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L’Arabie saoudite, destructeur en série du patrimoine culturel

Au Yémen depuis un an et dans la péninsule arabique depuis des décennies, l’Arabie Saoudite oblitère le patrimoine archéologique en toute impunité.

Destructions au Yémen après des bombardements saoudiens | MOHAMMED HUWAIS/AFP
Destructions au Yémen après des bombardements saoudiens | MOHAMMED HUWAIS/AFP

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Un «Yemen Day»? C’est la dernière «idée» du directeur du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, pour évaluer les destructions du patrimoine perpétrées par l’Arabie saoudite ses alliés et ses adversaires dans ce pays déchiré par une guerre civile. La proposition de Mikhaïl Piotrovsky n’est pas dénuée d’arrière-pensées politiques. L’Arabie saoudite est de fait un adversaire de la Russie en Syrie. Et, dans la même interview à The Art Newspaper, le directeur du musée d’État russe promeut aussi l’idée de reconstruire le site de Palmyre en Syrie, détruit par Daech.

Mais cette initiative a au moins un mérite: faire parler d’un pays dont la destruction de l’héritage architectural se déroule dans la quasi-indifférence depuis un an. Et c’est aussi l’occasion enfin de dénoncer l’impunité dont bénéficie l’Arabie saoudite, qui depuis des décennies détruit, avant tout sur son propre sol, le patrimoine historique en toute impunité.

Patrimoine mondial

Le Yémen est en proie depuis mars 2015 à une guerre civile devenue régionale entre sunnites et chiites. Le président Abd Rabbo Mansour Hadi a dû se réfugier à Aden, au sud du pays, et tente de reconquérir la capitale, soutenu par une coalition sunnite, menée par l’Arabie saoudite avec l’aide de huit pays arabes dont le Qatar, le Bahreïn, le Koweït, l’Egypte ou le Maroc… et même d’une poignée de mercenaires sud-américains! Dans la capitale, Sanaa, son prédécesseur, le président Ali Abdallah Saleh, appuyé par des séparatistes du sud chiites, les rebelles Houthis, tente de se maintenir difficilement avec l’appui de l’Iran et du Hezbollah libanais.

En janvier 2016, le premier bilan rendu public par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) des frappes de la coalition sunnite faisait état de 8.100 morts et blessés parmi les civils. Outre les victimes civiles, l’alliance menée par l’Arabie saoudite est aussi à l’origine de la disparition d’un héritage inestimable, classé au patrimoine mondial. Une catastrophe dont Slate a parlé déjà longuement.

Le royaume saoudien ne détruit pas seulement le patrimoine historique hors de ses frontières: il le fait depuis longtemps et tout aussi massivement chez lui

Sanaa, la capitale aux mains des rebelles Houthis, est située à 2.200 mètres d’altitude. La cité, dont l’histoire est plus de deux fois et demi millénaire, est classée au patrimoine mondial de l’Unesco. La vieille ville est, ou était, un merveilleux exemple d’une architecture traditionnelle et abrite plus d’une centaine de mosquées, dont certaines très anciennes, et au moins 6.000 maisons ayant plus de mille ans. La très ancienne histoire du Yémen est citée dans l’Ancien Testament. Sanaa a été selon la légende fondée par Sem, le fils de Noé. Le royaume de la reine de Saba, qui fit tourner la tête au roi Salomon, comprenait le Yémen.

Sites détruits

Aux croisements des routes entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, ce pays est un très ancien foyer de peuplement. Les premières présences humaines remontent à au moins 12.000 ans avant J.-C. –un passé archéologique extrêmement riche qui n’a pas été encore mis à jour dans sa totalité.

Selon un décompte établi par le directeur de l’Organisation générale des antiquités et des musées du Yémen, en novembre 2015 au moins vingt-trois sites avaient été rasés, dont six anciennes villes, six châteaux, trois musées, deux mosquées, quatre palais et plusieurs autres vestiges archéologiques. Aujourd’hui, le bilan s’élèverait à cinquante-deux sites détruits. La dernière attaque rapportée remonte à la mi-février. La citadelle de Kawakatan datant du XIVe siècle, située à une quarantaine de kilomètres de la capitale Sanaa, aurait été en partie rayée de la carte.

