Économie

Comment l'Église a inventé le marketing

Les techniques modernes de la communication commerciale n'ont en réalité rien de très original. Elles auraient même tout pompé à ce qui a fait le succès du catholicisme naissant.

Capture de la campagne de pub lancée par le diocèse de Normandie
Capture de la campagne de pub lancée par le diocèse de Normandie

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«Si notre porte est grande ouverte, c’est aussi grâce à vous», nous dit un prêtre hospitalier sur le seuil d’une Église dans le cadre de la récente campagne pour le denier du culte du Diocèse de Paris. Mais finalement quelle enseigne ne pourrait tenir ce discours? Et pour aller droit au but, quelle différence peut-on raisonnablement faire entre l’Église et une marque? À cette question d’envergure, un chef de publicité italien a répondu de façon magistrale dans un ouvrage qui a fait le tour du monde mais n’a pas trouvé le moindre écho en France: Jésus lave plus blanc.

Cet essai qui est plutôt solidement argumenté et n’a rien du pamphlet stérile semble avoir été inspiré par les propos tenus par l’évêque de Bologne, Mgr Ernesto Vecchi, le 2 octobre 1997. Au journaliste qui lui demandait si l’Église catholique avait pris récemment des cours de marketing, le prélat lui aurait ainsi répondu: «Vous plaisantez! L’Église peut en donner, des leçons en la matière… Le marketing? C’est Jésus qui l’a forgé il y a deux mille ans.» D’où évidemment le titre provocateur de l’ouvrage. Le tout préfacé en France par Jérôme Prieur –co-auteur de Corpus Christi et des Origines du christianisme–, pouvait-on envisager meilleure caution?

Dans ce livre qui est sorti ici il y a tout juste dix ans, Bruno Ballardini ne se contente pas de nous rappeler que le crucifix peut être considéré comme le premier logo et que le système des indulgences ressemble à s’y méprendre à ce que l’on appellerait aujourd’hui le marketing relationnel. L’ouvrage nous montre de façon plutôt convaincante que les marketeurs ne feraient que recycler les méthodes et codes de l’héritage judéo-chrétien. Bon connaisseur de l’histoire de l’Église, l’auteur explique comment elle a mis au point les fondements du marketing: une communication axée sur l'image, des points de vente aux quatre coins de la planète (les églises), des campagnes de publicité savamment orchestrées à partir de la maison-mère (la basilique Saint-Pierre de Rome), un directeur général admiré (le pape), etc.

Dette et culpabilité comme insights

Mais pourquoi peut-on légitimement penser que l’Église a mis au point toutes ces techniques? Pour commencer, le marketing s’appuie sur ce qu’on appelle des insights consommateurs qui expriment un problème rencontré par les individus dans un univers de produits. Les marques de fast fashion comme H&M ou Zara s’appuient, par exemple, invariablement sur cet insight universel qui agite la plupart des femmes le matin lorsqu’elles murmurent devant une armoire qui regorge de vêtements: «J’ai l’impression que je n’ai rien à me mettre»… Selon Ballardini, l’Église aurait fondé son insight sur le sentiment de dette en y associant le sentiment de culpabilité. Un virus contagieux qui a toujours représenté un puissant facteur de cohésion sociale.

Un bon insight permet de construire une belle promesse de marque, qui est en l’occurrence l’unicité de Dieu

Comment le marketing aurait-il pu, en effet, négliger un tel sentiment dont Jean Delumeau a montré qu’il avait modelé notre civilisation? Et c’est là que saint Paul apparaît comme un orchestrateur magistral. Celui que Ballardini considère comme le premier chef de produit de la multinationale articula un dispositif de persuasion en deux temps. Dans le premier, il a réussi à s’approprier le potentiel culpabilisant de ce mythe. Nous aurions perdu l’Éden parce que nous descendons du premier pécheur, chassé dès lors du Paradis. Donc nous serions par un effet de descendance aussi des pécheurs (Épître aux Romains 5, 12).

