France

Déchéance de nationalité: pour y voir plus clair, les arguments pour et contre

Retour sur les arguments juridiques qui sont favorables ou opposés.à cette mesure que le gouvernement veut introduire dans la Constitution.

Près du Bataclan, le 10 décembre 2015. JOËL SAGET/AFP.
Près du Bataclan, le 10 décembre 2015. JOËL SAGET/AFP.

Temps de lecture: 13 minutes

Faut-il inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution, et faut-il l'étendre aux Français de naissance? De nombreux juristes, professeurs de droit ou spécialistes de la Constitution se sont exprimés dans la presse. Avec, en grande majorité, des arguments pour s’opposer au projet du gouvernement de François Hollande, et quelques voix pour le soutenir. Nous les avons passés en revue, en allant aussi nous-même interviewer d'autres spécialistes pour compléter ce panorama.

Nous n’avons retenu d’abord que les arguments pouvant s’appliquer à la dernière version du projet, sans référence à la binationalité et étendue aux délits. Le débat porte donc sur l'opportunité d'inscrire dans la Constitution la possibilité de déchoir une personne «de la nationalité française ou des droits attachés à celle-ci lorsqu'elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation»

Nous avons ensuite fait une place distincte aux arguments considérant que le projet de loi ne concernait dans les faits que les binationaux, et à ceux considérant qu’il s’adressait à tous et pourrait engendrer des apatrides, cette question étant encore, pour le moment, floue et suspendue à un texte d’application. Ce qui est un argument d'ailleurs contre le texte.

 

LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE L'INSCRIPTION DE LA DÉCHÉANCE DE NATIONALITÉ DANS LA CONSTITUTION

 

1.Pour éviter une censure du Conseil constitutionnel

C’est ce qui a motivé la décision de François Hollande et du gouvernement d’inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution. Le Conseil d'État, la plus haute des juridictions de l'ordre administratif, a considéré dans son avis du 11 décembre 2015 qu’elle devrait être inscrite dans le texte suprême «eu égard au risque d'inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire».

En clair: le Conseil constitutionnel pourrait retoquer une telle loi, selon le Conseil d’État, pour préserver un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Au rang de ces principes fondamentaux, que certains jugent «hypothétiques» et dont l’existence n’est nulle part gravée dans le marbre, figurerait l’impossibilité de déchoir de leur nationalité des Français de naissance. Le Conseil d’État avance prudemment toutefois, estimant qu’«à supposer que les conditions de reconnaissance d'un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas nécessairement à le reconnaître».

Le professeur de Sciences Po, Olivier Duhamel, partage aussi l’avis du Conseil d’État sur la nécessité d’inscrire la mesure dans la Constitution pour être sûr d’éviter une censure du Conseil constitutionnel:

«Je n’ai guère de doute sur le fait que cela ­nécessite une disposition constitutionnelle. Toutes les lois qui ont prévu la déchéance de la nationalité, et particulièrement celles de 1915, 1927 et 1938, ont exclu les personnes nées en France. Même en 1915, en pleine guerre, un Franco-Allemand né en France prenant parti pour l’Allemagne ne pouvait pas être déchu de sa nationalité. Le Conseil constitutionnel considérerait, sans aucun doute, comme un de nos principes fondamentaux cette impossibilité, puisqu’elle a été reconnue de façon répétitive par les lois.»

«Dès que vous constitutionnalisez, vous donnez une force beaucoup plus grande, vous mettez à l’abri d’une contestation, à l’abri d’une question prioritaire de constitutionnalité», écrit lui aussi Richard Ghevontian, professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille, dans un billet de blog, tout en ajoutant ne pas bien comprendre «l’intérêt» de la mesure, puisque «la déchéance de nationalité est déjà prévue par le Code civil».

 

2.Pour établir l’égalité entre les binationaux Français par naissance et les binationaux par acquisition

La déchéance de nationalité, estiment le gouvernement et le Conseil d’État, ne s’applique aujourd’hui qu’aux Français qui ont acquis la nationalité française (article 25 du Code civil, mais l’argument est contesté, comme nous le verrons plus bas). Autrement dit, les binationaux Français de naissance et les binationaux devenus Français par naturalisation ne sont pas sur un pied d’égalité. Le professeur de droit public Dominique Rousseau estime par conséquent que soumettre les Français de naissance et les Français par acquisition au même régime juridique de déchéance «rétablirait le principe d’égalité». Le droit considère aujourd’hui, avance-t-il, que les Français qui le sont devenus par acquisition comme «moins français que les autres», alors qu’ils sont dotés, tout comme les Français de naissance binationaux, d’une autre nationalité.

