Monde

Les migrants économiques sont devenus la mauvaise herbe de l'Europe

Avec l'arrivée massive de réfugiés syriens, le Vieux Continent se ferme rapidement à toutes les autres formes d'immigrations. En tâchant de sous-traiter au maximum le problème.

Un migrant erythréen à Pouilly-en-Auxois en février 2016 I JEFF PACHOUD / AFP
Un migrant erythréen à Pouilly-en-Auxois en février 2016 I JEFF PACHOUD / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

Peut-être évoquera-t-on les «bétaillères», à propos du projet turco-européen de rapatriement des migrants, du nom donné par les Africains à ces avions incertains, à ces navires sans âge qui cabotent au plus près, d’une escale l’autre, sur le continent noir, sans grand souci du confort de leurs passagers. L’image s’impose, tant ce plan tient du ramassage d’êtres humains. Si les négociations, officialisées les 7 et 8 mars à Bruxelles, aboutissent, la Turquie devrait se voir confier, moyennant fortes finances, l’expulsion des migrants qui réussissent à gagner les îles grecques depuis son territoire.

Le but recherché par Angela Merkel, initiatrice de ce projet titanesque, avec le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu? Déplacer le phénomène migratoire, en «externaliser» la gestion hors des frontières de Schengen; maintenir en Turquie le plus possible d’arrivants, et les adjoindre aux 2,8 millions de réfugiés syriens déjà abrités sur place dans les camps du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR); tenter d’assécher le flux de tous ceux qui se lancent dans la traversée de la mer Égée, et qui sont encore près de deux mille par jour, malgré les conditions hivernales, et ainsi priver les mafias de passeurs de leur activité délictueuse; venir récupérer en Grèce-même ceux qui ont réussi à gagner ses îles; enfin, reconduire dans leurs pays d’origine, par la constitution d’une armada de ferries et d’avions charters, tous ceux qui ne rempliraient pas les conditions d’un statut d’asile, en Europe.

La politique du «un pour un»

Une partie de ce plan est déjà vivement critiquée par l’ONU, des juristes et les grandes associations humanitaires, tant elle paraît contrevenir aux chartes internationales sur les droits de l’homme et l’accueil aux réfugiés de pays en guerre. Elle tient de l’échange. Du «marchandage», même, entend-on: pour un Syrien récupéré en Grèce, un Syrien bloqué en Turquie obtiendrait, après enregistrement et vérification de son état de réfugié, le droit de rejoindre un pays européen, dans des conditions normales de voyage. Un tel ballet de transfuges a déjà un nom: la politique du «un pour un».

Les autres parties du projet Merkel font l’objet de beaucoup moins de discussions. Elles paraissent avoir été spontanément avalisées par toutes les parties du sommet de Bruxelles. On sent même à leur propos une certaine impatience. Elles concernent le sort de tous ceux qui ne pourraient prétendre, aux frontières européennes ou dans les bureaux d‘accueil, au statut de réfugié, soit parce qu’ils ne sont pas Syriens –voire Irakiens, et encore parfois Afghans–, soit parce qu’ils ne sont pas originaires d’un autre pays en guerre, ou encore d’un territoire permettant la pratique de mauvais traitements. En gros, les migrants dits économiques. Une notion qui s’est beaucoup étendue, tout au long de l’année 2015, dans les flots d’étrangers qui se pressaient aux différentes frontières du continent.

Les migrants économiques sont souvent décrits comme les mauvaises herbes du sillon des réfugiés. Ils en gonflent artificiellement le nombre. Ils en sont les usurpateurs

À leur égard, les opinions et les gouvernements européens sont à bout de compréhension. Ce qui autrefois passait encore pour digne, en tout cas pour normal –quitter son désert de misère pour gagner un pays plus riche afin de tenter de s’y donner une vie meilleure–, ce qui hier faisait de l’immigration un partenariat naturel de bien des pays européens, est devenu souvent insupportable à bien des esprits européens, depuis la crise migratoire.

La ruée vers une vie meilleure

Les migrants économiques sont souvent décrits comme les mauvaises herbes du sillon des réfugiés. Ils en gonflent artificiellement le nombre. Ils en sont les usurpateurs. Ils ont souvent jeté leurs papiers d’identité, se disent Syriens eux-aussi, ou se prétendent citoyens d’un autre pays en guerre. Ils ont toujours une famille, qui les attend au bout du voyage, dans une diaspora de Londres ou de Rotterdam, et espèrent ainsi profiter du droit au regroupement familial. Ils voyagent désormais en groupe, femmes, enfants, bébés, souvent, et cherchent à attendrir, au moins les caméras des JT. On trouve même parmi eux de plus en plus de mineurs isolés, même de gamins avançant seuls, sur les routes du désespoir tiers-mondiste, envoyés, prétend-on, par des parents mal intentionnés.

