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Un grand chef inconnu, Gilles Goujon à Fontjoncouse (Aude)

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Ce n'est pas un Relais & Châteaux ni un château-hôtel, mais un simple Logis de France niché dans un village isolé de quelque 344 d'habitants, Fontjoncouse, une oasis de solitude dans l'aridité des Corbières qui date du VIIIème siècle, à l'époque de Charlemagne. L'Ermitage Saint Victor, les restes d'une chapelle dédiée à sainte Léocadie, datant de 792, un dolmen posé au milieu de nulle part, une source fertilisant les jardins potagers, c'est dans cet environnement à la fois gothique et religieux que Gilles et Marie-Christine Goujon ont installé en juin 1992 un restaurant de style occitan, l'Auberge du Vieux Puits, à une trentaine de kilomètres de Narbonne - au bout du monde.

Comme pour se rendre chez Régis Marcon à Saint Bonnet le Froid (Saône-et-Loire) ou chez Michel Bras à 6 kilomètres de Laguiole (Aubrac), l'Auberge du Vieux Puits se mérite, seul lieu de civilisation vivante sur un éperon rocheux - Fontjoncouse, vestige d'une histoire pleine de bruit et de fureur.

Pourquoi planter ses fourneaux ici, loin de toute âme qui vive, à l'auberge locale qui n'a jamais pu se forger une clientèle? Parce que Gilles Goujon, à la rondeur joviale de Pierre Troisgros, n'avait pas un sou et qu'il recherchait une enseigne en faillite - gratuite. Le Vieux Puits a connu deux dépôts de bilan, voilà la bonne affaire, à remonter. L'aubaine, quoi. Enfin...

Né dans le Cher, fils d'un pilote de chasse, meilleur apprenti de France à 17 ans, Goujon a la cuisine au bout des doigts. C'est un surdoué du goût, des accords de saveurs. À vingt et un ans, il entre comme commis au Moulin de Mougins chez Roger Vergé, trois étoiles, et quatre mois plus tard, il est promu chef de partie par Tonton, le surnom du maestro azuréen, prince du homard au Sauternes. «Je dois tout à Roger Vergé, mon père spirituel. Il a illuminé mes débuts dans la grande restauration.»

Après un détour par le Petit Nice à Marseille en qualité d'adjoint de Gérald Passédat, il devient chef de l'Escale à Carry-le-Rouet aux côtés de Gérard Clor, deux étoiles - c'est là, au bord de la Grande Bleue, qu'il gamberge l'idée d'acquérir un restaurant à lui et à Marie-Christine, sa moitié d'Orange, qui le soutiendra mordicus dans ce projet un brin insensé: ce sera à Fontjoncouse, cette table à l'abandon que le maire de la commune est enchanté de lui céder. Rien de mieux qu'une judicieuse cuisine de saison pour réanimer un site oublié des hommes.

L'Auberge retapée avec peu de moyens s'ouvre l'été 1992 à la fantomatique clientèle: la boule-de-neige ne prend pas. Les Goujon passeront souvent à travers: zéro couvert. Dans l'angoisse quotidienne, on dresse nappes et couverts, en vain. Gilles, une boule de tendresse, se remémore l'adage de Conrad Hilton: «Il faut trois éléments pour qu'un hôtel restaurant marche: l'emplacement, l'emplacement et l'emplacement.» De ce point de vue, les Goujon ont tout faux. Hélas.

«Nous nous débarrassions de tous les produits frais, nous jetions les homards, l'agneau à la poubelle, se souvient-il en baissant la tête, je détruisais mon travail de cuisinier. Il n'y a pas pire sanction pour un chef, c'était le désespoir absolu. Nous n'avions que nos yeux pour pleurer.»

Il faudra cinq années pour sortir du marasme et de la nuit obscure. En 1997, le Michelin donne une première étoile à l'Auberge du Vieux Puits, ce qui accroît la fréquentation de 35%. Les Goujon sont propulsés sur la bonne voie, celle du succès régional. Pas rien. Le chef patron, boosté par l'effet Michelin, passe le concours du Meilleur Ouvrier de France: désormais, sa veste blanche s'orne du col tricolore, comme à l'époque (1997) Philippe Legendre, chef trois étoiles du Taillevent.

En 2001, nouvelle progression à la seconde étoile, Goujon accède à l'élite des toqués - ils ne sont que 70 à ce niveau dans l'Hexagone, dont Guy Savoy. Et 57% de clients en plus - qui disait que le Guide rouge était sur la pente descendante?

