Politique / France

La gauche française de la triangulation à la strangulation

Déchéance de nationalité, loi sur le travail: François Hollande s'aliène progressivement toutes les sensibilités de sa majorité. Pendant ce temps, son Premier ministre s'emploie à achever ce qui reste de l'héritage de la gauche.

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Que le meilleur perde! Devant la déconcertante obstination avec laquelle le pouvoir multiplie les raisons que peuvent avoir les Français de le remercier bientôt, on songe irrésistiblement au fameux livre de Michel-Antoine Burnier et Frédéric Bon.

Dotés d’un égal talent, le journaliste et le politologue avaient dévoilé la règle secrète qui éclaire tant d’actes apparemment absurdes de nos grands dirigeants: le pouvoir étant un insupportable fardeau au-delà des multiples faveurs qui lui sont attachées, l’objectif réel des hommes politiques ne serait pas la victoire, mais bien la défaite.

Pilonnage des convictions de gauche

La démonstration relève, bien entendu, d’une féroce ironie. Elle n’en apparaît pas moins étrangement pertinente lorsqu’un exécutif issu d’une victoire électorale de la gauche pilonne systématiquement toutes les convictions de cette même «gauche». Mieux encore, alors que celle-ci est diverse, aucune de ses principales sensibilités ne peut se retrouver dans une action gouvernementale aussi brouillonne que répulsive.

Grossièrement, on peut distinguer une gauche «sociétale» et une gauche «sociale» –l’appartenance simultanée aux deux catégories est certes autorisée mais, au moins sur le plan électoral, ces deux catégories ne se confondent pas. Or, le tandem formé par François Hollande et Manuel Valls réussit la performance de mécontenter profondément l’une comme l’autre.

Satisfaite de l’instauration du «mariage pour tous» en début de quinquennat, la gauche sociétale s’est mise en colère au sujet de la déchéance de nationalité confusément prévue pour les binationaux. Elle a pleuré le départ du gouvernement de son icône Christiane Taubira.

Elle s’indigne désormais de la brutalité avec laquelle Manuel Valls s’est permis de contredire Angela Merkel, sur le sol allemand, en lançant ce message frappé du sceau de l’humanisme le plus profond: «Maintenant, nous n’accueillons plus de réfugiés.» Ces derniers jours, cette gauche a encore pu s’attrister de la manière forte avec laquelle ce gouvernement cherche à faire disparaître la «jungle» de Calais.

Projet de droite soutenu par la droite

La gauche sociale n’est pas mieux lotie. Elle avait déjà dû encaisser le choix d’une politique déversant des milliards d’euros sur les entreprises dans la très hypothétique perspective de les voir embaucher en échange de bons procédés. Et voici que la «loi travail», communément attribuée à Myriam El Khomri, l’attaque de plein fouet en remettant en cause des acquis sociaux fondamentaux.

Le tandem Hollande - Valls réussit la performance de mécontenter profondément la gauche «sociétale» comme la gauche «sociale»

La thèse selon laquelle il convient de réduire les droits des salariés et de faciliter les licenciements pour favoriser l’emploi est un grand classique de l’argumentaire de la droite. Elle peut avoir sa part de vérité, au prix de la constitution d’une armée de travailleurs pauvres et précaires, mais sa reprise sans autre forme de procès par un «gouvernement de gauche» ne pouvait que provoquer une vaste indignation.

Voilà qui explique le succès de la pétition lancée contre ce texte. L’inversion des rôles a même ici pris une tournure comique dès lors que c’est un ancien candidat investi par la droite, Dominique Reynié, qui a pris l’initiative d’une pétition de soutien à cette «loi travail». Un projet soutenu par plusieurs ténors des Républicains, dont Alain Juppé, même si certains d’entre eux, comme Xavier Bertrand, trouvent tout de même ce texte «déséquilibré»... en défaveur des salariés!

Ajoutons encore qu’il est remarquable que cet exécutif parvienne à mécontenter son principal partenaire syndical, la CFDT, à un peu plus d’un an de l’échéance présidentielle et alors qu’il se targue de faire du «dialogue social» la pierre angulaire de son action réformatrice.

