France

Hollande n'a pas à rougir d'avoir décoré le prince héritier saoudien

Cela fait davantage partie de la fonction présidentielle que d'aller ravauder son image dans la presse.

À l'Élysée, le 4 mars 2016. STEPHANE DE SAKUTIN/AFP.
À l'Élysée, le 4 mars 2016. STEPHANE DE SAKUTIN/AFP.

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L’humour a parlé, et pas seulement l’humour, et ce lundi matin sur France Inter, face à Patrick Cohen qui fustigeait nos «cajoleries» et Sophia Aram qui avait revêtu la burqa pour sa chronique, notre ministre des Affaires étrangères ne faisait pas le fier, après l’épisode de la Légion d’honneur remise en catimini au prince héritier saoudien Mohammed ben Nayef ben Abdelaziz Al Saoud. «C’est une tradition diplomatique», disait le pauvre Jean-Marc Ayrault, qui ajoutait, sur le mode Créon, «avec l’Arabie Saoudite, nous discutons de la paix en Syrie», et soulignait l’argument avec les mimiques de gravité des excellences quand il s’agit de grandiloquer pour évacuer le ridicule. Madame Aram, Monsieur Cohen, quand même! Pensez aux Syriens avant de nous moquer! Il y avait alors, chez notre ministre, quelque chose de Stéphane Le Foll coupant court à des questions sur la primaire en brandissant les attentats du 13 novembre.

Le problème, c'est que nonobstant le style, dont on peut discuter, Ayrault a raison. Il dit vrai, plus vrai que les facilités de l’humour et des indignations. Il dit vrai sur la tradition diplomatique. Et il dit vrai politiquement.

J’essayais d’imaginer la même scène, transposée dans un temps sans doutes. Une matinale radio le 1er septembre 1945, où l’humoriste aurait revêtu la tenue déchirée des zeks, les déportés du goulag, pour moquer la remise de la Légion d’honneur au maréchal soviétique Joukov, décoré la veille par par le général Catroux dans Berlin en ruine. «Tout de même, nous avons vaincu le nazisme», aurait dit Georges Bidault, le Jean-Marc Ayrault de l’époque, et il aurait dit vrai aussi. Ce jour-là pourtant, Chalamov et des milliers d’autres souffraient l’enfer de Staline, Soljenitsyne était condamné et le régime soviétique, vu de ses martyrs, avait peu à envier au nazisme vaincu, comme théologiquement, l’Arabie saoudite semble parfois un Daech qui aurait réussi. Mais aurait-on, en 1945, sur les réseaux sociaux, suggéré que Catroux avait décoré le Goulag?

Le métier d'être «France»

Balayons l’anachronisme. Ce qui caractérise notre temps, c’est le tremblement des responsables quand ils sortent des facilités. Ayrault, ce matin, eut pu être plus net, et dur. Façon: oui, nous recevons et décorons un prince saoudien parce que c’est l’intérêt de la France. Hollande, vendredi, aurait du être plus franc et inscrire à son agenda cette décoration, et Gaspard Gantzer aurait du la tweeter, comme il sait si bien le faire pour épicer l’image de son Président… C’était à l’Elysée de dire et de montrer, pas aux Saoudiens. C’était au pouvoir de s’assumer, au lieu de laisser son embarras ravir la «fachosphère»...

Las, l’Elysée a eu la breloque honteuse. Parce que l’Elysée, au fond, préfère être aimé de Sophia Aram et de tous les humoristes et de tous les journalistes et tous les gentils de Paris et d’ailleurs. On a ironisé sur la concomitance de la décoration du prince héritier saoudien et de l’interview proclamée féministe du président dans Elle. Évidemment, l’homme progressiste Hollande se préfère dans Elle que congratulant le Prince. Il est honorable de se dire féministe, il est gênant d’épingler un wahhabite.

C’est dommage, parce qu’en réalité, la honte n’est pas là où l’on croit. Ce qui est honteux (modérons, disons trivial, banal, un peu vulgaire) c’est d’aller dans un journal ravauder son image mitée en évoquant les histoires qu’on lisait à ses enfants jadis, et en se désolant de ne pas en avoir lu un peu plus. Le père François Hollande ne me regarde pas, moi, citoyen. Le rappel que sa ministre de l’Environnement fut sa compagne et qu’ils partageaient inégalement les tâches est déjà assez agaçant, pour quiconque subit la bourgeoisie d’Etat. L’intime soupirant est de trop. En revanche, un homme de gauche qui prend sur lui et fraye avec une monarchie détestable, parce qu’il y voit une clé pour son pays, cela force l’estime que l’on doit aux bons ouvriers.

