Économie

Le monde bancaire ressemble tellement à Sisyphe

Une fois encore, la communauté financière, après avoir remonté la pente, s’apprête à la redescendre.

<a href="URL">Sculpture «Sisyphe» d’Anna Chromy, se trouvant sur le front de mer à Saint-Tropez</a> | via Wikimedia Commons <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr">License by</a>
Sculpture «Sisyphe» d’Anna Chromy, se trouvant sur le front de mer à Saint-Tropez | via Wikimedia Commons License by

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Tout le monde ou presque connaît l’histoire de ce personnage de la mythologie grecque, condamné par Zeus à pousser un rocher pour lui faire gravir une colline. Notre héros s’arc-boute donc, produit son effort et l’énorme pierre entame son ascension. Bien sûr, à mesure qu’elle se rapproche du sommet, l’effort doit augmenter, simple loi de la physique. Alors qu’il peut croire sa tentative sur le point d’être couronnée de succès, le poids grandissant du fardeau rend l’entreprise insurmontable et le bloc dévale la pente sans espoir d’arrêter sa course. Il faut supposer d’ailleurs que Sisyphe doit au plus vite s’écarter pour ne pas finir écrabouillé. Nous pouvons aussi le voir, du haut de sa colline, contempler son échec. Impossible alors de renoncer. Il lui faut tout reprendre à zéro. Telle était le châtiment infligé par le roi des dieux à celui qui avait rusé à son égard.

Les Grecs anciens avaient pénétré l’essence de notre condition: qui que nous soyons, quoi que nous fassions, nous ressemblons souvent à Sisyphe. Mais le monde bancaire et financier, lui, paraît coller au personnage.

Aucune garantie de guérison

Quand survint la crise de 2007, celle dite des subprimes, il fut entendu qu’il était urgent de tout remettre à plat et, autant que faire se pouvait, éviter de reproduire les mêmes erreurs que celles qui avaient conduit à un cataclysme dont nous peinons encore à nous remettre. Il fallait éviter les activités purement spéculatives, mieux encadrer les marchés, lutter contre la cupidité, détecter les menaces systémiques pour mieux les éliminer, réguler, organiser, contrôler. Après la faillite de la banque Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, ce travail impératif, mais titanesque, fut entrepris et partiellement réalisé. Plusieurs années de soins furent nécessaires, sans garantie de guérison.

Il ne fallut pas attendre plus de trois ans pour que la panique s’empare une fois de plus du monde bancaire. En 2011, éclate la crise d’endettement des États, conséquence logique des efforts déployés par ceux-ci pour sauver leurs systèmes bancaires. Les pouvoirs publics contribuent alors de nouveau à l’apaisement par l’action des autorités monétaires –les Banques centrales–, notamment la Banque centrale européenne, qui assurent la bonne fin des opérations.

La contagion évitée, celles-ci doivent ensuite se consacrer au soutien d’une activité économique anémiée par la crise, en injectant de l’argent de façon massive (quantitative easing). Tout cela au nom d’un principe fort simple: le liquide nutritif favorise le développement des cellules; son absence entraîne leur mort. La situation se stabilise un temps mais le monde financier demeure insatiable.

Pour se soustraire à des réglementations trop contraignantes, le shadow banking –la finance de l’ombre– se développe hors de tout contrôle, permettant à la moitié des actifs financiers dans le monde (80.000 milliards de dollars, plus que le PIB du monde entier) d’échapper au regard des régulateurs. Et même si les grandes banques sont, elles, bien mieux surveillées aujourd’hui qu’hier, les voilà de nouveau fragilisées par des prêts au secteur pétrolier, dont les cours s’effondrent à cause de l’exploitation du gaz de schiste, en particulier aux États-Unis.

Inconscience de l’échec

Une fois encore, la communauté financière tremble et craint le pire. Elle pensait les drames derrière elle, ils se profilent devant. Comme si, après avoir remonté la pente, elle s’apprêtait à la redescendre, pour la énième fois. À la manière de Sisyphe.

Tout le monde ou presque sait aussi qu’Albert Camus, dans un texte célèbre, proposa d’«imaginer Sisyphe heureux». C’était là, pour l’écrivain, un moyen de démontrer qu’il est possible de vaincre l’absurdité de l’existence. Il affirmait ne pas s’intéresser au héros pliant sous le poids de son rocher, ardent, transpirant, essoufflé, mais au contraire à celui qui se précipite vers la plaine, enjoué, nullement effondré de tout reprendre à zéro mais au contraire chaque fois déterminé comme lors du premier essai.

Si donc il est possible de comparer la communauté financière internationale à une sorte de Sisyphe, il n’est guère sérieux de l’imaginer heureuse. Ce qui conduit à une hypothèse non formulée par Camus, mais plausible: Sisyphe oublie tout. Quand le rocher dévale, il le regarde, redescend, et, arrivé en bas, renouvelle son effort. Comme s’il ne conservait aucun souvenir de ce qu’il vient de vivre. Il se lance à l’assaut du sommet avec une certaine inconscience de son échec. Son passé récent ne lui a pas servi. Il ne tire aucune leçon de ses dépenses inconsidérées. La finance devrait méditer cet exemple d’amnésie.

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