Une opinion partagée par Olivier Duhamel dans une tribune et dans une interview au Monde

«Aujourd’hui, le Français de naissance ne peut pas être déchu de sa nationalité, mais celui qui est devenu français peut l’être. De ce point de vue, le projet du gouvernement va vers plus d’égalité.»

 

3.Parce que le symbolique a son importance

Contre les détracteurs qui pointent l’aspect symbolique et inefficace d’une telle mesure, Olivier Duhamel répond que le symbolique, particulièrement dans une Constitution, a son importance:

«Il y a de nombreuses dispositions symboliques dans une Constitution. Nous n’allons pas supprimer la référence à la "fraternité" sous prétexte qu’elle a une portée surtout symbolique.» 

Le directeur de la revue Pouvoirs affirme cependant qu'il faudrait limiter la déchéance de nationalité aux crimes de terrorisme, sans l’étendre aux délits, sans quoi la portée symbolique en serait diminuée.

4.Pour protéger d’un usage abusif de la déchéance

La déchéance de nationalité est aujourd’hui prononcée par une décision administrative prise par décret, subordonnée à un avis conforme du Conseil d'Etat. Selon le projet du gouvernement présenté en Conseil des ministres le 3 février, elle deviendrait «une peine complémentaire prononcée par un juge judiciaire». Ce qui, selon Olivier Duhamel, contacté par Slate.fr, permettrait de protéger la déchéance «d’un usage abusif».

5.Une déchéance plus visible et donc plus dissuasive

Si beaucoup de personnalités se sont exprimées pour pointer selon elles le caractère «non dissuasif» de la déchéance, de l'ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, au bâtonnier de Paris Frédéric Sicard, en passant par le juge Marc Trévidic ou le président de Sos Racisme, Dominique Sopo, certains pensent le contraire, notamment pour les personnes qui pourraient être amenées à prêter main-forte à des terroristes sans risquer elles-mêmes leur vie. «Il peut exister des cas limites de jeunes en voie de radicalisation pour lesquels cela jouerait un rôle de frein», écrit Olivier Duhamel dans Le Monde.

D’autant qu’inscrire la déchéance dans la Constitution, c’est aussi la rendre plus visible. «Le risque de déchéance serait plus visible et donc mieux contenu, ce qui serait susceptible de conférer à cette sanction un caractère dissuasif» et «pas seulement symbolique», plaide le professeur.

 

6.Une mesure d’une telle gravité nécessite d’être inscrite dans la Constitution(en cas de déchéance pour tous)

«L’hypothèse d’une déchéance possible pour tous les Français, même mononationaux, est suffisamment grave, car créant alors dans ce dernier cas des apatrides, pour nécessiter (ou justifier) un fondement constitutionnel», fait valoir Olivier Duhamel. Le professeur émérite et agrégé de droit public précise cependant qu’il est désormais, «à titre personnel», opposé à l'extension de la déchéance de nationalité inscrite dans la Constitution:

«Le caractère parfois très excessif des critiques politiques ou, plus largement, de principe, et enfin l’aspect somme toute limité d’une telle révision quant à ses conséquences effectives par rapport à l’état présent du droit, le fait, désormais avéré, qu’une telle révision constitutionnelle, quoi qu’approuvée par une immense majorité des Français, heurte si profondément une minorité d’entre eux devrait conduire le pouvoir à y renoncer. Introduire dans notre constitution une modification ressentie par une minorité non négligeable comme une discrimination, une atteinte à leurs droits et/ou à leur dignité, n’est pas justifié, sauf impératif absolu pour la défense des intérêts supérieurs de la nation, ce qui n’est évidemment pas le cas en l’espèce, même si, marginalement, ladite révision pouvait avoir une portée dans quelques cas plus que symbolique.»

