium de banques publiques a accepté de transformer des créances en capital peu avant l’effondrement de Kingfisher Airlines en payant une prime importante sur la valeur des actions…

Ces établissements bancaires, en outre, ont fait preuve d’une étonnante passivité depuis la fermeture de la compagnie aérienne. Il aura fallu trois ans pour qu’ils se décident à pousser activement leurs efforts de récupération de leurs fonds. En novembre 2015, dix-sept banques nationalisées, menées par la plus grosse d’entre elles, State Bank of India, ont officiellement déclaré Mallya responsable d’une faillite frauduleuse («wilful defaulter»). Elles lui réclament collectivement 1,2 milliard d’euros, chiffre qui n’inclut pas les créances d’autres origines.

Entreprises tolérantes

L’affaire Mallya apparaît ainsi comme emblématique du capitalisme de connivence qui fait des ravages en Inde. Vijay Mallya était un personnage de premier plan, tant par sa fortune, dont il savait faire profiter ses nombreux amis, que par son entregent politique. Il avait même réussi à se faire élire à la chambre haute du Parlement, équivalent indien du Sénat, à laquelle il appartient toujours. Comme le raconte l’analyste Shekhar Gupta, prêter à Mallya était devenu «un trophée» pour les banquiers publics, qui rivalisaient pour se faire inviter à ses fêtes, où ils fréquentaient «les personnes les plus sexy, les plus puissantes et les plus célèbres du pays, des stars de cinéma et des top modèles jusqu’aux politiciens et hauts fonctionnaires, ainsi qu’aux journalistes les plus importants et aux barons des médias». Tout cela, estime un éditorial du 10 mars du quotidien économique Business Standard, constitue «un exemple de la façon dont le capitalisme de connivence s’est profondément implanté dans le pays et dont les banques traînent les pieds quand il s’agit de grands noms», banques qui, selon le journal, vont devoir «répondre à beaucoup de questions».

L’aura de Mallya lui a d’ailleurs valu de bénéficier d’une étonnante tolérance de la part de plusieurs grandes entreprises européennes. Diageo a accepté récemment d’abandonner les poursuites à son encontre et même de lui verser 75 millions de dollars pour qu’il se retire enfin complètement de United Spirits. Mallya est encore aujourd’hui président (non exécutif) des filiales indiennes de l’allemand Bayer et du français Sanofi. Au sein du groupe pharmaceutique français, où l’on a longtemps soutenu qu’il n’y avait pas de problème Mallya puisqu’il n’était pas juridiquement disqualifié pour tenir un rôle d’administrateur, on souligne désormais que son mandat arrivera à échéance fin avril et que «le conseil d’administration de Sanofi India saura prendre les décisions appropriées […] pour préserver l’image et la réputation de Sanofi».

Si Mallya revient en Inde et se livre à un grand déballage, le résultat pourrait être explosif. Comme il l’a rappelé le 10 mars sur Twitter depuis son «exil», il a conservé les détails de toutes les «faveurs» accordées au fil des années aux «patrons des médias». Gageons qu’il a fait de même pour les hommes politiques, hauts fonctionnaires et autres businessmen de ses relations…

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