Société

Pourquoi tout le monde s’est mis à vous soûler avec le matin

La dictature du soleil levant.

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Wake up | gRuGo via Flickr CC License by

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Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il y a quelque chose que vous adoriez à l’idée d’arriver au boulot le matin. Une sorte d’inertie partagée avec des gens comme vous. Personne n’avait honte de ne pas avoir eu le temps de se laver le visage ou d’avoir dû enfiler le sweat de la veille parce que, globalement, tout le monde avait le même problème: un réveil trop tardif pour avoir eu le temps d’effacer les traces d’oreiller sur sa joue. Et puis un jour, vous vous êtes retrouvée dans un remake d’une pub Ricoré (trop de sourires, trop de fraîcheur), avec des collègues qui ressemblent à Gwyneth Paltrow sous acide. L’une avec les joues rosies par l’activité («une heure de vélo avant de venir, ça réveille»). L’open space qui sent le marché parce qu’un autre a eu le temps de se cuisiner ses déjeuners pour toute la semaine et de rapporter les restes de son mille-feuille aux légumes oubliés. 

De votre côté, vous n’êtes pas vraiment sûre d’avoir entendu la revue de presse d’Inter ou de l’avoir rêvée (sinon, pourquoi Hélène Jouan aurait-elle abordé votre salsa endiablée avec Manu Payet?). Et comme dans un épisode de The Walking Dead où le zombie ce serait vous, vous avez commencé à sentir que vous dérangiez avec votre comportement barbare (celui qui pense que 11 heures, c’est encore le matin). Wake up: on vous explique pourquoi tout le monde a envie que vous vous leviez aux aurores. 

Toujours plus tôt

Celui qui a entaché à jamais votre bonne humeur légendaire s’appelle Hal Elrod, (très) jeune star du développement personnel et auteur de Miracle Morning, écoulé à 80.000 exemplaires aux États-Unis et publié en France le 10 mars 2016 (éd. First). Sa promesse? Il y a une solution miracle pour en finir avec votre existence minable (compte en banque qui touche le fond, vie sexuelle sporadique, racines grasses et pointes sèches): il suffit de vous lever tôt. En vous «offrant un supplément de vie», vous arrêterez d’être nul. Un mantra devenu un véritable projet marketing qui trouve maintenant ses déclinaisons partout. Alors que vous galérez encore à tomber sur un tabac ouvert après 21 heures, le matin s’est progressivement étendu. Les journalistes télé sont devenus les nouveaux agriculteurs, sur le pont et en direct dès 4h30 pour ceux de BFMTV. Vous pouvez trouver un cours de Body Combat dès 7h30 dans à peu près toutes les salles de sport qui se respectent. Et vous qui fuyez les after-works comme Depardieu le fisc, vous devez maintenant lutter contre les before-work. Où l’on croise des trentenaires survoltés, shootés aux jus détox, prêts à enchaîner ambiance club et posture du chien tête en bas dès 6h30 aux événements She is Morning ou Morning Gloryville. Ou des cadres sup’ réseautant autour d’un bol de céréales devant les conférences de Creative Morning ou les matinées Debout!.

Ce ne sont plus les règles de l’entreprise qui font se lever les individus. Mais l’idée, illusoire, que nous devons être plus productifs individuellement, pour notre propre bien

Anne Dujin, sociologue

En Angleterre, les lève-tôt ont même leur club très fermé: le Brutally Early Club. Lancé en 2006 par Hans Ulrich Obrist, codirecteur de la Serpentine Gallery, il réunit des artistes à 6h30, dans différents lieux de la capitale, sans programme ni ordre du jour sinon celui de phosphorer (de quoi séduire Marina Abramovic, qui serait toujours de la partie). «Il y a une croyance populaire qui veut que les génies dorment peu et rentabilisent l’éveil, à l’aube, pour la création. Si l’expression qui dit que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt n’a été popularisée qu’au XIXe siècle, on a toujours associé matin et réussite», avance la sociologue Anne Dujin. Se réveiller de bonne heure était déjà une arme de storytelling pour les vieux patrimoines de l’humanité comme Mozart (levé à 6 heures), Kant ou Benjamin Franklin (5 heures). Elle l’est tout autant pour les aspirants génies d’aujourd’hui, comme Anna Wintour (Vogue, 6h45), Tim Cook (Apple, 3h45) ou Robert Iger (Disney, 4h30).

Bref, les gens qui en veulent ne connaissent pas le snooze. Les autres n’ont plus qu’à se faire maltraiter par des applis. BetterMe vous humilie publiquement en informant vos contacts Facebook à chaque fois que vous snoozez votre réveil (les vrais problèmes). Réveil Xtreme vous oblige à faire un exercice de math pour éteindre votre alarme. Et Ruggie, réveil en forme de tapis qui sortira en septembre 2016, vous force à vous extirper du lit et à lui marcher dessus pour l’empêcher de beugler.