Dans le second temps de sa stratégie de communication, il est parvenu à associer de façon indissoluble cet incident originel au rachat du péché originel par le sacrifice de Jésus (Épître aux Romains 5, 19; première épître aux Corinthiens 15, 22). C’est ce passage fondamental qui allait déclencher le sentiment de culpabilité de la cible, sentiment sur dont tous la plupart des marchés de biens de consommation ont fait leur beurre. 

Comme le montre encore Ballardini, cet épisode est un cas exemplaire justifiant la mort de l’adepte comme «preuve» de l’excellence de la marque, de la bonne foi de ses représentants, et insinue, en définitive, la nécessité d’y répondre par une foi illimitée et inconditionnelle, comme dans un terrible potlatch –forme ritualisée d’échange en usage dans les sociétés dites primitives selon laquelle qui reçoit un don doit faire un retour un don encore plus important- encore plus grand.

Un bon insight permet de construire une belle promesse de marque, qui est en l’occurrence l’unicité de Dieu –si l’on se souvient de ce que Dieu dit à Moïse sur le mont Sinaï– par opposition aux religions païennes de l’Antiquité qui s’empruntaient mutuellement des divinités?

Saint Paul et l’univers de la marque

Ce qui n’est pas sans nous rappeler que toute grande marque évacue par définition l’idée même de concurrence en proposant un univers totalisant. Mais comment s’approprier cette unicité pour donner vie à une nouvelle marque? Doté d’un produit, certes excellent, il fallait le brander. Paul a donc compris que c’est en définitive la marque qui joue un rôle décisif dans la médiation des valeurs auprès du public. Comme le montre Ballardini, l’action de Paul consista à mettre en relation un produit qui était en apparence semblable aux autres, avec la garantie fournie par son premier testimonial, Jésus. Un testimonial d’autant plus crédible qu’il se présentait comme faisant partie intégrante du produit, dont il avait démontré l’efficacité au moyen d’une démonstration à la fois tangible et réaliste.

D’où il s’ensuivit une garantie de cette unicité par une très longue chaîne de testimonials: les évangélistes, les pères de l’Église, les papes, les saints se renvoyant les uns aux autres en se citant mutuellement. Le testimonial est d’ailleurs devenu lui-même un produit marketing; l’Église redessinant pour se faire le visage du Sauveur, sa chevelure, et jusqu’à la couleur de sa peau pour en faire un bel Européen à la peau blanche et aux cheveux blonds, image qui ne correspond évidemment pas à la reconstitution qui vient d’être faite du véritable visage de Jésus.

La clé du point de vente

Il est donc possible de parler d’un marketing mix de l’Église qui s’appuie sur un core business qui est la Parole et ses dérivés (le salut éternel), un produit unique, expression d’un Dieu unique et un service qui consiste à interpréter le produit en fonction du public et constitue une sorte d’exclusivité de la marque. La valorisation de ce couple produit/service s’appuie sur un régime de compétences qu’autorise l’infaillibilité du pape fondée sur la parole écrite (le fameux Édit de Constantin datant de 313), une communication de la Parole divine à travers toutes les activités de l’Église mais aussi une crédibilité dérivant du lien direct avec Dieu.

Ce que le shopping se propose n’est pas tant l’achat de choses que les personnes désirent, mais de tenter d’entrer en relation avec des sujets qui demandent des choses

Daniel Miller

L’Église a également compris que le point de vente n’est pas qu’un simple rouage dans le système distributif: c’est un facteur d’agrégation et de fidélisation, un lieu de communication dans lequel il est nécessaire de revenir et qu’il faut absolument faire vivre avec des animations interactives pour garantir une efficacité maximale et notamment des cérémonies de dégustation fortement ritualisées qui permettent le partage de la Parole.

