France

Les craintes des opposants de la loi El Khomri sont-elles fondées?

Décryptage à travers quatre points du texte: le licenciement pour «difficultés économiques», l'indemnisation, la majoration des heures supplémentaires et les congés exceptionnels.

«All work and no play makes Jack a dull boy» (photogramme extrait du «Shining» de Stanley Kubrick).
«All work and no play makes Jack a dull boy» (photogramme extrait du «Shining» de Stanley Kubrick).

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Pour ses opposants, qui ont rassemblé plus de 1,2 million de pétitionnaires sur internet et plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues le 9 mars, la «loi travail» portée par la ministre Myriam El Khomri «propose de revenir des années en arrière». Le site «Loi Travail: non, merci!» critique en ce sens vingt-deux mesures du projet de loi, projet que le gouvernement s’est par ailleurs déjà engagé à modifier. Nous en avons tiré quatre pour tenter de comprendre ce que changerait l’adoption du texte pour les salariés et de tirer (dans la mesure du possible d’un texte touffu et encore largement ouvert à interprétation) le vrai du faux des craintes des opposants.

1.LicenciementDes entreprises qui pourront licencier sans difficultés économiques?

Selon le site des opposants à la loi El Khomri, désormais, une entreprise pourra mener un plan social «sans avoir de difficultés économiques», avec pour simple motif «une baisse du chiffre d’affaire ou du montant des commandes pendant quelques mois».

C’est la «grande nouveauté du texte», selon Les Échos, et l’un de ses points les plus controversés: «écrire noir sur blanc ce qui peut et doit être considéré par le juge comme une difficulté économique». Plusieurs juristes, de même que le gouvernement, estiment que l’article en question ne vient que codifier la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation, jugée pas franchement défavorable aux salariés. Une jurisprudence qui pointait notamment que «la fluctuation normale des marchés, la réalisation d’un chiffre d’affaires moindre ou encore la baisse de bénéfices ne suffisent pas à caractériser des difficultés économiques justifiant un licenciement» mais aussi que «la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise est un motif économique autonome, qui peut justifier une réorganisation de l’entreprise [...] sans qu’il soit nécessaire d’invoquer des difficultés économiques ou des mutations technologiques».

Évaluer si la restructuration décidée par l’entreprise s’inscrit vraiment dans le cadre de «difficultés» dépendra notamment du pouvoir d’appréciation laissé au juge, le texte n’étant pas franchement précis sur leur ampleur. Il impose en effet aux partenaires sociaux de négocier un accord de branche fixant la durée nécessaire pour évaluer une baisse des commandes et du chiffre d’affaires (au moins un semestre) ou des pertes d’exploitation (au moins un trimestre); en cas d’absence d’accord, les durées minimales sont de un an et un semestre. En revanche, l’ampleur minimale de la baisse ou des pertes n’est pas précisée: «l’avant-projet se montre totalement imprécis sur l’importance que doit revêtir la baisse des commandes, du chiffre d’affaires et des pertes d’exploitation. [...] Il conviendrait à tout le moins que les partenaires sociaux se voient octroyer le droit de déterminer l’ampleur des indicateurs des difficultés économiques», jugeait récemment dans Les Échos l’avocat Patrick Thiébart. «J’ai envie de croire que le juge ne va pas estimer que le motif économique est rempli juste parce qu’il y aura eu une baisse de chiffre d’affaires de 0,1%», a estimé prudemment l’avocate en droit du travail Maï Le Prat, interrogée par L’Express.

2.Licenciement illégalDes salariés moins bien indemnisés?

Selon le site des opposants à la loi El Khomri, «en cas de licenciement illégal, l’indemnité prud’homale est plafonnée à quinze mois de salaire».

Vous êtes viré du jour au lendemain sans motif. Vous contestez la décision et renvoyez votre employeur aux prud’hommes. «Aujourd’hui, explique Frédéric Calinaud, avocat en droit du travail, le juge accorde des dommages et intérêts selon un double barème: au minimum six mois de salaire de dommages et intérêts (et aucun plafond) lorsque le salarié avait au moins deux ans d’ancienneté et travaillait dans une entreprise d’au moins onze salariés; une indemnisation selon son bon vouloir (sans plancher ni plafond) à défaut de l’un des deux critères, alors que le juge devrait indemniser en fonction du préjudice subi et donc prouvé».

