Culture

Depuis l'Antiquité, l'incorrigible fascination du héros badass

La fiction n'a pas attendu «Deadpool» ou l'apparition du terme badass dans les années 1950 pour admirer les personnages qui décapent les normes établies.

Le héros Deadpool I Copyright Twentieth Century Fox
Le héros Deadpool I Copyright Twentieth Century Fox

Temps de lecture: 5 minutes

Après une pléthore de faux départs, le fameux Deadpool, reconnaissable à son costume en lycra rougeoyant, a fini par conquérir avec aplomb les salles obscures de la planète. Depuis sa sortie, le long métrage de Tim Miller consacré à ladite figure marvélienne –laquelle est portée à l’écran par la prestation à la cool de Ryan Reynolds– a déjà récolté plus de 700 millions de billets verts au box-office mondial. Un score renversant, en somme. 


En France, ce sont plus de trois millions de curieux qui ont succombé à ce antihéros, mercenaire azimuté, trash et franc du collier, capable d’assener des vérités crues en un tournemain et d’empaler ses ennemis entre deux poses hypes. De blogs en journaux jusqu'aux réseaux sociaux, un qualificatif est revenu en boucle pour signifier son comportement et sa personnalité: badass.


Il ne vous aura pas échappé que ce mot anglais, à la fois adjectif et substantif, s’est démocratisé depuis plusieurs années dans le langage courant. «Traditionnellement, on lui associe les qualificatifs suivants: sûr de soi, méchant, macho, cool, dur à cuire, arrogant, insensible, impassible, courageux et j’en passe», explique Jim Taylor, professeur de psychologie à l’université de San Francisco. D’après le Random House Historical Dictionary of American Slang (dictionnaire argotique datant de 1994), le mot en question –jugé au départ comme étant très péjoratif – a été attesté en tant qu’adjectif en 1955, en tant que nom en 1956 et en tant que verbe au milieu des années 1970.

Cool et punchline

Mais il a sûrement dû émerger sous des formes différentes, au détour d’autres langues vernaculaires, ici et ailleurs. Car entre anti-héros et vrais rebelles, la badasserie n'a rien d'un phénomène moderne. «Je crois que c’est quelque chose d’inné, qui nous appartient et qui, avec l’âge, se précise ou non selon les individus», note sérieusement Jim Taylor. Les durs à cuire de l’acabit de Sam Spade, Snake Plissken ou Tyler Durden, pour n'en citer que quelques-uns, ne sont que les héritiers d’une longue tradition comportementale.

«Il y aura toujours des gens pour applaudir aux exploits et aux bons mots d’un bon personnage de fiction badass, estime le journaliste Philippe Guedj. Il est là pour nous renvoyer la figure cool, roi de la punchline, que nous aimerions tellement être dans la vie de tous les jours et pour apporter une efficacité immédiate à la trame.»

Dès l’antiquité, certains héros se distinguent par leur jusqu’au-boutisme inébranlable. Parmi eux: Héraclès, demi-dieu à la force pantagruélique qui, entre autres travaux, a réglé son compte à l’Hydre de Lerne, au Lion de Némée et aux nombreux oiseaux du lac Stymphale avant d’enchaîner le redouté Cerbère au cœur des Enfers ou encore Ulysse.

«C'est le tout premier badass de la littérature, remarque Jennifer Lesieur, journaliste littéraire pour le site metronews [publication à laquelle collabore également le rédacteur de l'article Mehdi Omaïs, ndlr]. Dans L’Odyssée d’Homère, il met dix ans à regagner son île d’Ithaque, à se bagarrer contre la quasi-totalité des monstres mythologiques –cyclopes, sorcières, sirènes– (…) Et même si sa femme Pénélope a eu la gentillesse de l’attendre fidèlement pendant tout ce temps, il tue tous les prétendants de celle-ci à la fin.» 

Déterminisme absolu

À l’instar de Lancelot du Lac, de Robin des Bois ou d’une flopée de preux moyenâgeux, ils sont nombreux à travers les temps à avoir castagné avec classe pour, au fond, faire briller les beaux yeux d’une demoiselle. «Se battre pour une femme rend le badass un peu plus sexy», insiste Lesieur, amusée.

Sans pour autant refaire l’histoire du monde, on remarquera que, de la rébellion organisée par Taira no Masakado contre le poste de gouvernement de la province d'Hitachi en 939 aux exploits de William Wallace pendant les guerres indépendantes d’Écosse à la fin du XVIIIe siècle en passant par les prouesses du pilote de motocross Jeremy McGrath dans les années 1990, le badass, quel qu’il soit, fascine à plus d’un titre. Sûrement parce qu’on aimerait tous partager –au-delà des actions, parfois négatives, qu’il peut mener– son courage, sa manière de neutraliser sa peur, sa liberté, son humour qui arrive toujours à point nommé… 

«Ce qui est fascinant avec les personnages badass, c’est le déterminisme absolu dont ils font preuve, souligne Jean-Victor Houët, contributeur pour le blog Cloneweb.net. Je pense que c’est la raison pour laquelle on les aime autant: ils ne reculent devant rien, sont d’une intégrité et d’une franchise totales, et n’hésitent pas à défoncer littéralement les codes sociaux et les interdits pour arriver à leurs fins.»

