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Vengeance et complot: comment la Pologne réécrit l'histoire

Pour le parti au pouvoir à Varsovie, les vingt-six années écoulées depuis la chute du Mur de Berlin, marquées par la transition démocratique et l'adhésion à l'Union européenne, ne sont qu'une mascarade historique.

Une manifestation de partisans du PiS, le 13 décembre 2015 à Varsovie. WOJTEK RADWANSKI / AFP.
Une manifestation de partisans du PiS, le 13 décembre 2015 à Varsovie. WOJTEK RADWANSKI / AFP.

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Varsovie (Pologne)

Tandis que l’Europe vacille entre menace de Brexit, crise des réfugiés et attentats terroristes, que la Syrie entre dans sa sixième année de guerre et que l’Ukraine s’enlise dans le conflit avec la Russie, la Pologne a d’autres priorités. Le gouvernement du parti Droit et Justice (PiS), dont sont issus le président Andrzej Duda et la Première ministre Beata Maria Szydło, est tout à la «repolonisation» d’un pays menacé, si l’on en croit ses dirigeants, dans ses racines mêmes, historiques, religieuses et culturelles.

C’est son adhésion même aux valeurs européennes qui est aujourd’hui fragilisée, alors que les membres du PiS répètent à l’envi leur refus d’adhérer aux «diktats» de Bruxelles pour mieux privilégier la souveraineté nationale, même au détriment de la démocratie. Et que le Parlement européen se déclare, dans un texte adopté le 13 avril, «préoccupé par la paralysie du Tribunal constitutionnel polonais, les droits de l’homme et l’État de droit», n’y change rien...

Si le gouvernement actuel n’avait jamais caché son jeu, aujourd’hui, cinq mois après son arrivée au pouvoir, sa «Révolution conservatrice» est en marche. Depuis quelques semaines, c’est le droit à l’avortement qui est menacé, alors qu'il est pourtant déjà quasi-inexistant dans ce pays ultra-catholique: à la stricte exception des cas de grossesses résultant d'un acte illégal (viol, inceste), de malformation du fœtus ou de risque pour la vie ou la santé de la femme enceinte, les Polonaises souhaitant avorter se rabattent encore sur les pays frontaliers –Allemagne ou République tchèque au premier rang. Le débat est à son apogée, entre manifestations organisées chaque week-end par les partis et groupes libéraux et milieux conservateurs, Église au premier chef, souhaitant interdire toute interruption volontaire de grossesse, jusqu’à demander que l’on bannisse la pratique même des examens prénataux.

Le système éducatif, lui aussi, aura droit à ses «bons changements». Pour le nouveau gouvernement, il est crucial d’améliorer la culture historique et nationale des jeunes. Ainsi, le professeur Andrzej Waśko, conseiller du gouvernement en matière d’éducation, a déclaré que les jeunes auraient tout intérêt à réapprendre les grands poèmes du panthéon littéraire national par cœur: dans un entretien accordé au quotidien Gazeta Wyborcza, il explique ainsi que «le problème n’est pas tant que les jeunes ne lisent pas, mais qu’ils lisent des choses hétéroclites» –ils seront à coup sûr ravis de réviser leurs fondamentaux...

Walesa, symbole attaqué

Pour comprendre le clivage qui déchire aujourd’hui le pays entre un gouvernement ultra-conservateur, disposant d’une majorité absolue au Parlement, et une opposition regroupant tous les «démocrates» et «libéraux», de la gauche au centre droit, il faut surtout se replonger dans un des épisodes les plus connus de son histoire, entre les chantiers navals de Gdansk et les geôles de Varsovie. Vers un des symboles les plus précieux du pays, Lech Walesa, prix Nobel de la paix en 1983 et président de la République de 1990 à 1995.

Le 16 février dernier, des documents inédits étaient révélés par la veuve du général Kiszczak, le chef des SB polonais, ces services secrets aussi redoutés que la Stasi est-allemande. Ils prouveraient que Walesa a été un agent actif et un informateur des SB de 1970 à 1976, soit bien avant la naissance de Solidarnosc en août 1980. L’intéressé lui-même n’a jamais caché avoir eu des contacts avec la police du régime; toutefois, il s’agirait cette fois de délation active, dont il se serait rendu coupable pendant plusieurs années. Le célèbre syndicaliste se défend avoir désigné à la police politique quiconque des leaders grévistes de l’époque mais l’IPN –l’Institut de la mémoire nationale, un organe entièrement destiné à faire la lumière sur les années 1939-1989 et converti en véritable «police historique» aujourd’hui– n’a pas attendu que soient authentifiés et expertisées les dépositions du camarade Bolek, son nom de code, pour les rendre publiques, venant enflammer un climat politique déjà délétère.