 

LES ARGUMENTS CONTRE L'INSCRIPTION DE LA DÉCHEANCE DANS LA CONSTITUTION

 

1.Une atteinte à un principe fondamental du droit

L’argument selon lequel la déchéance de nationalité porte atteinte à un principe fondamental du droit français (et devrait donc être inscrite dans la Constitution pour éviter une censure du Conseil constitutionnel) est utilisé par d'autres juristes et experts du droit précisément pour argumenter contre cette inscription. Ils soulignent la drôle de logique qu’il y aurait à avouer qu’une loi viole la tradition humaniste du droit français et qu’il faudrait donc précisément, pour cette raison, l’inscrire dans la Constitution, réceptacle des grands principes du droit. 

«Ils nous expliquent qu’il y a un risque que la déchéance soit antirépublicaine, et qu’il faut donc la mettre dans la Constitution. Mais si on suit la logique, on ne devrait pas la mettre, alors!», s’exclame Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense, contacté par Slate.fr.

 

2.Pas besoin de constitutionnaliser la déchéance

Constitutionnaliser la déchéance pour éviter les foudres du Conseil constitutionnel? Une interprétation avec laquelle Jules Lepoutre, doctorant en droit public dont la thèse porte sur l'étude des relations entre le droit de la nationalité et la souveraineté de l'État, est en désaccord. Selon lui, le Code civil a déjà permis de déchoir de leur nationalité des Français de naissance, même si les articles le permettant (23-7 et 23-8) sont «un peu tombés dans l’oubli». 523 Français ont été déchus de leur nationalité entre 1949 et 1967, affirme-t-il, parmi lesquels on trouve «de nombreux Français de naissance» même s’ils «ne sont pas majoritaires». Point n’est besoin, donc, de recourir à l'arme de la révision constitutionnelle.

Un avis partagé par Dominique Rousseau dans une tribune pour Libération:

«Dans sa décision 93-321 DC du 20 juillet 1993, le Conseil constitutionnel a refusé de qualifier le jus soli (le droit du sol) de principe fondamental reconnu par les lois de la République [...]. L’extension de la déchéance de nationalité aux binationaux nés Français n’est contraire à aucun principe constitutionnel et peut se donc se faire par une loi ordinaire sans risquer d’être censurée par le Conseil constitutionnel.»

3.Ce n’est pas le rôle de la Constitution

Un des arguments majeurs contre l’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution, désormais défendu par de nombreuses personnalités à gauche comme à droite, est que la Constititution n’est tout simplement pas le lieu pour inscrire ce genre de mesure. C’est ce qu'argumente par exemple l'ancien ministre de la Justice et président du Conseil constitutionnel Robert Badinter dans une tribune pour le Monde:

«Il n’est point besoin enfin de recourir à une révision constitutionnelle. Il suffirait au Parlement de remplacer, dans l’article 25 du Code civil, la référence à celui “qui a acquis la qualité de Français par la mention “tout Français pour supprimer du texte la distinction entre Français de naissance et Français par acquisition de nationalité.»

«La Constitution vise à apporter des garanties. Pas à stigmatiser une partie de la population», estime Serge Slama, tout comme un collectif de nombreux juristes universitaires, qui ont signé un texte également paru dans le quotidien:

«En constitutionnalisant une mesure de sanction, la réforme vient altérer la fonction même de la Constitution, qui est censée organiser l’État et garantir les droits et libertés des citoyens et aucunement édicter, elle-même, des mesures punitives.»

Un avis également partagé par Jules Lepoutre, pour lequel «une Constitution a pour objet d’unir les citoyens, pas de les diviser.» Il rappelle les deux rôles fondamentaux de notre Constitution: encadrer le pouvoir des gouvernants et garantir les droits fondamentaux. En passant par la Constitution pour outrepasser le Conseil constitutionnel, «on viole cette tradition juridique qui est d’encadrer le pouvoir des gouvernants et on viole aussi cette deuxième tradition, la garantie des droits fondamentaux», puisque des individus s’en verront privés en même temps que de leur nationalité.

