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Comment Pokémon est devenu un jeu pour adultes

Enfantine, la licence de Nintendo, qui fête ses vingt ans cette année? C'est oublier toute la génération de joueurs qui a grandi avec.

Temps de lecture: 8 minutes

Les Denver Broncos n'ont pas été les stars du Super Bowl 2016. Pas plus que Beyoncé, d'ailleurs. Non, les vraies stars de cette édition, c'étaient les Pokémon, en tout cas pour tous les fans qui ont pu voir la dernière publicité de Nintendo, chargée de lancer en fanfare les célébrations des vingt ans de la licence. Vingt ans après, Pokémon, c'est quoi? C'est un Dracofeu déchaîné, un public en délire, des dresseurs galvanisés... Et un père trentenaire qui dit à son fils émerveillé: «Tu peux le faire.»


Ce type barbu qui regarde un tournoi de dresseur avec son fils, ça pourrait être nous, les gosses de la génération des années 1980-1990. Ceux qui ont découvert «un tout nouveau monde de rêves, d'aventures et de Pokémon» grâce à leur Game Boy et deux cartouches bleue et rouge.

À la fin des années 1990, nous avions tous craqué pour Pikachu et ses amis créés par Satoji Tajiri et le studio Game Freak. Quand ils ont lancé Pokémon, le 27 février 1996, ils ont engendré, sans le savoir, un des plus grands phénomènes de l'histoire du jeu vidéo. En quelques années, le tsunami Pokémon a déferlé sur le monde et au début des années 2000, tous les enfants se posaient la même question existentielle: «Carapuce, Salamèche ou Bulbizarre?» Vingt ans plus tard, les starters (les personnages de départ) ont changé de nom et les premiers fans sont devenus adultes. Mais autour d'un verre, en afterwork, on se demande toujours quel est le meilleur choix à faire dans le laboratoire du Prof Chen. Pokémon a grandi, ses fans avec.

Pikachu, le Mickey japonais

Parmi eux, «Neoxys» (de son pseudo), 27 ans, a carrément créé un site pour justifier cette passion pas si puérile que ça. En dix ans, Pokémon Trash a fédéré toute une communauté de joueurs qui se reconnaissent dans le slogan «Pokémon, c'est aussi pour les grands». Grâce à Google Analytics, le webmaster peut le prouver: «25% de nos visiteurs sur notre chaîne YouTube ont plus de 25 ans et on doit facilement avoir 50% des gens qui ont plus de 18 ans.» Sur 206.596 abonnés, ça fait beaucoup d'adultes responsables. Toute une génération qui est restée marquée par l'univers des «Pocket Monsters».

Que les plus sceptiques nous épargnent les stéréotypes. Un fan de Pokémon n'est pas un geek marginal boudiné dans son costume de Pikachu. En tout cas, ce n'est pas que ça. Aujourd'hui, l'univers Pokémon, «c'est un élément de hype», assure Neoxys. «Quand tu regardes les YouTubers, les Norman, les Cyprien... Ils balancent tous des références à Pokémon. Même Tibo Inshape, le plus gros YouTuber muscu, a fait un rap dans lequel il se compare à un Tortank, en s'adressant à des bodybuilders de 30 ans.»

Les Pokémon ont quitté les hautes herbes depuis longtemps pour infiltrer toutes les strates de notre société. Inspirés par la très NSFW Rule 34 des Internets, Neoxys et ses amis trashers ont ainsi lancé la Rule 151, en référence au nombre des Pokémon de la première génération. Le principe est simple: si ça existe, il en y a forcément une version Pokémon. «Parce que tu peux tout faire avec», assure-t-il en rappelant la façon dont l'Union des étudiants juifs de France a récemment réagi à l'agression d'un enseignant portant la kippa à Marseille.

Bien plus qu'une simple référence générationnelle, le jeu et ses dérivés sont désormais entrés dans l'imaginaire collectif. «Aujourd'hui, on sait que c'est un élément de pop culture. Certains disent même que Nintendo est devenu le Disney japonais et que Pikachu, c'est l'équivalent de Mickey.»