Au début des années 1970, Lech Walesa est ouvrier sur les chantiers navals de Gdansk alors que la répression politique est à son apogée. En décembre 1970, une grève s’est déjà soldée par la mort de 41 personnes et la répression des contestataires est brutale. Pour éviter qu’un tel scénario ne se reproduise, la direction du chantier renforce son dispositif de collecte d’information. Walesa fait alors partie de ceux qui ont accepté, aux dires de certains –et notamment de ses camarades de l’époque–, sous la menace et face aux dangers de l’époque, de rencontrer régulièrement un membre des SB et de l’informer des velléités grévistes de ses camarades. Des affirmations clamées aujourd’hui à qui veut l’entendre par les défenseurs de Droit et Justice, mais qui n’en sont qu’au stade d’examen et de vérification par les historiens et les spécialistes. Le principal intéressé, lui, récuse l’authenticité des documents concernés, qu’il juge falsifiés.

À l’ère de Droit et Justice, les choses ne sont pas bonnes ou mauvaises: elles sont polonaises ou anti-polonaises

A l’étranger, on s’étonne du plaisir pris à traîner ainsi dans la boue une figure symbolique qui a fait la gloire du pays dans les années 80. Depuis plusieurs semaines, qu’importe ses années de prison, son rôle-clef au sein de Solidarnosc et sa capacité à réunir en 1989 opposants et tenants du régime communiste autour de la même table, les députés PiS scandent à qui veut l’entendre que le mythe Walesa n’est qu’une imposture. Objectif de cette campagne de diffamation: remplacer, dans l’imaginaire national, un Lech par un autre, un membre du célèbre syndicat par un autre. Le défunt président Lech Kaczynski, membre actif de Solidarnosc, aurait mérité, dans cette nouvelle version de l’histoire, de récolter les lauriers du changement. Tenant d’une ligne «dure», chrétien radical et opposé à toute négociation avec les communistes, il aurait été sacrifié au profit de Walesa-l’opportuniste, le vendu, la marionnette des services secrets soviétiques.

Figure du traître

La politique historique de Droit et Justice est d’une cohérence magistrale. Une fois Walesa discrédité, les vingt-six années qui suivent les débuts de la «transition» ne sont qu’une mascarade, organisée par des europhiles opportunistes au détriment d’un peuple honnête, croyant, catholique, en un mot: martyr. Pour mieux protéger ce peuple sacrifié, tout ce qui peut éloigner les puissances financières, libérales et bruxelloises du «vrai» peuple est bon à prendre. En Pologne, à l’ère de Droit et Justice, les choses ne sont pas noires ou blanches, bonnes ou mauvaises: elles sont polonaises ou anti-polonaises.

Dans cette réécriture de l'histoire, s’il est un drame national qui a pu –cyniquement, et en dépit de sa dimension tragique– servir les intérêts du PiS, c’est bien celui de la mort de son fondateur à Smolensk, le 10 avril 2010, dans un accident d'avion qui a coûté la vie à 95 autres personnes. Si les enquêtes sur les causes de cet accident ont conclu à une erreur de pilotage et à des conditions météorologiques désastreuses, pour le PiS, aucun doute n’est possible. Les Russes, la Plateforme civique (centre-droit) de Donald Tusk (alors Premier ministre, et actuellement président du Conseil européen), les deux… Il y a forcément un coupable, ne reste qu’à le prouver, et toutes les enquêtes ont été volontairement sabotées. Depuis 2010, la rhétorique historico-complotiste trouve dans la tragédie de Smolensk de quoi s’alimenter en permanence.

Si le droit venait troubler le bien du peuple, il n’y aurait aucune raison de le respecter

Pawel Morawiecki, député

Et dans cette rhétorique, il est une figure essentielle: celle du traître, qu’il faut à tout prix écarter. A ce titre, aux côtés de Walesa, un autre ennemi de la nation siège en ce moment même sur le banc des accusés: Jan Gross. Cet historien de renom, spécialiste de l’Holocauste et de l’histoire contemporaine de la Pologne, a démontré dans ses travaux (Voisins: un pogrom en Pologne en juillet 41) le rôle direct joué par le peuple polonais dans la Shoah et notamment dans le massacre des habitants de Jedwabne, un petit village de l’Est du pays. Seize ans après la polémique qui avait suivi cet ouvrage, l’auteur est aujourd’hui menacé de se voir retirer sa croix de chevalier de l’Ordre du Mérite (équivalent polonais de la Légion d’honneur) pour antipatriotisme, suite à de récentes déclarations sur les changements politiques dans le pays.

Réhabilitation des «Soldats maudits»

Parallèlement au bannissement des traîtres, d’autres figures sont réhabilitées, pour le plus grand bonheur d’une certaine jeunesse de plus en plus outrageusement patriote. C’est le cas notamment des «Soldats maudits», ces bataillons de résistance nés lors de l’opposition polonaise aux occupants allemands et soviétiques lors de la Seconde Guerre mondiale et dont la lutte, toujours armée et souvent violente, s’est poursuivie jusque dans les années 1950 face à l’URSS.

