Société

On ne sait toujours pas vraiment pourquoi l'Allemagne a attaqué Verdun

Cent ans après, l'objectif de l'offensive allemande de février 1916 reste sujet à débat.

L'infanterie allemande à Verdun, en mars 1916. Via Wikimédia Commons.
L'infanterie allemande à Verdun, en mars 1916. Via Wikimédia Commons.

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Le 21 février 1916, à l’aube, un fracas indescriptible retentit dans tout le secteur de Verdun, sur les rives de la Meuse, et s’entend jusque dans les Vosges, à 150 km de là. Un barrage d’artillerie d’une intensité folle s’abat sur les premières lignes françaises, détruisant tout sur son passage.

Les préparatifs allemands n’étaient pas passés inaperçus. Emile Driant, gendre du «brave général Boulanger» et commandant deux bataillons de chasseurs à pied au bois des Caures, devant Verdun, a alerté ses supérieurs hiérarchiques de l’état d’impréparation du secteur, où l’on manque notamment de barbelés. Menacé d’être traduit devant un tribunal –Driant, également député, a jugé bon d’avertir ses amis à la Chambre, contournant la sacro-sainte voie hiérarchique–, le «lanceur d’alerte» va faire partie des premières victimes de la bataille.

Si, pour les Britanniques, c’est la bataille de la Somme, à l’été 1916, qui est restée comme le symbole de l’abominable carnage que fut la Première Guerre mondiale, pour la majorité des Français, c’est la bataille de Verdun qui le représente le mieux. Car à Verdun, le haut-commandement allemand aurait voulu «saigner l’armée française à blanc». Tels sont en effet les mots que l’on peut lire dans le «Mémorandum de Noël 1915» rédigé par Erich von Falkenhayn, chef de l’état-major général de l’armée allemande et concepteur de l’assaut allemand contre Verdun.

L’objectif d’une offensive à Verdun, où le front français forme un saillant, est de contraindre l’armée française à livrer une bataille dont elle ne veut pas:

«A notre portée, derrière le secteur français du front de l’ouest, se trouvent des objectifs pour lesquels l’état-major français sera contraint de jeter dans la bataille tous les hommes disponibles. S’il le fait, les armées françaises seront saignées à blanc –que nous atteignions ou pas notre but. S’il ne le fait pas et que nous atteignons nos objectifs, l’effet moral sur la France sera énorme. Pour une opération limitée sur un front étroit, l’Allemagne ne sera pas obligée de s’engager à ce point.»

L’attaque contre Verdun est donc, pour reprendre une expression actuelle, une opération gagnant-gagnant aux yeux du commandement allemand. Quel que soit le résultat de l’offensive, l’Allemagne en sortira gagnante, soit en ayant pris une ville hautement symbolique et en s’ouvrant potentiellement la porte de Paris en ayant fait sauter un verrou stratégique majeur, soit en ayant à ce point épuisé l’armée française que la France serait contrainte à la négociation.

Le mémorandum introuvable

Depuis la fin du XXe siècle, pourtant, cette vision des origines de la bataille est questionnée, et pour cause: le document sur lequel les historiens se sont longtemps appuyés pour justifier l’attaque, ce fameux «mémorandum de Noël», n’existe manifestement pas.

La première personne à en faire mention est Erich von Falkenhayn lui-même dans ses mémoires publiées en 1919, intitulées Le Quartier-Général 1914-1916 et ses décisions critiques. De ce «Mémorandum de Noël», que Falkenhayn aurait adressé au Kaiser, chef des armées, il n’existe aucune trace dans les archives allemandes, pourtant fort bien documentées: il n’a jamais été répertorié.

Des soldats français du 87e régiment d'infanterie à Verdun. Via Wikimédia Commons.