La grande industrie du divertissement kawaï

Pourtant, à l'origine, rien ne laissait penser qu'un RPG dans la plus pure tradition japonaise, lancé par un mordu d'entomologie –l'étude des insectes–, arriverait à conquérir l'Occident. D'ailleurs, «les Japonais n'étaient pas chaud pour y aller», précise Alvin Haddadène. «Ils disaient: c'est un produit très japonais fait pour le public japonais. Ils estimaient faire 1% de ventes à l’étranger.» S'il sait ça, c'est parce qu'il aurait pu devenir professeur Pokémon avec son confrère Loup Lassinat-Foubert: ces journalistes à Gamekult et Jeuxvidéo.com ont fouillé l'histoire secrète du jeu pour publier un livre très complet, Générations Pokémon, 20 ans d'évolutions.

Tout a été fait pour que le jeu ne subisse pas le destin des autres modes enfantines éphémères –combien sont-il aujourd'hui à jouer encore aux Pogs et aux Jojo's?

En décrivant le phénomène, les deux amateurs du RPG permettent de comprendre comment la Pokémania s'est inscrite dans la durée. Au niveau marketing, tout a été fait pour que le jeu ne subisse pas le destin des autres modes enfantines éphémères –combien sont-il aujourd'hui à jouer encore aux Pogs et aux Jojo's? Après s'être attaqués au marché américain, «où ils ont sorti mille produits dérivés la première année», les Pokémon ont envahi l'Europe le 9 octobre 1999. Entre sa naissance dans les studios de Game Freak et son arrivée dans les cours d'écoles françaises, le jeu était devenu une licence transmédia à laquelle rien ne pouvait résister, surtout pas les enfants. Alvin Haddadène et Loup Lassinat-Foubert rapportent ainsi des chiffres incroyables: un peu plus d'un an après le lancement, Nintendo France annonçait un chiffre d'affaires de 150 millions d’euros lié à la licence. Plus de 2,5 millions de cartouches et 600 millions de cartes avaient été vendues dans l’Hexagone. Véritable cheval de Troie dans les foyers français, l'animé lancé à partir du 3 janvier 2000 sur TF1 atteindra jusqu’à 70% de part de marché sur les moins de 15 ans dès sa première année.

Dire que le succès de Pokémon ne s'est bâti que sur l'argent serait mentir: il faut bien reconnaître que le jeu en lui même avait tout pour être un best-seller, à commencer par son gameplay. «Personne n'a pu égaler sa profondeur», explique Loup Lassinat-Foubert. «Ils ont mis six ans à développer la recette de base, donc c'était hyper carré et ça a empêché les concurrents de prendre le dessus.» Au-delà de ça, l'univers de Pokémon a tout ce qui faut pour plaire aux enfants, génération après génération. À commencer par ces animaux rigolos, aux noms truffés de références culturelles, évoluant dans un monde souvent très proche du nôtre.

Et puis Pokémon, c'est aussi des belles valeurs: l'amitié, l'échange, le dépassement de soi et le voyage initiatique. Des valeurs incarnées à la télévision par Sacha, Pikachu et leurs amis. «Sacha, c'est peut-être le mec qui a le plus influencé ma vie», rigole Alvin Haddadène. «Tous ceux qui ont joué à Pokémon ont rêvé le soir, dans leur lit, de partir chasser les Pokémon avec lui.» Grâce à cet animé, accompagné de films qui sortaient à moins d'un an d'intervalle, toute une génération est devenue accro à cet univers.

Joue-la comme Fildrong

Au fil des ans, les fans ont pu continuer à vivre leur passion tout en grandissant. Non pas que le jeu devienne plus «adulte» dans son scénario, mais en six générations, il a su entretenir l'intérêt des joueurs. De 151 Pokémon, on est passé à 721 et des éléments de gameplay ont été introduits, retirés puis réintroduits d'une version à l'autre. Sur le site mis en place par The Pokémon Company pour les vingt ans, ils sont ainsi nombreux à étaler les cartouches des jeux auxquels ils ont joué, de la première à la dernière génération.

Mais il arrive bien un jour où on ne cède plus à l'appel du voyage initiatique. Même le slogan «Attrapez-les tous» ne nous accroche plus. Quand on a fait le tour du Pokédex et accumulé plus de badges qu'un boy­-scout, on se lasse. C'est ce qui est arrivé à Fildrong: «Au bout d'un moment, en tant que joueur tu te dis: j'aime Pokémon mais j'aimerais faire autre chose que capturer et vaincre la Ligue. Donc qu'est-ce que je peux faire?» Il y a quelques années, ce streamer et YouTubeur de 26 ans a cherché la réponse à sa question là où elle se trouve toujours, sur Internet. En ligne, il est tombé sur des communautés de joueurs matures et aguerris qui avaient trouvé une solution: pousser les capacités du jeu à leur maximum.