Plus le juge estimait que vous aviez été floué, plus l’indemnité était importante. On ne voit pas bien quel est le problème, si abus il y a eu... Sauf que les employeurs se plaignaient de manière récurrente du risque que cette absence de plafond leur faisait prendre en cas d’embauche en CDI, et ces mêmes employeurs affirment que cette menace les dissuade d’embaucher.

Pour les rassurer, une première barémisation (tranches avec un maximum) par tranche d’ancienneté et en fonction de la taille de l’entreprise avait déjà été intégrée à la loi Macron, avant d’être retoquée par le Conseil constitutionnel, au motif que cette distinction en fonction de la taille de l’entreprise introduisait une inégalité entre les salariés.

La mesure revient dans le texte de l’avant-projet de loi El Khomri, sous une version remaniée. Cette fois, ce barème prend en compte uniquement l’ancienneté du salarié. Pour ceux qui ont passé moins de deux ans dans l’entreprise, le plafond sera désormais fixé à trois mois de salaire. Ce montant augmente ensuite progressivement jusqu’à vingt ans d’ancienneté et quinze mois de salaire. «Mais en l’état du texte, rien n’empêche le juge d’accorder d’autres dommages et intérêts, notamment pour un préjudice moral ou un préjudice distinct, souligne Frédéric Calinaud. Dans les contentieux, il est rare aujourd’hui que les demandes d’indemnisation ne concernent que le licenciement abusif. Il y a d’autres demandes comme des dommages et intérêts pour travail dissimulé, dépassements des durées maximales de travail, défaut de visite médicale d’embauche… Ainsi, sauf à étudier précisément le dossier du salarié que l’on est contraint de licencier, on reste dans l’inconnu quant au risque encouru devant le juge. Cette barémisation semble donc avoir très peu d’intérêt.»

3.Heures supplémentairesUne baisse de la majoration déjà existante

Selon le site des opposants à la loi El Khomri, «il suffit d’un accord d’entreprise pour que les heures supplémentaires soient cinq fois moins majorées».

Vous êtes sans aucun doute déjà au courant qu’en France, le temps de travail légal est de trente-cinq heures mais que, dans les faits, les salariés travaillent souvent plus. Ces heures supplémentaires sont majorées de 25% pour les huit premières et de 50% pour les suivantes. En clair, si vous travaillez quarante heures cette semaine, vos cinq heures sup’ seront payées au taux horaire plus 25%.

Mais un accord de branche ou d’entreprise (à condition qu’il ait été signé après la loi sur le dialogue social du 4 mai 2004) pouvait prévoir un taux de majoration inférieur, et ce taux ne pouvait être inférieur à 10%. Si la loi El Khomri passe, l’accord d’entreprise pourra désormais atteindre ce minimum peu importe sa date de signature. Donc, si des accords signés avant 2004 prévoyaient une majoration des heures supplémentaires inférieure à 25%, cette majoration sera applicable, explique Frédéric Calinaud. Mais dans les faits, une limitation limitée à 10% était donc déjà possible.

4.Congés exceptionnelsUn minimum à géométrie variable

Selon le site des opposants à la loi El Khomri, «la durée du congé en cas de décès d’un proche (enfant, conjoint-e, ...) n’est plus garantie par la loi».

Ce point est un bon révélateur des ambiguïtés et des complexités du texte. Le projet de loi relève le nombre minimal de jours de congés en cas de décès d’un proche à deux jours (auparavant, c’était un jour minimum, sauf pour un enfant ou le conjoint)... mais ce minimum ne s’applique qu’en cas d’absence d’accord de branche ou d’entreprise, qui peut donc fixer une durée inférieure (à supposer que les représentants des salariés l’acceptent...). La baisse de la durée des congés est donc improbable, mais pas impossible. À l’inverse, une hausse de la durée minimale du congé (qui passe d’un à deux jours pour un frère ou sœur, le père ou la mère, le beau-père ou la belle-mère) est probable mais pas certaine. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’ambition du texte est bien plus modeste que celui que le gouvernement voulait faire passer il y a encore un an.

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