Ce qui pose de nombreuses questions: ce «mémorandum», pour inexistant qu’il soit, mais tel qu’il est mentionné dans ses mémoires, trahit-il la réelle pensée de Falkenhayn fin 1915? Et s’il l’invente, ne l’aurait-il pas fait dans le but de se couvrir ou de se justifier? S’il ment, quels pouvaient bien être ses objectifs en lançant ses troupes à l’attaque?

Répondre à la première question est assez malaisé. On constate qu’en effet, l’attaque allemande, pour formidable qu’elle soit en février 1916, demeure limitée à une seule rive de la Meuse, ce qui soutiendrait l’idée que Falkenhayn entendait moins percer que contraindre les Français à engager davantage de troupes. Mais si tel était le cas, pourquoi attaquer à Verdun? Falkenhayn avait envisagé d’attaquer dans le secteur de Belfort, qui lui semblait moins prometteur, car offrant moins de débouchés et étant plus éloigné de Paris. S’il a choisi d’attaquer à Verdun, c’est donc sans doute qu’il en espérait quelques gains supplémentaires, sans quoi, il aurait pu attaquer n’importe où sur le front français; l’armée française s’y serait défendue avec le même acharnement.

Et pourquoi pas sur le front anglais? La réponse n’est guère plaisante à entendre, mais c’est que les Allemands tiennent les soldats britanniques en plus haute estime que les soldats français, la Grande-Bretagne comme le pire ennemi de l’Allemagne et qu’ils pensent qu’en frappant les soldats français, réputés moins combatifs, il sera plus facile d’emporter la victoire. Les Français vaincus, les Britanniques n’auraient pas d’autre choix que de se rendre à leur tour. Telle est la logique qui prévaut au sein de l’état-major allemand.

Mais Falkenhayn veut-il où non percer à Verdun en février 1916? A en croire l’ordre du jour et les instructions données aux troupes de la 5e armée allemande, commandée par le Prince Héritier, oui: les soldats allemands ont reçu pour mission de «s’emparer de la forteresse de Verdun par des méthodes précipitées». Sitôt le bombardement préliminaire terminé, dont on a assuré les troupes de premières lignes qu’il anéantirait toute résistance, ce sera l’assaut, fusil à la bretelle, vers les forts qui entourent la ville et devraient tomber sans difficulté.

Mais le Prince héritier peut-il vraiment donner d’autres instructions à ses troupes? À la guerre, le rôle du commandement est de s’assurer que l’objectif sera atteint, en minimisant autant que possible les pertes mais en sachant qu’elles sont inévitables. Était-il possible de dire aux soldats allemands quittant l’abri de leurs tranchées qu’ils s’en allaient combattre non pour s’emparer de la ville de Verdun, mais pour y attirer un maximum de soldats français afin qu’ils s’y fassent tuer? Faire la guerre n’est pas une des activités humaines les plus réjouissantes. Se voir indiquer, avant l’assaut, que l’on va servir d’appât n’est pas très encourageant et aurait sans doute risqué de démotiver les troupes.

«Partout on s'engage, et puis on voit»

La question de l’invention du mémorandum à des fins de justification personnelle est tout aussi complexe. On peut naturellement comprendre pourquoi Falkenhayn, après la guerre, aurait inventé un mémorandum dans lequel il affirme explicitement qu’il n’entendait pas vraiment s’emparer de Verdun: il n’a pas échoué, puisqu’il ne voulait pas s’emparer de la ville.

Du strict point de vue rhétorique, ce raisonnement se tient, à un point près, et de taille: comment Falkenhayn peut-il, en 1919, alors que chacun a pris la mesure de l’épouvantable carnage qui vient de tuer 8 millions de militaires et va, par ses suites immédiates (épidémie de grippe espagnole, malnutrition, destruction des infrastructures) tuer autant de civils au cours des années qui vont suivre, déclarer sur un ton presque badin qu’il a déclenché une offensive qui allait au total faire 300.000 morts et 400.000 blessés sans avoir pour réel but de s’emparer de l’objectif qu’il avait désigné à ses soldats? Comment peut-il s’imaginer que ses lecteurs ne seront pas proprement écœurés de le voir affirmer qu’il a délibérément sacrifié 140.000 de ses hommes pour en faire tuer 160.000 en face, sans que la bataille n’ait finalement le moindre effet notable sur le cours de la guerre?