Désormais, les Goujon peuvent vivre de leur métier, ils ajoutent à l'Auberge au décor dépouillé quinze chambres et une piscine, et ce Logis de France devient en dix années la meilleure adresse de la garrigue audoise, des Corbières et du Minervois On vient de toute la contrée, de Narbonne, de Montpellier festoyer (terme de gilles Goujon) sur les hauteurs escarpées de Fontjoncouse comme en 1970 chez les Troisgros à Roanne ou chez les Haeberlin à Illhaeusern. Car n'en doutez pas, le niveau culinaire et les plaisirs de bouche sont équivalents, c'est le même raffinement à chaque assiette.

D'Eugénie les Bains, le génial Michel Guérard partout admiré dans l'Hexagone accomplit le voyage en compagnie d'André Parra, l'Einstein du boudin noir, ils sont bouleversés, médusés, ébahis par la créativité raisonnée, l'imagination et les multiples talents du chef Goujon, fou de son métier, obsédé par le régal de ses visiteurs. Comme Franck Cerutti et Pascal Bardet, chefs du Louis XV de Monaco, Goujon fait le marché à Lézignan pour les tomates de 700 grammes de Marmande, il a eu la chance de dénicher l'éleveur de chevreaux Nicolas, la marchande de petits pois, les gambas de Palamos, le safran de la Gairarde, les oignons de Citou, le sel de Gruissan, les couteaux de Charly le pêcheur, l'huile d'olive de Bouteillan - ce chef, un Sherlock Holmes du bon produit.

Quel style de cuisine, dira-t-on? Où est le miracle? Les clés de la réussite? Goujon qui n'a jamais oublié les leçons de Roger Vergé est un authentique cuisinier classique dont la manière repose sur la mise en œuvre du produit du moment, relevé, agrémenté, embelli par un jeu de garnitures en situation, imparables du point de vue des goûts. La bouche chez ce gaillard modeste est constamment sollicitée, appâtée, aiguillonnée.

L'œuf de poule est «pourri» (en bien) de truffe sur une purée de champignons et lamelles de truffes d'été accompagnée d'une briochine tiède et d'un capuccino à boire; la courgette fleur est fourrée d'une mousseline posée à côté de superbes gambas, le tout parfumé d'une vinaigrette de tomate aux herbes à l'huile d'olive, une merveille de croquant et de suavité; le dos de loup de Méditerranée repose sur une tarte sablée au parmesan, enrichi d'une concassée de tomates de Marmande à la provençale, d'une pomme paille et d'un sorbet tout basilic - le solide renforcé par le puissant du liquide. Le chevreau fermier de l'ami Jean-Ba et tous ses morceaux sont présentés avec une blanquette audoise en mélange printanier et jus de fleur de thym. Toujours des saveurs bien marquées.

L'un de ses chefs-d'œuvre, c'est le dos de cochon noir rôti, couenne et gras, jus aux olives de Lucques, pomme en l'air et pomme par terre en mousseline au boudin noir: un ensemble épatant. Dès l'automne, biches, lièvres, perdreaux de chasse, palombes et canards sang rouge. Qui s'échine comme ça en France?

Et que dire du rognon de veau cuit entier dans sa graisse, comme il se doit, puis tranché, envoyé avec une tarte à l'oignon et une soupe à la cèbe de Lézignan, «véritable lave-boyaux» - il y a du Rabelais chez ce queux épris de pureté et de canailleries gourmandes.

Quatre douceurs, ô combien sculptées, telles ces fraises gariguettes et mara des bois aux olives noires non confites dans une coque en chocolat, quelques madeleines au miel et un sorbet à la fleur de thym et citron. On conseillera aussi le succulent sablé feuille à feuille de chocolat, la sauce au thé et le sorbet framboise.

À coup sûr, l'un des maîtres de la cuisine française du XXIème siècle au répertoire varié, attachant, étendu côtés matières premières, dans l'esprit d'Alain Dutournier, chef au Carré des Feuillants - c'est la même surprise pour chaque intitulé de plat. Les prix au Vieux Puits restent très raisonnables pour une telle partition - 18 000 clients par an - et une présence trop modeste dans les médias : Goujon n'a vu que trois chroniqueurs de gastronomie depuis 1997. En revanche, le Michelin est très attentif à l'évolution positive de la maison de Fontjoncouse. Elle figurerait dans le quintette des futures trois étoiles de mars 2010. Aux dernières nouvelles, l'Auberge serait admise dans la chaîne des Châteaux-Hôtels créée par Alain Ducasse. Une promotion plus que méritée.

 

  • L'Auberge du Vieux Puits à Fontjoncouse (Aude), à 32 kilomètres de Narbonne. Tél.: 04 68 44 07 37. Fax: 04 68 44 08 31. Site Internet: www.gilles-goujon.fr Menus à 58, 105 et 125 euros. Carte de 130 à 160 euros. Fermé dimanche soir, lundi et mardi. Chambres à partir de 100 euros.

Image de Une: le restaurant de l'Auberge du Vieux Puits

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