Quand Angela Merkel a annoncé, l’été dernier, que l’Allemagne ne refoulerait pas les demandeurs d’asile, et qu’elle pouvait en accueillir un million, et même les intégrer au modèle social et économique national, des dizaines de milliers de migrants économiques, ou catalogués comme tels par les offices d’immigration, se sont précipités de partout, autour de la mer Egée, pour tenter leur chance. 

Les mois passant, à mesure que les «hot spots», ces centres de tri, montés en urgence sur les côtes italiennes et grecques trouvent leur rythme de fonctionnement, à mesure que dans les villes du continent, les bureaux d’enregistrement apprécient le phénomène avec un certain recul, il apparaît que, certains mois, les migrants économiques ont été certainement aussi nombreux, dans les camps, les files d’attente, ou devant les grillages de frontières fermées, que les Syriens pouvant prétendre au droit d’asile. Lorsque les comptes seront clos, ce pourcentage se fixera autour de 40%, sur l’année et demie du «choc migratoire».

Déplacer une montagne

L’Allemagne d’Angela Merkel n’aura pas accueilli un million de réfugiés, en 2015, lorsque toutes les procédures administratives et juridiques auront été menées à terme, mais plus vraisemblablement autour de 500.000. Sur les 1,3 million de personnes ayant remonté la route des Balkans, l’an dernier, la moitié ne remplissent pas les conditions permettant de leur accorder un statut de réfugié. Selon la Commission européenne, pour l’année 2014, c’est-à-dire avant même la récente explosion des arrivées, 470.000 nouveaux «illégaux» avaient été comptabilisés sur le sol des 28. Seuls 192.000 pouvaient prétendre y demeurer provisoirement, à un titre ou un autre, selon les règles du droit d’asile.

En 2015, Frontex a déjà organisé 48 vols de relégués, notamment vers le Nigéria, le Kosovo, la Colombie. Sont privilégiés «les vols conjoints», qui font le tour de l’Europe. Montant de la tournée: 96.000 euros

C’est dire si ce chapitre du plan Merkel-Davutoglu vise à déplacer une montagne. L’armada turque devrait d’abord reconduire les demandeurs d’asile bloqués en Grèce, puis organiser leur rapatriement, toujours au nom de l’Union européenne, dans leurs pays d’origine. Elle pourrait aussi se charger d’exécuter les retours depuis les différentes capitales européennes, au titre des accords de Berlin, qui permettent à un état de renvoyer ses clandestins indésirables dans le pays par lequel ceux-ci sont entrés sur le continent. Essentiellement, l’Italie et la Grèce. Après une brève escale, pour respecter les obligations du droit, les expulsés seraient ensuite convoyés jusqu’à leurs points de départ.

Discrètes reconduites

Les discussions de Bruxelles sont des plus discrètes sur les conditions de cette énorme machinerie. Les chancelleries ont encore en mémoire la mésaventure du «charter des 101 Maliens», affrété, en 1986, par le ministre français de l’Intérieur, Charles Pasqua. «Sans-papiers» menottés, qui se débattent, à l’aéroport d’Orly, puis encore à bord du DC 8 pour Bamako. Le lendemain, manifestations de protestation dans les rues de Paris. Polémiques de presse; interpellations du gouvernement à la Chambre… Les «reconduites» sont d’un maniement fort délicat, c’est pourquoi les 28 cherchent à coordonner leurs actions, en renforçant le rôle de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières de Schengen, et en donnant à celle-ci une sorte de sous-traitant général. La Turquie.

En 2015, Frontex a déjà organisé 48 vols de relégués, notamment vers le Nigéria, le Kosovo, la Colombie. Sont privilégiés «les vols conjoints», qui font le tour de l’Europe, avant de mettre le cap sur leur destination finale. À un coût important: un appareil ainsi affrété s’est posé successivement en Espagne, en Autriche, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Pologne et enfin en Bulgarie, pour filer ensuite jusqu’au Pakistan. Montant de la tournée de ramassage: 96.000 euros. Rien que dans l’avion, ou autour de lui, il a fallu pas moins de 80 agents de sécurité.

Accords de retour

Ces dernières années, nombre de capitales émettrices de migrants rechignaient encore à récupérer leurs ressortissants. Des vols ont dû garder à bord leurs passagers, faute d’autorisation de débarquement. Les mêmes arguments, qui valent à Berlin ou à Copenhague pour refuser un titre d’asile, sont mis en avant à Alger ou à Islamabad. Défauts d’identité ou de documents consulaires. Mauvaise volonté aussi. Les migrants économiques sont connus de leurs autorités pour permettre des rentrées de devises, et on les préfère, dans tous les pays pauvres, en séjour à l’étranger. Il arrive aussi, en Afrique notamment, qu’aussitôt revenus, les ex-clandestins se retrouvent en prison… pour avoir quitté le territoire national illégalement.