 

4.Une peine disproportionnée

C’est là aussi une mise en garde du Conseil d’État, qui, bien qu’ayant donné le feu vert au gouvernement pour une révision constitutionnelle, estime que la privation de la nationalité par le législateur ordinaire «pourrait être regardée comme une atteinte excessive et disproportionnée» aux droits fondamentaux de la personne, «qui, par suite, serait inconstitutionnelle».

Le principe de proportion est un principe du droit qui veut que, quand on prend une sanction, il faut qu’elle soit proportionnée au regard des actes. Toute la difficulté étant de savoir placer le curseur…. La question se pose particulièrement si la déchéance de nationalité est mise en place aussi pour les délits, comme c’est actuellement le cas dans le projet de loi proposé par le gouvernement.

Voici un exemple pour comprendre, qui concerne le délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Jules Lepoutre cite le cas de personnes condamnées à ce titre après avoir été en relation avec des individus du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), placé par l’Union européenne sur la liste officielle des organisations terroristes –et dont, depuis des années, des personnalités, comme Bernard-Henri Lévy, réclament le retrait de cette liste. Or, dans l’exemple cité par Jules Lepoutre, «les faits manquaient tellement de gravité qu’ils n’ont eu que du sursis» et un des condamnés, précise le doctorant, «a été dispensé d’inscription au casier judiciaire de sa peine».

«Un délit peut manquer de gravité, ne pas être à ce point grave qu’il n'entraînerait même d’inscription au casier», fait valoir Jules Lepoutre, preuve que rendre possible la déchéance de nationalité pour de tels cas est «disproportionné». Certes, le juge, qui, dans la version actuelle du projet de loi, est chargé de prononcer la déchéance de nationalité, choisirait certainement de ne pas l’appliquer dans un tel cas. Mais pour le doctorant, autoriser la Constitution à permettre cela est «déjà choquant».

 

5.Une déchéance contraire à la Déclaration des droits de l’homme

C’est un argument mis en avant par le Conseil d’État lui-même. Selon lui, la nationalité française représente «un élément constitutif de la personne» garantissant des droits fondamentaux. Ces droits fondamentaux sont protégés par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, et notamment son article 16: «Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.»

 

6.La déchéance pourrait être retoquée par la CEDH

Même sans créer d’apatrides, la loi constitutionelle sur la déchéance de la nationalité française pourrait être jugée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) comme une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui donne un droit au respect «de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance». Un article dont la Cour a fait dans sa jurisprudence une interprétation assez large. C’est ce qu’estime Mireille Delmas-Marty, docteure en droit et professeure au Collège de France, dans un entretien à TV5 Monde.

 

7.Une déchéance juridique artificielle

La nationalité a deux dimensions, une dimension subjective et une dimension objective, explique Serge Slama. La dimension subjective relève du désir de vivre dans un État, d’un sentiment. Et la dimension objective renvoie aux liens réels d’un individu avec un État, comme la naissance sur le territoire, la culture, la scolarisation, etc. Déchoir de sa nationalité quelqu’un qui a acquis la nationalité française, c’est en ce sens «moins grave» que de déchoir un individu qui a toujours été français, car on considère que le premier a moins de «liens objectifs» avec la France que le second.

«On est en train de déchoir de la nationalité des personnes qui ne sont que françaises», met en garde le spécialiste. Avec le risque par là de provoquer une situation artificielle, où ne seront plus françaises sur le plan juridique des personnes qui ne seront que françaises dans leur histoire personnelle.

 

8.Une déchéance inefficace

L’argument de l’inefficacité peut sembler politique, mais Jules Lepoutre explique que le droit n’est pas insensible à «l’efficacité de la norme»: «Cela fait partie du droit.» Or le titre de la loi constitutionnelle est «Pouvoirs publics: protection de la Nation», argumente-t-il. Alors que de nombreuses voix de spécialistes se sont élevées pour dire l’inefficacité d’une telle loi contre le terrorisme, les juristes, selon lui, ont raison de joindre les leurs à ce mouvement.

 

9. L’argument de la rupture d’égalité(Si le texte ne concerne que les binationaux)

Bien que ne comportant plus de référence à l’impossibilité de créer des apatrides, ni de référence à la binationalité, il est possible que le texte leur soit, in fine et au gré des changements qui seront apportés au cours du débat parlementaire, destiné.