Dernière conquête capitaliste

Du chant du coq à l’alarme de votre smartphone (qui vous donne immédiatement accès à vos mails, votre agenda, le cours de la bourse, auquel vous n’avez jamais rien compris), le message a toujours été le même: le réveil, c’est le signe qu’il est temps de se mettre au boulot. «Le chant du coq annonçait le lever du soleil, indice que c’était le moment d’aller traire les vaches, raconte l’historien Dominique Fléchon. L’industrialisation a forcé les salariés à se lever à des heures précises, non naturelles, afin d’assurer une vraie organisation du travail.» Dont le pic de productivité serait à son maximum à 10h26 selon les chercheurs du London Offices. Autant être d’attaque, d’autant que «des études ont montré que les employés qui arrivent tôt sont perçus plus performants par leur hiérarchie, à nombre d’heures égal», note Sunita Sah, chercheuse au Centre d’Éthiques d’Harvard.

Là où l’exemple des aspirants lève-tôt est pernicieux, c’est qu’en mettant le réveil à 5 heures pour avoir le temps de méditer, pratiquer du Pilates, faire un brin de ménage, bouquiner, on se retrouve en train de dépasser les exigences du capitalisme (qui ne nous avait rien demandé). «Le vrai changement, c’est que ce ne sont plus les règles de l’entreprise qui font se lever les individus. Mais l’idée, illusoire, que nous devons être plus productifs individuellement, pour notre propre bien», s’agace Anne Dujin, pour qui «la dernière plage horaire qui appartenait seulement à l’individu vient de sauter». Sauf que le moule dans lequel est coulée cette version moderne de Stakhanov a un léger défaut de fabrication: nous sommes aussi inégaux face au sommeil que les chances de Pascal Obispo devant les Victoires de la Musique.

À la fin des années 1960, des chercheurs ont commencé à s’intéresser à l’existence de «chronotypes», la tendance des individus à être plutôt du matin ou du soir. «La moyenne, c’est 23 heures et 7 heures du matin, explique Joëlle Adrien, neurobiologiste et directrice de recherche à la Société française de recherche et médecine du sommeil. Mais chaque individu gère les stimuli extérieurs (lumière, activité physique) à sa façon. Pour ceux dont l’horloge biologique est synchronisée plus tard, changer de rythme est impossible.»

Tous les matins du monde

La moyenne, c’est 23 heures et 7 heures du matin. Mais, pour ceux dont l’horloge biologique est synchronisée plus tard, changer de rythme est impossible

Joëlle Adrien, neurobiologiste et directrice de recherche à la Société française de recherche et médecine du sommeil

Tout occupés à faire de nos matins une pré-journée, on ne s’est même pas aperçus que, parallèlement, nos soirées n’ont pas cessé de traîner en longueur. Les prime time télé ont reculé le soir (20h50 en moyenne depuis 2010) pour assurer leurs audiences. Nos téléphones nous rendent joignable à tout moment de la nuit. Et on peut se retrouver à bingewatcher des vidéos YouTube jusqu’à pas d’heure. Résultat, «depuis trente ans, nous nous couchons de plus en plus tard, et pourtant les heures de travail le matin n’ont pas changé. C’est ce que l’on appelle le “jetlag social”», explique Joëlle Adrien. Ce qui nous fait accumuler une «dette de sommeil», aussi alarmante pour les spécialistes du sommeil que celle de la Grèce pour Bruxelles.

«Se lever très tôt, c’est une forme de réaction à ce décalage horaire, analyse la neurobiologiste. Créer un jetlag social “en avance”, c’est une manière de contrer cette mauvaise tendance.» Certes. Mais avec tous ces jetlags, c’est un peu comme si on vivait H24 dans un Paris-Rio, sans jamais vraiment savoir sur quel fuseau horaire on est réglés. Résultat, la tendance «pyjama de jour» a envahi les podiums et on se retrouve à avoir des envies de petits déj’ à la nuit tombée. Les marketeux ont sauté sur l’occasion pour promouvoir les «brinner» (breakfast for dinner) qui consiste à prendre des céréales et des tartines pour dîner.

Mais si l’aube exerce un tel attrait aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle incarne une utopie: celle de la terra incognita. «Le matin, c’est l’individu qui renaît, le nouveau départ. Le moment où l’on ne subit plus notre déterminisme», assure Stéphane Hugon, sociologue et chercheur au Centre d’études sur l’actuel et le quotidien. C’est, en substance, le message lancé par le «I woke up like this» de Beyoncé dans la chanson «Flawless» («sans défaut»). Un appel à la célébration de la beauté matinale sans fard, originelle, suivi par des milliers d’internautes qui ont publié leur selfie au réveil. Un rituel qu’on retrouve dès la chambre de Louis XIV, ancêtre des blogueurs beauté, qui se réveillait en live, devant des centaines de fans (qui n’avaient pas vraiment le choix, #unjoursansfin). Nous, on n’est pas contre cette mise en scène de l’éternel recommencement sauf que, conclut Stéphane Hugon, «si c’est pour y faire les mêmes choses que le reste du jour, c’est l’échec assuré. Le matin doit être un espace de création. Que notre vrai métier ne soit plus celui de la journée, mais celui du petit jour». Mais devant tant d’ambition, on hésite presque à se recoucher.

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