Leur histoire a été occultée pendant des décennies de communisme et une grande partie de ces «soldats-résistants» est tombée aux oubliettes. Leur souvenir a cependant été patiemment entretenu par leurs familles, le plus souvent dans l’Est du pays, par leurs proches mais aussi par une partie de la résistance anticommuniste, avant de refaire son entrée dans l’histoire officielle sous l’influence d’un courant universitaire patriote. Qui d’ailleurs se garde bien de rappeler les aspects les plus troubles de cette histoire, qui s’est déroulée il y a plus de soixante ans en plein cœur des «Terres de Sang» (du titre d’un ouvrage de l’historien américain Timothy Snyder) de l’Est du pays, non loin de l’actuelle frontière avec la Biélorussie. Car bien souvent, sous prétexte de lutte contre l’occupant communiste, certains de ces bataillons s’en sont violemment pris aux libéraux, aux juifs, aux protestants, aux Russes, aux Biélorusses… en un mot, à tous ceux qui n’étaient pas polonais et catholiques.

Une marche de commémoration des «soldats maudits», le 1er mars 2016 à Lublin.

Depuis 2011, ces soldats maudits ont leur fête, le 1er mars. Avant même que toute la lumière ne soit faite sur ces combattants de l’ombre, leur réhabilitation historique a eu pour contrepartie de faire passer tout acte de violence pour l’expression d’un courageux patriotisme. C’est ce que constate l’historien Rafał Wnuk, qui souligne le rôle de modèle que jouent aujourd’hui ces «Soldats maudits» pour des groupes ultranationalistes ou pour des clubs de supporters de football souvent xénophobes et violents. L’historien note dans ses travaux la manière dont ces «loups solitaires» sont devenus le symbole du patriotisme et du sacrifice romantique, véritable incarnation du courage et de l’inflexibilité.

Or, de l’héroïsation de ces soldats au triomphe des valeurs viriles et nationalistes, il n’y a qu’un pas. Dans la politique historique prônée par le PiS, et dont les «Soldats maudits» sont un élément fondateur, l’homme est courageux, la vertu chevaleresque, la bravoure et l’honneur une priorité. Et l'ennemi, lui, est allemand: à écouter les dirigeants actuels, l’occupant nazi de jadis n’est pas très éloigné du leader européen d’aujourd’hui. Le ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, n’hésite pas à s’offusquer des réactions allemandes aux réformes constitutionnelles en Pologne et à déclarer que «la critique émanant d’un homme politique allemand a les pires des connotations aux yeux des Polonais. Pour moi aussi. Je suis le petit-fils d’un officier qui a, au cours de la Seconde Guerre mondiale, résisté à l’occupant allemand en luttant aux côtés de l’armée de résistance intérieure». Tout commentaire allemand est donc vécu comme une ingérence, une réminiscence insupportable des périodes les plus noires, une manifestation de l’anti-Pologne dans toute sa splendeur.

«Nos thématiques sont les mêmes»

En plein cœur de Varsovie, dans les bureaux du Mouvement national –un parti ultra-nationaliste dont plusieurs membres ont fait leur entrée au Parlement en octobre 2015–, les Soldats maudits sont à l’honneur aux côtés de figures fondatrices du mouvement nationaliste polonais. Les lieux se trouvent en face de la prestigieuse Université polytechnique, «pour pouvoir directement recruter», plaisante Krzysztof Bosak, vice-président du mouvement. Ici, on m’explique longuement qu’il est temps de revenir à de vraies valeurs, que la Pologne ne saurait se reconstruire qu’en revenant au plus près de sa nature catholique qui a fait la grandeur de ce pays et que le courage et l’honneur sont des vertus essentielles.

Plus étonnant cette fois, les mêmes propos, à quelques détails près, émanent de nombreux jeunes militants du PiS. Interrogé sur ce qui différencie son parti des mouvements d’extrême droite les plus radicaux, Konrad Zieleniecki, 31 ans, élu municipal sur les listes PiS à Bialystok, une ville moyenne de l’est du pays, a presque l’air attendri lorsqu’il déclare: «Nos thématiques sont les mêmes, ils sont juste un peu plus fougueux»… Un peu comme un militant assagi parlerait d’un jeune disciple utopiste. 

Fier de sa majorité absolue au Parlement, Droit et Justice a commencé son entreprise de «repolonisation» du pays. Un paradoxe si l’on observe qu’il n’y a déjà pas société plus homogène en Europe, que l’écrasante majorité de la population est catholique et que le pays a le taux le plus faible d’étrangers de tous les membres de l’UE. Et ce n’est pas près de changer: au lendemain des attentats de Bruxelles, la Première ministre Beata Maria Szydło s’est empressée de déclarer qu’il était «impossible pour son pays d’accueillir un quelconque groupe de migrants».

Un nouveau coup de massue pour l’Europe, à l’heure où son Union n’a jamais été aussi fragile. Mais surtout un danger latent pour les libertés publiques et la diversité, au nom d’une Pologne de plus en plus enferrée dans son homogénéité et ses convictions. Car dans leur vision messianique, manichéenne et univoque de l’histoire semble avant tout flotter, chez les défenseurs du PiS, l’inquiétante conviction que Dieu reconnaîtra les siens.

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