Mais l’Arabie saoudite ne détruit pas seulement le patrimoine historique hors de ses frontières. Le royaume saoudien le fait depuis longtemps et tout aussi massivement chez lui. Et cela depuis qu’Abdulaziz Al Saud a pris possession par la force des lieux vénérés de l’islam, au milieu des années 1920, juste avant de former son royaume en 1932. Ce qui a changé depuis quelques années, c’est le rythme des destructions… Il s’est accéléré!

Anéantissement au bulldozer

Les dirigeants saoudiens critiquent les destructions de mosquées au-delà de leur frontières, comme en 1992 quand des fondamentalistes hindous ont détruit la mosquée Bahri datant du XVIe siècle, en Inde, ou dénoncent de simples fouilles archéologiques comme celles au sud et au sud-ouest du mont du Temple à Jérusalem. Mais ces mêmes dirigeants ont presque totalement effacé le passé dans leur propre pays et notamment le passé islamique!

L’Islamic Heritage Research Foundation (la Fondation sur l’héritage islamique) estimait en 2014 que 98% du patrimoine religieux et historique de l’Arabie saoudite avait été anéanti par les bulldozers du royaume. Les villes de La Mecque et Médine ont été complétement remodelées par les Saoudiens. Mosquées, mausolées, sanctuaires, tombes, maisons et lieux historiques associés à Mahomet et aux autres figures fondatrices de l’islam ont tous été au mieux remaniés. Et la volonté de modifier intégralement l’architecture concerne avant tout les sites religieux.

Pour se justifier, l’Arabie saoudite explique que ces démolitions sont nécessaires pour permettre l’expansion des mosquées Masjid al-Haram à la Mecque et du Prophète à Médine. Des aménagements qui seraient «indispensables» pour recevoir les 17 millions de fidèles attendus en pèlerinage tous les ans à l’horizon 2020.

«Version moyen-orientale de Las Vegas»

Les rares photos datant de l’époque ottomane ou des premières heures du royaume saoudien montrent des villes totalement différentes de celles qui existent aujourd’hui. Interdites d’accès aux non-musulmans, elles seraient devenues selon certains visiteurs des cités faites de centres commerciaux et d’hôtels de luxe, une «version moyen orientale de Las Vegas», selon la description faite en 2014 par le journal anglais The Independent.

Les rares photos datant de l’époque ottomane ou des premières heures du royaume saoudien montrent des villes totalement différentes de celles qui existent aujourd’hui

La Fondation islamique estime entre qu’entre 400 et 500 sites ont été rasés. Parmi ces disparitions, des symboles de l’histoire musulmane, comme la tombe de la fille du prophète, Fatima, ainsi que celle de son neveu Hasan ibn Ali, fils de Fatima et d’Ali, le premier imam des chiites. Les autorités auraient aussi projeté de détruire la tombe de Mahomet, considérée comme faisant l’objet d’idolâtrie.

Les protestations des pays musulmans sont quasiment inexistantes, comme celles de l’Unesco. Il faut dire que les Saoudiens ont pris tout leur temps pour demander à inscrire leurs sites historiques sur les listes du patrimoine mondial. Ce n’est qu’en 2008 que les autorités ont demandé l’inscription de trois lieux: des maisons et des tours datant de l’époque ottomane à Djeddah, la citadelle d’at-Turaif devenue le centre du pouvoir temporel des Saoud, et enfin des inscriptions rupestres vieilles de plus de 10.000 ans situées dans le désert.

Certains voient dans cette destruction systématique du patrimoine historique une volonté d’imposer le wahhabisme. Définie au début du XVIIIe siècle par Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703–1792), cette école radicale de l’islam refuse le «culte des saints» et toute visite de sanctuaires ou tombeaux considérés comme du fétichisme et de l’idolâtrie. Cité par le magazine Time, Ali al-Ahmed, directeur de l’Institut des affaires du Golfe à Washington DC, explique que c’est comme si «les Saoudiens voulaient effacer l’histoire» de la surface de la terre.

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