Manuel Valls a précisé plusieurs fois que la France ne créerait pas d’apatrides. Mais dans ce cas, font valoir des professeurs de droits et des universitaires, le texte entraînerait une rupture d’égalité ou une discrimination en raison de l’origine. C’est un argument défendu par le Défenseur des droits Jacques Toubon, qui estime dans son communiqué du 23 décembre que cette mesure n’est pas conforme à l’esprit de notre République:

«Ce projet revient à graver dans le marbre de notre norme supérieure une division fondamentale des Français en deux catégories, à l’encontre de l’esprit et de la lettre de la Constitution, dont l’article 1er prévoit:“La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. La citoyenneté est aussi indivisible que la République. Son principe fondamental est que les citoyens sont égaux et qu’il n’y a pas de citoyens moins citoyens que d’autres.»

Un argument également défendu par le collectif de juristes cité plus haut, qui parle de «mesures ségregationnistes»:

«Selon une jurisprudence bien établie du Conseil constitutionnel, si le principe d’égalité autorise le législateur à traiter différemment deux catégories distinctes de personnes, ce principe exige que la différence de traitement ainsi caractérisée “soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit. En l’espèce, le projet de réforme introduit une différence de traitement –une inégalité manifeste– entre les Français “mononationaux et les Français binationaux. Cette division des Français en deux catégories, si elle avait été opérée par un projet de loi ordinaire, aurait ainsi dû être examinée par le Conseil à l’aune de l’objectif du texte, à savoir la lutte contre le terrorisme. 

 

Le Conseil constitutionnel aurait ainsi eu à répondre à la question saugrenue de savoir en quoi l’efficacité de la lutte antiterroriste justifie de sanctionner spécifiquement, par la déchéance de nationalité, les binationaux! Ceux-ci seraient-ils plus à même de perpétrer des actes terroristes que les “Français de souche? Saugrenue, la question n’est évidemment pas neutre mais révèle, au contraire, une volonté de stigmatiser encore et toujours, et cette fois au niveau même de la Constitution, une catégorie précise de Français, ceux dont l’histoire est en partie liée aux anciennes colonies françaises. [...] Et si on reconnaît qu’il y a deux catégories de Français, c’est bien que le peuple français n’est plus un et indivisible, encore un mythe républicain qui passe à l’as.»

Le Conseil d'État a cependant écarté l’argument d’une méconnaissance du principe d’égalité. Selon lui, «les binationaux ne sont pas, au regard de cette mesure, dans la même situation que les personnes qui ne détiennent que la nationalité française, car déchoir ces dernières de leur nationalité aurait pour effet de les rendre apatrides».

Comme nous l’avons vu plus haut, Dominique Rousseau estime lui que la loi constitutionnelle ne créerait pas moins d’égalité mais plus d’égalité. «Quant aux Français mononationaux et aux Français binationaux, ils sont dans des situations objectivement différentes –les premiers ont une seule nationalité, les seconds deux– et les traiter différemment ne porte pas atteinte au principe d’égalité», estime-t-il.

10.L’argument contre l’apatridie(Si le texte s’applique à tous)

Nous avons déjà examiné dans un article les raisons pour lesquelles la création d’apatrides n’est pas juridiquement impossible, mais pourrait être retoquée par la Cour européenne des droits de l’homme ou la Cour de justice de l'Union européenne. Comme l’explique Mireille Delmas-Marty, l’apatridie est contraire à la Déclaration universelle des droits de l’homme («Toute personne a droit à une nationalité», article 15). Le Pacte ONU sur les droits civils et politiques, ratifié par la France, considère aussi cette dernière comme un droit «indérogeable», même en cas de «danger public exceptionnel».  

La France a signé la Convention sur la réduction des cas d'apatridie, adoptée le 30 août 1961. Elle offre à un pays qui a émis des réserves la possibilité de créer des apatrides «si un individu, dans des conditions impliquant de sa part un manque de loyalisme envers l'État contractant, [...] a eu un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'État». Mais constitutionnaliser la possibilité de créer des apatrides à un moment où partout dans le monde un mouvement, dont fait partie la France, s’attache à réduire leur nombre, apparaît paradoxal à nombre de juristes. Et constitue un sérieux argument juridique pour s’y opposer.

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