Jusqu’à un passé récent, même la Turquie refusait d’autoriser le débarquement de ses propres ressortissants, renvoyés par la Grèce, malgré l’existence d’un accord bilatéral, signé en 2002. Aussi tant la Commission que l’Allemagne et les États les plus touchés par le phénomène migratoire de 2015 (Suède, Autriche, Hongrie) multiplient-ils, ces derniers mois, les «accords de retour». Vingt-deux ont été signés, avant janvier, par la Commission européenne, dans la perspective du plan Merkel du Grand éloignement. Longtemps réticentes, Alger et Tunis ont fini par s’incliner, et les vols, les ferries parviennent désormais à remettre leurs cargaisons à leurs légitimes destinataires.

Sur la liste des pays d'origine sûrs

Les mêmes perspectives de ce plan turco-européen, initié, en fait, en secret, depuis l’été dernier, doit entériner la volonté de la plupart des états continentaux de simplifier les distinctions entre réfugiés potentiels et migrants économiques. La guerre de Syrie a déplacé l’appréciation sur les mauvais traitements et privations, que risquaient, chez eux, ceux qui viennent demander asile. Elle a provoqué leur territorialisation. 

Le porte-parole du HCR, William Spindler, a beau rappeler que «le statut de réfugié n’est pas accordé en fonction de la nationalité, mais de la persécution», l’Europe, depuis 2015, a tendance à ne plus entrevoir l’état de «personne en danger» qu’au travers des seuls Syriens, et marginalement, des Irakiens et des Afghans, qui se présentent à ses frontières. Les mille et une nuances de statuts, d’histoires personnelles, de pays «gris», entre guerre et paix, sont plus négligées qu’avant. Même les Érythréens, qui ont fui l’une des pires dictatures de la planète, peuvent, ici ou là, n’être considérés que comme des migrants économiques. Même chose pour les Burundais, tentant d’échapper à l’oppression, ou les Ethiopiens, victimes de la pire des sécheresses alimentaires depuis cinquante ans.

Merkel a averti que l’Allemagne accueillerait de très nombreux demandeurs d’asile, à la condition que les Kosovars et les Albanais soient comptés au nombre des citoyens de pays respectant les règles démocratiques

Depuis des années, les querelles juridico-humanitaires entre les avocats, les associations, les églises, et les ministères de l’Intérieur ont souvent ralenti, par des controverses et la multiplication des recours, le renvoi chez eux de ceux qui n’étaient pas éligibles au droit d’asile. En France, le conseil d’administration de l’Office français pour les réfugiés et les apatrides (Ofpra) conteste la position du Conseil d’État, qui, à plusieurs reprises a considéré que des Kosovars pouvaient encore prétendre être admis parmi les réfugiés. Chacun des États européens, au moins des plus démocratiques, tenait à jour une liste de «pays d’origine sûre» (POS), définition qui a pour principal effet de priver à peu près à coup sûr leurs ressortissants du droit à séjourner. Et donc de favoriser leur éviction.

Naïveté ou hypocrisie?

Eh bien, ces listes s’allongent. Dès l’été dernier, Angela Merkel a averti que l’Allemagne accueillerait de très nombreux demandeurs d’asile, à la condition que les Kosovars et les Albanais, qui encombraient ses centres d’accueil et ses cours de justice, soient comptés au nombre des citoyens de pays respectant les règles démocratiques. À la suite de quoi, les migrants des Balkans ont perdu toutes chances de persuader les agents d’Autriche, de Suisse ou de Belgique des dangers que courraient leurs existences, prison, interdiction de s’opposer, viols systématiques des femmes, etc.

C’est fou comme la carte du monde a changé, depuis 2015, du point de vue européen. Au pessimisme philosophique de l’après-guerre sur l’état de la planète, a succédé une vision de bisounours. Ou d’hypocrites. De faux naïfs ayant tendance, dans la liesse générale, à croire les libertés désormais étendues à l’Afrique, au Pakistan, à la Russie. Dernières acquisitions de ce club du tiers-monde démocratique, saluées par les capitales européennes: l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, qui vont prochainement figurer sur la plupart des listes de POS. Le mouvement était amorcé, mais les répercussions des agressions collectives de la Saint-Sylvestre, à Cologne, imputées principalement à des Maghrébins, favorisent son intensification. Preuve, s’il en fallait encore une, que le plan Merkel a l’ambition de nettoyer en profondeur.

En savoir plus
cover
-
/
cover

Liste de lecture