Le combat des femmes

Attention néanmoins de croire que les femmes sont exclues. «Ma mère qui, dévorée par le cancer, s’est battue pour rester en vie afin d’assister à mon mariage, était une badass», expliquait en 2010 Jim Taylor le temps d’un article paru dans Psychology Today. De très nombreuses figurent historiques, à l’instar des Suffragettes, militantes de la Women's Social and Political Union qui luttèrent pour le droit de votes des femmes aux Royaume-Uni, ont marqué leur temps. Elles étaient, sans nul doute, des badass. Pêle-mêle: il y a eu aussi Jeanne d’Arc et son combat acharné contre les Anglais; l’abolitionniste et activiste Sojourner Truth; Rosa Parks, emblème de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis; Shirin Ebadi, avocate iranienne engagée et lauréate du Prix Nobel de la paix en 2003. Etc. La liste est tout aussi longue dans l’art. 

«La plus grande badass de la littérature est une petite bonne femme d’1,50 m, percée, tatouée, surdouée, déglinguée et très, très en colère: Lisbeth Salander, bien sûr!, lance Jennifer Lesieur. Sans elle, la trilogie Millénium de Stieg Larsson perdrait tout son sel, et son poivre. À côté, même Katniss de Hunger Games, badass girl de haute volée, paraît sage et policée.» 

On citera aussi volontiers Mattie Ross dans le roman True Grit de Charles Portis, Sidney Prescott (Scream), Sarah Connor (Terminator), Ellen Ripley (Alien), les chanteuses M.I.A., Rihanna (si, si…) et Beth Ditto ou la star des consoles, Lara Croft.

L'influence Tarantino

Suivant les personnes à qui on l’attribue, force est de constater que la teneur du mot badass ne cesse de fluctuer, de changer, d’évoluer. «Il n’existe pas de formule magique», insiste Herik Hanna, scénariste des bandes dessinées Bad Ass, qui a grandi avec Dirty Harry, Snake Plissken et Tequila Yuen. «Bogart qui lutte contre un amour perdu en tentant de tenir son bar à flots dans Casablanca, Alain Delon en mystérieux assassin silencieux dans Le Samouraï, John McClane enchaînant les vannes avant de plomber des centaines de terroristes ou Han Solo tirant le premier sous une table de bar… Tous ces mecs peuvent être considérés comme des badass.»

Selon Guedj, des cinéastes comme Quentin Tarantino ou Robert Rodriguez et «leur icoisation de la culture Grindhouse» ont largement contribué à démultiplier le terme badass. «Le portefeuille Bad Mother Fucker de Jules (Samuel L. Jackson) dans Pulp Fiction a particulièrement marqué les esprits il y a une vingtaine d’années», se rappelle Herik Hanna.


Trop de badass tue le badass?

Alors, essayons d’en inventer une de définition: œcuménique, globale, flamboyante. Et disons que le badass, c’est un riff de guitare de James Hetfield, le leader de Metallica, un passing shot gagnant de Rafael Nadal un jour de finale de Roland Garros, la multi-casquette de Jack London («Il fut pilleur d’huîtres, chasseur de baleines, chercheur d’or, correspondant de guerre, entre deux coups de poing et de gnôle», rappelle Jennifer Lesieur), le «Hasta la vista, Baby» de Terminator, le coup de tête de Zidane à Materazzi, le retour triomphal d’Edmond Dantès après quatorze années d’emprisonnement au Château d’If, la dégaine de Duke Nukem, héros du jeu vidéo homonyme, le couple Serge/Beate Klarsfeld, chasseurs de nazis («C’est l’aristocratie de la badasserie», reconnait Philippe Guedj) ou encore Walter White qui, dans Breaking Bad, fait péter le bureau de Tuco avec sa home made creation. Oui, badass, c’est tout ça. Et plus encore.

Dès lors, attention toutefois à ne pas sombrer dans une surexploitation dudit mot; lequel, depuis une bonne quinzaine d’années, est effectivement utilisé à tort et à travers dans la pop culture. Badass est devenu une sorte d’étiquette vendeuse pour attirer le chaland et écouler des films, des bouquins, des jeux vidéo ou des BD. 

«Cette labellisation me chagrine puisque, forcément, plus on prononce ce mot (et je plaide coupable, on l’a fait aussi sur le site Daily Mars), plus on le démystifie et on le banalise, regrette Philippe Guedj. La génération post Star Wars, qui est toujours au pouvoir culturellement, a en fait une “trademark” synonyme de cinéphilie anti-bourgeoise, de rébellion hors système. Mais lorsque certaines œuvres ne jouent que sur le chrome du badass et ses codes de surface en oubliant d’écrire un vrai personnage derrière, juste pour grappiller la hype des geeks sur les réseaux sociaux, c’est très gonflant.»

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