C’est son métier, Hollande, d’être «France», comme on disait au temps des rois, et cela se passe de mignardises. C’est cela qu’il pourrait montrer, et nous dire…. Jadis, quand la Pologne était mise à la botte soviétique, en décembre 1981, un ancien mendésiste nommé Claude Cheysson avait dit tout net que, «naturellement», la France «ne ferait rien». Il était ministre des Affaires étrangères –à l'époque, le pouvoir socialiste disait «Relations extérieures». On l’avait conspué. Il avait raison. On avait raison d’avoir honte, comme citoyen d’une démocratie impuissante, et il avait raison de nous dire le vrai. Disons qu’aujourd’hui, Sophia Aram a tous les droits d’ironiser, et on peut ironiser avec elle, mais Hollande devrait franchement braver cette ironie.

Ça s'appelle la diplomatie

La légion saoudienne fait partie du jeu de la France. Ça s’appelle la diplomatie, et si Talleyrand fut surnommé par Napoléon «de la merde dans le bas de soie», lui qui contribua à inventer le genre, il doit y avoir une raison (en fait, Talleyrand trahissait un peu, on est hors sujet). La diplomatie est l’art d’accomoder la fange, aussi, pour le moins pire. Est-ce que l’Arabie saoudite est un régime répugnant? Oui. Est ce qu’on y lapide, exécute, fouette, brime, méprise les femmes, les dissidents, les chiites? Est-ce que cet État déficient est même infichu d’assurer sa charge de gardien des lieux saints de l’Islam sans mettre en péril la sécurité des croyants? Oui, oui encore, oui à tout. Et en même temps, ce fut toujours vrai, et même pire. En 1974, le précieux Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères, conduisait dans l’Arabie Saoudite du roi Fayçal une délégation judenrein, expurgée du journaliste juif Eric Rouleau, dont le royaume ne voulait pas. Et en même temps…

Et en même temps, «he is our son of a bitch», comme disait le grand Roosevelt à propos de Somoza, dictateur du Nicaragua. Mohammed ben Nayef ben Abdelaziz Al Saoud, sur ce qu’on en lit, est notre homme –on veut dire qu’il est à l’Occident. Formé par les Anglo-Saxons, visé par les terroristes, réchappé d’un attentat d’al-Qaida en 2009, inscrivant son pays dans la guerre contre le terrorisme dont nous sommes. Donc, il est à nous. On le décore parce que ça se fait. Parce qu’il est utile. Parce qu’on veut, oui, on veut les contrats pour notre industrie asphyxiée. Parce qu’on veut, oui, on voulait l’Arabie pétrolière sur la photo de famille de la COP21. Parce qu’on veut, oui, on veut avoir les wahhabites contre Daesh. Parce qu’il faudra –mais comment?–, amener à une raison commune cet islam fondamentaliste dont l’Arabie est le royaume. C’est du travail.

En attendant, l'Arabie est notre alliée. Que cette alliance soit efficace ou pas, c’est une bonne question, meilleure que les évidences morales. Mais en attendant, la Légion d’honneur est une banalité et une évidence. Vendredi, on a simplement mobilisé une vieille breloque inventée en d’autre temps glorieux pour lui faire jouer un rôle peut-être utile. Ça ou promener en bateau sur la Seine un extrémiste hindou devenu puissant Premier ministre de son pays…

On nous dira, c’est la Légion d’honneur, quand même? Et bien? Elle a beaucoup donné depuis des années. Elle est parfois si juste et peut rendre heureux des gens de bien. Parfois de circonstance et d’arrangements –ne nous embêtons pas à faire les listes. Ce qu’elle devient laisse perplexe. Au moins, avec, son altesse saoudienne, elle paye de sa personne, la vieille Légion, elle se salit pour le pays, dans un combat douteux mais inévitable, et Hollande, la salissant, se salit les mains, ce qui est honorable. Tiens, Churchill, en 1942, contre le nazisme, était allé ripailler à Moscou avec Staline, nonobstant le goulag, dans une cuite toute politique. Il fallait cela contre Hitler? Au moins, avec le prince, François Hollande est évidemment resté sobre.

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