Car Pokémon, «c'est comme les échecs», assure celui qui est devenu un des plus grands experts français de stratégie. Avec six pions, un dresseur doit battre les six pions adverses, mais dans des configurations qui peuvent s'avérer particulièrement complexes. «Car des Pokémon, il y en a plus de 700, de 19 types différents, parfois même avec des doubles types et chacun a ses faiblesses et ses résistances. En plus de ça, maintenant les statistiques des Pokémon sont modifiables, il y a des capacités spéciales et près de 600 attaques. Donc ça laisse pas mal d'options.» Tous ces paramètres introduits au fur et à mesure de l'évolution du jeu font qu'aujourd'hui, les joueurs les plus chevronnés ont développé une approche quasi-scientifique du gameplay.

On a été obligé de séparer les tournois entre masters et juniors, parce qu'on voit des jeunes se faire éclater par des vieux barbus avec des calculatrices

Neoxys

En plus d'animer la communauté Pokémon Trash, Neoxys s'investit dans l'association Neokan, qui organise des compétitions et, pendant les combats, il voit de plus en plus de ces dresseurs qui n'ont rien de naïf ni d'enfantin: «On a été obligé de séparer les tournois entre masters et juniors, parce qu'on voit des jeunes se faire éclater par des vieux barbus avec des calculatrices. Ils sont là à calculer leurs EV, leurs IV... Ils ont un lexique, on dirait les mecs du marketing!»

Tout cela n'étonne pas vraiment Fildrong: «C'est un jeu qui a été pensé pour la tranche d'âge des 8-12 ans, mais qui a complètement dépassé l'ambition de son créateur. Et finalement, la tranche d'âge a grandi avec la licence.» Une situation presque paradoxale pour le streamer qui croise sur les réseaux «des enfants de 12 ans qui jouent à GTA ou Call of Duty et qui disent: Pokémon, c'est pour les gamins.» Si ça reste vrai, Fildrong, lui, en compte peu parmi les spectateurs de sa chaîne YouTube. Sur 7.000 abonnés, seuls 13% ont entre 13 et 17 ans. La majeure partie (49%) ont 18-24 ans et une bonne part des abonnés (24%) fait partie de la toute première génération, âgée aujourd'hui de 25 à 34 ans.

Un jour, je serai dresseur professionnel...

Étonnamment, si le jeu Pokémon a pris une dimension plus adulte, il ne s'est pas professionnalisé pour autant. Contrairement aux autres licences phares de l'e-sport, Pokémon ne rapporte pas grand-chose. Et pour cause, ce milieu qui commence à brasser des millions ne colle pas à l'esprit Nintendo. «Leur volonté, c'est d'aller vers le grand public et ils voient l'e-sport comme quelque chose d'un peu élitiste», explique Fildrong. Ainsi, même si les compétitions attirent un public tout aussi fervent que pour Dota, League of Legends et autres Starcraft, les champions, eux, ne touchent pas de cash prize faramineux. Le stratège peut en témoigner: «En 2013, j'ai gagné le plus grand tournoi de la génération à l'époque, et j'ai eu pour 300 euros de prix. Même pour les championnats du monde officiels organisés par Nintendo, le prix est une bourse d'étude de 5.000 euros. J'ai mal choisi le jeu où être le meilleur», rigole-t-il.

Tout cela va-t-il changer avec les vingt ans de Pokémon? Si la firme japonaise n'a encore rien annoncé d'officiel, les projets en préparation laissent penser qu'elle est prête à se réconcilier avec les aspects les plus matures de sa licence. Avec le développement du dispositif connecté, Pokémon GO, prévu pour cette année, Nintendo fait un grand pas en avant. «Il s'agit de préparer le futur», analyse Alvin. «On sent qu'ils vont évoluer vers quelque chose de plus connecté et même de plus in. Cela me paraît inévitable quand on sait que l'âge moyen du joueur de Pokémon, c'est vingt ans.»


Si cette nouvelle a mis la communauté de fans en ébullition, la publicité diffusée durant le Super Bowl a fini de les convaincre que Pokémon rentrait dans une nouvelle ère. Fini les réclames cartoonesques, pour ses vingt ans, la licence a offert un vrai film publicitaire à ses fans. Un spot qui réunit passé et avenir, joue avec les références et fait renaître un sentiment bien connu des joueurs: l'envie de devenir le meilleur dresseur.

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