Le sacrifice est un aspect fondamental de la ritualité. D’où un lien évident entre le fait de se rendre à l’Église et celui de faire du shopping, si l’on accepte que la consommation s’enracine dans cette même idée. C’est d’ailleurs la théorie de Daniel Miller, représentant parmi les plus illustres des études sur la culture matérielle (tel qu’il l’illustre notamment dans son ouvrage A Theory of Shopping, 1998). Si nous considérons le shopping du point de vue des dynamiques des relations sociales, s’ensuit une ressemblance simple mais fondamentale avec le sacrifice. En effet:

«La finalité du sacrifice est de construire la divinité comme le sujet qui demande. La signification de la fumée qui monte vers la divinité est la confirmation du fait qu’il existe en réalité une divinité qui désire être nourrie de cette façon.»

Or, le motif du shopping est identique, à savoir la construction de l’autre comme un sujet qui s’attend à quelque chose. «Ce que le shopping se propose n’est pas tant l’achat de choses que les personnes désirent, mais de tenter d’entrer en relation avec des sujets qui demandent des choses», nous rappelle Daniel Miller. Le sacrifice se fondait justement sur des rites conçus pour transformer la consommation en dévotion, créant ainsi des sujets désirants en attente de quelque chose. Permettant de laver les péchés de tous, il peut être considéré par Ballardini comme «la grande lessive, le détachant universel».

Le marketing du supplément d’âme

Si l’on doute encore de l’influence qu’a pu avoir l’Église sur les marketeurs, n’oublions pas que la discipline a été inventée pour donner aux produits un supplément d’âme en créant un potentiel de séduction et d’attraction. Le marketing management qui apparaît au XIXe vise à relancer le désir pour des produits industrialisés qui ont perdu le caractère singulier, magique et intime des objets artisanaux. Pour émotionaliser la consommation et nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin, les organisations marchandes ont dû s’appuyer sur un système de croyances et sur un dispositif qui s’appelle tout simplement une marque. Car que met-on derrière ce concept si ce n’est un dispositif anthropologique et discursif permettant de faire croire à un bénéfice client?

De ce point de vue, le marketing lessivier n’a rien inventé et Monsieur Propre ou Red Bull n’ont rien à envier au succès de cette grande multinationale qu’est l’Église. Mais que l’on ne s’y trompe pas, l’ouvrage de Bruno Ballardini n’est pas une critique en règle de la Multinationale de la foi. C'est davantage un camouflet contre le marketing qui nous rappelle que notre société de consommation s’est finalement construite sur le mythe de l’Éden qui a constitué au cours des siècles le terreau le plus fertile pour faire croître le désir d’achat. Ce que l’on peut reprocher aux marques, c’est finalement de n’avoir pu sortir de ce mythe qui conduit sans conteste à une société de la surconsommation et de la frustration. C’est aussi d’avoir repris à leur compte cette stratégie de la culpabilisation et cette fragilisation psychologique des consommateurs qui reste le principal levier de création de valeur sur des marchés saturés.

Car le marketing a bien retenu de la psychanalyse les pouvoirs de la névrose pour créer des marchés de la consolation. «Si notre porte est grande ouverte c’est aussi grâce à vous», nous rappelle l’Église catholique dans sa campagne de levée de fonds. C’est le terme «aussi» qui fait toute la différence entre l’Église et les marques de produits de grande consommation. N’oublions pas qu'elle ne propose qu’un seul produit qui est la foi, gratuit s’il en est. Et l’Église nous rappelle l’une des dimensions fondamentales de l’existence humaine qui est –faisant fi de telle ou telle croyance– la spiritualité, valeur dont la société des marques s’est exempté à bon compte. Or, pour reprendre les propos récents d’Edgar Morin, «un idéal de consommation, de supermarchés [...] ne peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être humain». Car s'il y a bien un territoire sur lequel les marques ne sont pas (encore?) aventurées, c'est celui de l’au-delà. Le terrain de jeu de la plupart des religions transcendantes est la vie éternelle alors que celui des marques se limite à la vie terrestre. Voici une différence de marque!

Cet article est initialement paru sur le site The Conversation le 16 février

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