C’est sans doute parce que Verdun a coûté son poste au général Falkenhayn, qui était en 1916 en compétition avec les deux stratèges de l’Est, Ludendorff et Hindenburg, qui ont déjà remporté de brillants succès contre les Russes et sont devenu des héros. Falkenhayn aspirait également à se voir reconnaître comme un brillant général, mais son échec devant Verdun entraîne son limogeage au mois d’août et son remplacement par ses concurrents. Il sera ensuite cantonné à un rôle subalterne. Avec la parution de ses mémoires, c’est donc, en 1919, un homme qui entend défendre son honneur et ses compétences, sans manifestement réaliser toute l’indécence de sa démarche.

Photographie en pied de Falkenheyn, datée de 1917. Bundesarchiv via Wikimedia Commons.

Alors, Falkenhayn voulait-il s’emparer de Verdun ou voulait-il y saigner l’armée française à blanc? Le prince Rupprecht de Bavière, qui commandait en 1916 la 6e Armée allemande sur la Somme, et qui va affronter les Britanniques à partir de juillet 1916, nous offre une troisième explication dans son journal, relatant un entretien avec le commandant en chef: «Le général Falkenhayn ne semblait pas lui-même certain de ses intentions et espérait qu’un coup du sort lui permettrait de trouver une issue favorable.» Ainsi, à en croire le prince, Falkenhayn aurait en quelque sorte lancé la bataille de Verdun «pour voir» afin de tester la résistance des Français.

En termes militaires, il n’y aurait pas nécessairement à y redire: Napoléon disait ainsi qu’un des axiomes de la stratégie est «Partout on s’engage, et puis on voit.» Mais en l’espèce, Falkenhayn s’engage et ne voit rien. Il s’obstine, engage toujours plus de troupes, alors que, précisément, il entendait limiter le nombre des troupes combattantes. La faute, sans doute, aux gains territoriaux importants des premiers jours et notamment la prise du fort de Douaumont, tombé presque sans coup férir, du fait de l’impréparation française et d'une forme d’inconscience: la plupart des forts ont été désarmés, car la prise des principaux forts belges en 1914, réduits par des obusiers de 305mm et de 420mm, a persuadé l’état-major que ces mastodontes étaient en mesure de réduire en miettes toute fortification. Cela, le gouvernement français a soigneusement omis d’en informer les Français et il va devoir engager des dizaines de milliers d’hommes –et les faire tuer– pour reprendre un fort qui ne serait sans doute jamais tombé de la sorte s’il n’avait pas été désarmé, et qui a aussi encouragé les Allemands à persister dans leur assaut.

Étrange bataille que celle de Verdun, tenue pour le symbole de la Grande Guerre et de son absurdité, mais dont cent ans plus tard, les réelles raisons du déclenchement demeurent mystérieuses. N’oublions pas non plus que le mythe de Verdun est une reconstruction à postériori, celui de la bataille où les Allemands «ne sont pas passés», où le poilu français a fait montre de l’étendue de ses vertus militaires. Formules creuses, mots vides destinés à masquer un abominable massacre qui avait vu Français et Allemands broyés par «le moulin de la Meuse». Odieux mensonge qui sera hélas, vingt-quatre ans plus tard, instrumentalisé par le maréchal Pétain, le «vainqueur de Verdun», et ses partisans, pour gagner l’adhésion du peuple français désemparé par la défaite – et celle des députés qui lui voteront les pleins pouvoirs.

Cet article s’appuie sur l’ouvrage de Malcolm Brown, Verdun 1916, publié aux éditions Perrin en 2006 et dont le traducteur français est son auteur.

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