Amateurisme et incohérence

On serait tenté de se rassurer en voyant, dans cette propension du pouvoir actuel à se tirer plusieurs balles dans ses deux pieds et à se fâcher avec ses électeurs sans convaincre ceux qui ne voteront de toutes façons jamais pour lui, l’effet d’une sombre combinaison d’amateurisme et d’incompétence.

Il y a sans doute un peu de cela. Les pérégrinations de la «loi travail», qui sont d’ailleurs loin d’être terminées avec le report récemment et précipitamment décidé de l’examen du texte, témoignent d’une navigation à vue pour le moins inquiétante.

Ce projet devait être présenté comme une admirable avancée sociale, notamment grâce à l’instauration d’un «compte personnel d’activité» (CPA) supposé consolider les droits des salariés tout au long de leur carrière. Sous l’impulsion de l’hôte de Matignon, le texte a cependant vite été déporté vers une logique libérale faisant droit à toute une série de revendications patronales.

L’espèce de sauve-qui-peut qui semble s’être emparé du pouvoir face à son incapacité à inverser durablement la fameuse courbe du chômage est susceptible d’expliquer ce dérapage non contrôlé. Toutefois, la somme impressionnante des «transgressions» qui visent la gauche suggère une dimension stratégique d’un tout autre niveau.

Achever la gauche

L’attitude de l’équipe Hollande-Valls n’est pas réductible à la seule ruse stratégique que représente ce que l’on appelle la «triangulation» politique. Il s’agit alors, pour un camp, d’emprunter certains thèmes de l’adversaire afin de déplacer les lignes du combat politique et de conquérir une majorité électorale.

Valls s’emploie à achever ce qui reste d’un héritage de gauche qui lui semble obsolète et renvoyer au «XIXe siècle»

En Europe, c’est Tony Blair, avec son New Labour, qui a emprunté, avec autant de constance que de succès, cette stratégie de 1997 à 2007. Réconciliant les travaillistes avec le libéralisme économique, se greffant astucieusement sur l’individualisme contemporain, il a durablement mis en difficulté les conservateurs. Ce faisant, Blair fut partiellement l’héritier de Margaret Thatcher mais également le praticien d’une équation politique originale, théorisée notamment par le sociologue Anthony Giddens.

Nous sommes loin d’une telle entreprise avec Hollande. Le président de la République apparaît plus trivialement comme un politicien qui tente désespérément de se sauver en se détachant de son camp. On a pu remarquer avec quel soin il répugnait à confirmer son appartenance à la «gauche». François Mitterrand, en dépit de ses proverbiales ambiguïtés, n’avait jamais emprunté pareille posture.

Les calculs du président sortant, dont l’ambition se résume à incarner le camp des modérés face à Marine Le Pen, alors même que ce créneau est déjà bien occupé par Alain Juppé, rendent dérisoire l’argument brandi par Jean-Christophe Cambadélis. Sans vraisemblablement trop y croire lui-même, le premier secrétaire du PS tente de rameuter son électorat en faisant valoir que Hollande serait le seul candidat capable de gagner à gauche la présidentielle de 2017. Encore faudrait-il qu’il demeure «de gauche».

L’adieu aux socialistes de Valls

Du côté de Valls, la rupture avec tous les fondamentaux de la gauche a sans doute une signification plus profonde. Tout se passe comme si le Premier ministre considérait que son avenir personnel n’avait plus grand chose de commun avec le destin de ses camarades socialistes.

Valls s’emploie à achever méthodiquement ce qui reste d’un héritage de gauche qui lui semble obsolète et renvoyer au «XIXe siècle». Son obsession est d’être vu comme un champion d’une «réforme» transcendant le clivage droite-gauche. Il tente ainsi de se façonner un personnage indépendant dans la perspective de l’avenir élyséen qu’il se promet. C’est pourquoi les rumeurs d’une possible rupture avec Hollande ne sont pas forcément dénuées de sens.

La stratégie du Premier ministre est pourtant bien fragile. Qu’il le veuille ou non, l’opinion l’associe –et ce n’est que justice– à Hollande. Contrairement à ce qui est souvent répété, Valls est impopulaire. Aux dernières nouvelles, les deux tiers des Français sont mécontents de son action comme Premier ministre. Et surtout, l’évolution de la politique américaine, où le concept de «triangulation» est né, montre que le clivage droite-gauche ne disparaît pas si aisément du jeu démocratique.

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